Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 2 juin 2011

Jean-Pierre Martinet, de l'utopie à la bérézina


« D’être fatigué, déprimé après la rédaction d’un roman, rien de plus normal : c’est chiant d’écrire, je me rends de plus en plus compte que rien n’est plus pénible et déplaisant. Encore plus quand on a des délais contraignants (mais cela force aussi à travailler, car autrement on a plutôt tendance à ne rien foutre !). C’est vraiment un piège à cons, la littérature : moi, par moments, ça me flanque la nausée, je t’assure (et ce n’est pas de la littérature !). »
        Lettre de Jean-Pierre Martinet à Alfred Eibel, 15 juin 1987.
Ce constat désabusé, désespéré, est celui de l’auteur de Jérôme, roman magistral et stupéfiant qui, dix ans plus tôt, n’a connu qu’un très maigre succès. Jean-Pierre Martinet, depuis quelques années et bien après sa mort, est devenu un auteur culte, révéré par un cercle de lecteurs trop réduit mais enflammé. Son œuvre a été rééditée par les éditions Finitude qui sont également à l’origine de la revue Capharnaüm dont le numéro deux, paru le 19 mai 2011, publie Sans illusions…, lettres de Jean-Pierre Martinet à son ami Alfred Eibel.
En 1979, date du début de cette correspondance, l’auteur de Jérôme et de La Somnolence, qui n’a pas pu accomplir une carrière dans le cinéma comme il le souhaitait, est retourné chez sa mère, à Libourne, où il vivote, attendant d’ouvrir à Tours une modeste librairie. Cet exil est volontaire, mais douloureux. Loin de tout, du microcosme littéraire qu’il exècre mais qui continue à l’intéresser prodigieusement, Jean-Pierre Martinet semble cultiver une solitude à la fois désirée et subie. Ces lettres à son ami, témoignage univoque mettant en lumière la cohérence d’un auteur pour qui écrire est une souffrance vitale, révèlent le désenchantement de cet écrivain extraordinaire dont le talent est méconnu – y compris de lui-même. Pourtant, ses colères laissent place parfois à l’enthousiasme. Plutôt que de parler de lui, il se préoccupe des dernières parutions, des revues littéraires dirigées par des amis et relations, il se passionne pour le polar américain – pour Jim Thompson en particulier -, décrit ses expériences de libraire qui vend plus d’exemplaires de Paris-Turf que de romans, y compris médiocres… et cultive cette amitié de manière touchante.  Cette correspondance livrée par Alfred Eibel trace le portrait d’un homme pessimiste mais fougueux, à l’humour ravageur, en apparence réactionnaire mais, dans le fond, simplement lucide. Souhaitons que ce numéro 2 de Capharnaüm non seulement permette aux admirateurs de l’œuvre de Martinet de découvrir dans ces lettres la sensibilité et l’intelligence d’un homme en révolte permanente, mais encore attire l’attention sur Jérôme, La Somnolence, Nuits Bleues, calmes bières, et sur les autres textes de Jean-Pierre Martinet, aussi génial dans ses romans monumentaux que dans ses œuvres courtes.
Alfred Eibel a eu la générosité de répondre à nos questions sur son ami disparu mais dont l’œuvre - qui n'a rien perdu de sa fougue, bien au contraire -  devrait trouver bien d’autres admirateurs…
  • Alfred Eibel, tout d'abord, j'aimerais savoir comment avez-vous fait la connaissance de Jean-Pierre Martinet?
A.E.: Jean-Pierre Martinet habitait alors rue Scheffer à Paris. Il cherchait à louer un studio moins cher. Le studio en face du mien venait de se libérer. C'est ainsi que nous fûmes voisins de palier. Et c'est ainsi qu'il devint un collaborateur assidu du journal Matulu.
  • Quel est le premier texte auquel vous avez été confronté? Avez-vous immédiatement repéré en lui un auteur d'exception?
A.E.: Ce sont ses articles publiés dans Matulu qui m'ont fait prendre conscience du critique hors pair qu'il était - un passeur, un homme proche de Georges Anex que j'ai bien connu et qui a consacré un article d'une grande pertinence à L'Ombre des forêts publié par La Table ronde, article repris dans le volume intitulé Le lecteur complice de Georges Anex aux éditions Zoé.
  • Comment expliquez-vous la relative méconnaissance de son oeuvre?
A.E.: Je persiste à penser que la critique lit certes avec intelligence mais n'éprouve pas ce que l'on devrait éprouver devant une prose forte, une secousse sismique si l'on peut dire. Jean-Pierre Martinet fut un des premiers à avoir saisi la mélancolie de Henri Calet. Combien sont sensibles à l'oeuvre de Louis Calaferte; combien de critiques perdent pied en lisant le poète Jean-Daniel Fabre si proche par maints côtés de Jean-Pierre Martinet.


 

  • Dans ses livres, nous sommes confrontés de plein fouet à l'humanité mise à nu, débarrassée de ses faux-semblants coutumiers; un dépouillement qui donne lieu à une vision cauchemardesque suscitant une impression de claustration au sein d'un univers quasi-fantastique, voire fantasmagorique. Comment expliquez-vous ce besoin irrépressible de se convaincre de l'irréalité de notre condition?
A.E.: Jean-Pierre Martinet a toujours voulu traverser les apparences( La Traversée des apparences de Virginia Woolf). Voir Paris par-delà les apparences. Martinet a éprouvé le délabrement d'une ville, les fissures. La ville imaginée de Jérôme est un mélange de souterrains dostoievskiens, du Petersbourg de Biely et des fantasmes que peut susciter la station de métro du Châtelet. Il est essentiel de lire Les disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Journal de Novalis dans la version de Gustave Roud aux éditions Mermod. Mais Martinet s'était également attaché à l'oeuvre du poète autrichien Georg Trakl. Dans un monde où rien ne correspond à ce qu'il rêvait, il n'est pas étonnant qu'à chaque levée du jour il ressentait l'inanité de ce qui l'entourait, la frivolité des gens, leurs misérables ambitions, leur résignation. Soulignons l'intérêt que Jean-Pierre Martinet manifestait pour Minuit de Julien Green.
  • L'écriture de JPM semble être placée sous le sceau de la malédiction. En effet, dans les lettres qu'il vous a adressées entre 1979 et 1988 (rassemblées dans le n°2 de la revue Capharnaüm) on entrevoit un écrivain impulsif, qui se refuse à manier la langue de bois, au contraire, s'obstinant à pointer du doigt les fioritures de bon nombre de ses confrères, leurs histoires insipides. Il tire d'ailleurs un constat pour le moins amer: "il n'y a plus aucun combat à mener". Dans Ceux qui n'en mènent pas large, il donne vie à un écrivain raté contraint de jouer les étalons dans un film porno. JPM était-il intimement convaincu que la littérature n'avait absolument plus aucun avenir devant elle? Est-ce pour cela qu'il souhaitait initialement plutôt s'orienter vers le cinéma, qu'il finira par ouvrir un kiosque à Tours, expérience qui lui confirmera que la mise en valeur de la littérature de qualité est peine perdue?
A.E.: Il n'y a plus de combats à mener disait-il, de combats en faveur d'une idéologie. Lire ma préface pour comprendre à quel point Jean-Pierre Martinet était proche de Thomas Bernhardt. Il n'aimait guère les écrivains chics, parfumés de vanité, qui ont leur enseigne suspendue au-dessus de leur échope; ceux qui avancent déjà un pied dans la postérité; ceux qui ne semblent exister que s'ils se retrouvent entre confrères; ceux qui voudraient qu'on dise d'eux qu'ils sont des stylistes. Martinet voyait la littérature de son temps comme autant de boîtes de corned-beef sortant d'une usine. L'avenir de la littérature? Pour quels lecteurs? S'il avait connu l'oeuvre de Jean-Marc Lovay il serait venu lui serrer la main, une main amie. Il aurait fait de même avec le poète Christian Bachelin. Ces écrivains ouvrent une brèche dans les habitudes.
Seule initiative touchant le cinéma. Il a co-écrit avec le poète Yves Martin et l'homme de cinéma Pierre Rissient un scénario tiré de Ceux qui n'en mènent pas large resté à ce jour inédit.
  • Selon vous, comment considérerait-il la littérature d'aujourd'hui? L'abnégation de certains éditeurs confidentiels( citons Finitude qui a eu l'audace de tenter de remettre JPM d'actualité) lui permettrait-il d'envisager une lueur d'espoir, ou au contraire, persisterait-il dans sa conviction que la littérature est vouée à sa perte?
A.E.: Il faut lire Le peuple des miroirs de Jean-Pierre Martinet, recueil d'articles publiés par les éditions France-Univers. Il s'est intéressé entre autres à Gustave Roud, à Philippe Jaccottet, à Rilke, à Caillois, Ernst Jünger et quelques autres si l'on excepte la brochure consacrée à Albert t'Serstevens( Note de la taverne: intitulée Un apostolat d'A. t'Serstevens, misère de l'Utopie, publié en 1975 par Alfred Eibel). Il a préfacé le théâtre de Jean Anouilh pour un club livres de Genève, sauf erreur de ma part. Il n'était pas un lecteur de Céline. Il sentait que la galaxie Gutenberg allait connaître des mutations et peut-être même se fissurer.
  • Pourriez-vous nous révéler si les tiroirs de JP Martinet contiennent encore quelques inédits oubliés? 
A.E.: Il existe encore un gros inédit de Martinet. Mais où peut-il bien se cacher?
 

samedi 14 mai 2011

Dépasser les limites de la nuit : Eduardo Antonio Parra

Figurine Mohica (Musée du quai Branly, exposition Sexe, mort et sacrifice).
  

     Au Mexique, la ville de Ciudad Juárez est posée au bord du Río Bravo face à El Paso, porte d’entrée vers les Etats-Unis. Roberto Bolaño en a fait l’épicentre de la violence et du mal sous le nom de Santa Teresa dans 2666; elle déploie ses tentacules dans un désert creusé de tombes. Plutôt que de la dépeindre sous un soleil implacable qui ne révèle rien, Eduardo Antonio Parra s'immerge dans ses ténèbres comme en un gouffre insondable. Ce recueil de neuf nouvelles, paru en 1996, nous est enfin livré par les éditions Zulma dans une belle traduction de François Gaudry.

      La ville scintille de loin des néons qui trouent  l'obscurité pour y inscrire des signes indéchiffrables : ses contours torturés s'immobilisent dans une solitude angoissante, calme avant la tempête, menace voilée d'obscurité.Des phares s'éteignent, abandonnant les amants à une pénombre qui protège leurs caresses, parfois zébrée d'éclairs menaçants. L'orage éclate et plonge la ville dans les ténèbres.

Edna se précipita à la fenêtre. Sa terreur augmenta lorsqu'elle ne put voir la ville au pied de l'immeuble. L'obscurité était totale. Seule la lumière de deux phares surgissait très loin entre les ombres pour s'éteindre aussitôt. Dans le ciel, la lueur de la lune traversait péniblement le rideau noir des nuages, s'infiltrant çà et là entre des lambeaux qui évoquaient une chevelure vaporeuse.
   "C'est toute la ville, Samuel! Tout s'est éteint! C'était une bombe!"

L'écriture lapidaire  d'Eduardo Antonio Parra installe immédiatement, plus qu'une atmosphère, un climat. L'orage qui s'abat sur Ciudad Juárez matérialise les angoisses, suscite la violence, distribuant les rôles : les bourreaux, des marginaux trompant leur ennui dans les effluves de marijuana, les victimes, des étudiants cherchant le plaisir dans une voiture. Mais il révèle aussi la psychose d'une femme hantée par le spectre du terrorisme; et l'esprit de solidarité d'un gardien d'immeuble invitant un inconnu à passer la nuit à l'abri. De jour, ces personnages seraient insignifiants. La nuit, paradoxalement, les révèle dans leur folie latente, leurs peurs, leurs pulsions, cette Nuit la plus obscure qui occupe dans le recueil une place centrale, et qui constitue une sorte de recueil en miniature, entrelaçant les destins de quatre groupes de personnages qui ne se rencontrent pas tous, mais qui vivent au même moment une expérience singulière les menant au paroxysme ou, au contraire, leur rappelant que la fraternité existe.
Ciudad Juárez, ruelle de nuit.

   Les Limites de la nuit sont en effet atteintes et dépassés dans ces textes liés par l'obscurité. La nuit mexicaine dévoile plutôt qu'elle ne cache, elle déchaîne ce qui le jour reste sous contrôle : la frénésie de sexe et de mort, le désir de vengeance... Les odeurs de la ville exacerbent la passion et le désir, parfois sans objet : l'on désire, mais l'on ne sait quoi. Ainsi l'esprit se soumet au corps qui se laisse emporter au-delà du raisonnable. Les odeurs prennent corps elles aussi, comme si cette nuit devait abolir la distinction entre le palpable et l'immatériel, comme si toute spiritualité devait s'évanouir pour laisser place aux sens et à la substance.

Dehors, elle inspira l'haleine putréfiée de la nuit. Ca sentait la chaleur, la sueur desséchée, les ordures; du sol chauffé pendant la journée montaient des vapeurs grasses. Elle bénit tous ces effluves de la ville : c'était une distraction. 
 Cette nuit fait apparaître un monde en décomposition dans lequel s'exacerbent les pulsions et les sentiments. Ce n'est pas une nuit solitaire, non : elle est peuplée de silhouettes qui se cherchent sans toujours se trouver, comme les contours ondulants de cette danseuse seule au milieu de la piste, attirant tous les regards mais ne s'offrant qu'à un seul, celui que la lumière place justement hors de la vue des autres... Et l'homme qui la désire se perd seul dans la pénombre de ce Nocturne fugace de Monterrey, à la brièveté incisive et désespérée. Les fulgurances de cette nuit scintillante s'estompent et disparaissent. Reste "un immense cimetière" dans lequel s'enfonce l'homme solitaire, comme en "une tombe étroite et millénaire".
C'est aussi un monde paradoxal où le jeu s'allie à la souffrance, le plaisir à la mort. Même la vengeance s'accomplit dans une exultation presque sensuelle - le coup fatal se fond en une accolade pleine de tendresse, dans la nouvelle qui inaugure le recueil, Le Serment. Le jeu sexuel aussi est inséparable du désir de mort, dans une recherche effrénée du dépassement des limites. Le Plaisir de mourir,  deuxième nouvelle, plonge le lecteur au coeur des ébats d'un couple qui ne peut exister que dans la quête de cet au-delà qui mêle sexe et sang, orgasme et mort.

Lui reste-t-il quelque chose à expérimenter? Il cherche une réponse. Dans son sommeil, la femme émet un bruit, mais Roberto n'y fait pas attention. Oui, il y a une chose qu'il n'a pas expérimentée. La seule, celle qu'il pourrait considérer comme son chef-d'oeuvre : le plaisir de la mort.
Mourir... rien que d'y penser, il est excité comme jamais. Mais ce n'est pas le mystère de la mort qui l'intéresse, le doute éternel sur ce qu'il y aura de l'autre côté, la spéculation sur l'autre monde, la réincarnation, le paradis, l'enfer. Non. L'intérêt tient au fait de mourir, au plaisir qui submerge sûrement cet instant de transition.

   La mort guette à chaque instant. Elle est un but ou une conséquence de cette folie qui naît la nuit. Parfois elle échappe à celui qui la désire, moment de grande déception. On pense à Pedro Páramo de Juan Rulfo, où la frontière entre la vie et la mort s'abolit. Pourtant, ce qui chez Rulfo relève du réalisme magique s'ancre ici dans une évocation réaliste du monde. Le rêve, dans l'oeuvre de Parra naît de l'impossibilité d'atteindre l'autre, la véritable relation ne s'établissant que dans l'imaginaire, même si celui-ci ne la pare d'aucune féérie. Ainsi, chaque personnage est renvoyé à sa solitude et à sa disparition, dans un monde désespéré où personne ne semble trouver sa place, que ce soit dans une chambre, dans un bar, dans une ruelle ou au fond d'un puits. En refermant le livre, demeure l'impression paradoxale d'avoir été plongé dans un grand roman, les destins éclatés de ces êtres sans ancrage se rassemblant pour dessiner les contours d'un monde hostile que l'on souhaite quitter, mais sans connaître sa destination : le Río Bravo, frontière vers un autre univers, ne se traverse pas si facilement...



Eduardo Antonio Parra, Les Limites de la nuit, traduction de François Gaudry, Zulma, 2011

Eduardo Antonio Parra a obtenu le prix Antonin Artaud 2009 pour ce recueil.

Et puis, comme toujours, la pertinente analyse de Nikola sur Paludes (je me suis interdit de l'écouter avant...)



jeudi 28 avril 2011

Les atopies d'Eric Bonnargent

        Aujourd'hui paraît aux jeunes et dynamiques éditions du Vampire Actif le premier livre d'Eric Bonnargent, dont le blog, Bartleby les Yeux Ouverts (aujourd'hui mis en sommeil mais que ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de découvrir pourront visiter en suivant le lien proposé dans mes "amis de toile" - il y a conservé les entretiens réalisés), est une référence en matière de chroniques littéraires sur le web. Atopia, petit observatoire de littérature décalée est un ouvrage singulier, dans lequel l'auteur nous livre un regard extrêmement personnel sur des oeuvres disparates qu'il confronte dans un dialogue qui dépasse les frontières habituelles du temps et de l'espace. Ainsi se répondent des textes qui s'inscrivent tous dans la notion d'atopie, un non-lieu qui permet au lecteur de trouver sa place dans le mouvement de la création littéraire.
       Eric Bonnargent a accepté de répondre à quelques questions qui nous permettront de mieux comprendre sa démarche, et je l'en remercie de tout coeur.


-          Comment est né le projet « Atopia » ? A force de lire et de défendre les œuvres écrites par d’autres, as-tu eu envie de devenir un auteur toi aussi ?
Si, par la force des choses, je suis bien un auteur, je ne le suis pas au même titre que ceux sur lesquels j’écris. Eux, sont de vrais écrivains, leur domaine est celui de la fiction et ils créent des univers qui leur sont propres. Sans eux, ce Petit observatoire n’existerait pas. Je ne fais que de la critique, c’est-à-dire que mon objectif est de présenter des univers, de mettre en valeur des œuvres, soit pour inciter à s’y intéresser, soit pour mettre en relief ce qui s’y joue. Je me considère donc plutôt comme un passeur. Bien entendu, je revendique une certaine subjectivité et c’est cette dernière qui est à l’origine de ce projet. Sans vraiment le vouloir, se dégageait de mes lectures, un thème, l’atopia, qui leur conférait une certaine unité. Il y avait donc une cohérence entre mes chroniques et une amie, poète et traductrice, Blandine Longre, m’a suggéré l’idée d’en faire un livre. J’ai alors commencé à y penser.

-           Ton blog, Bartleby Les Yeux Ouverts, a fourni une partie du matériau littéraire que tu proposes dans Atopia. Quelle différence essentielle vois-tu entre l’écriture de chroniques pour internet et le travail que tu as mené en vue de la publication d’Atopia ? Qu’est-ce qui a présidé à tes   choix ?

L’écriture sur un blog et l’écriture d’un livre sont, en tout cas pour moi, deux choses très différentes. Lorsque j’écris un article pour un blog, je m’applique certes, mais les enjeux ne sont pas les mêmes. Sur internet, un article publié est lu pendant quelques jours et est ensuite relégué dans les limbes de Google d’où quelques esprits curieux viendront peut-être et plus ou moins par hasard le tirer quelques minutes. C’est peut-être idiot, mais le papier a ce que Walter Benjamin appelait une « aura », d’où, probablement, ma réticence face au livre électronique. Le livre reste, il est là, solide. Peut-être ai-je un vieux fond mystique, réac diront certains, mais le papier est sacré. L’écriture ne peut donc pas être envisagée de la même façon. C’est pourquoi ceux qui ont lu mes chroniques sur internet n’auront pas l’impression de les relire. Atopia est constitué dans sa majeure partie de chroniques, trente exactement, mais elles ont été totalement réécrites et parfois même repensées pour assurer à mon propos une certaine cohérence. Le souci de cette dernière m’a d’ailleurs empêché de parler de livres que je considère comme des chefs-d’œuvre, mais qui ne trouvaient pas leur place dans l’ensemble. Je pense, par exemple, au Tunnel de William Gass. Comme mon objectif était aussi de mettre en valeur des livres récents et inconnus du grand public, j’ai choisi de ne pas parler de grands auteurs comme Franz Kafka, Samuel Beckett ou Ernesto Sabato. Pour être complet, il aurait fallu que ce livre fasse quelques milliers de pages ! J’ai tenté d’établir un équilibre entre écrivains reconnus et inconnus. Comme pour m’excuser, j’ai placé en exergue de chaque chapitre une citation extraite d’une œuvre qui, à mon sens, aurait été susceptible de figurer dans ce livre.


-           Peux-tu nous expliquer le concept d’Atopia ? Je sais que tu le fais brillamment dans le préambule qui ouvre ton livre,  mais le terme peut sembler obscur à certains…

Il est normal que ce terme paraisse obscur : il s’agit d’un mot grec bien difficile à traduire que je suis allé chercher chez Platon. L’atopia est l’une des rares caractéristiques que Socrate accepte qu’on lui attribue. Le « a » est privatif et « topos », en grec, signifie lieu. L’atopia désigne donc le sentiment d’étrangeté que l’on peut ressentir face aux autres et au monde. C’est être en décalage avec la réalité. On pourrait comparer cette impression d’étrangeté à ce que l’on ressent lorsque l’on a une sensation de « déjà-vu ». On voit les choses, mais on a l’impression d’être en décalage avec elles, d’être là sans y participer. L’atopia n’est cependant pas éphémère, au contraire, elle est constitutive de notre être et de notre rapport au monde et naît d’une reconnaissance de sa propre individualité. Ce qui paraissait évident ne l’est plus et, au lieu de vivre au même rythme que les autres, on se tient en retrait, on cesse d’agir et on se met à penser le monde, à s’interroger sur la place qu’on y occupe. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce sentiment d’être unique entraîne plutôt un malaise et c’est ce malaise qui caractérise les personnages de tous les grands romans que j’ai pu lire. Exister ne va plus de soi. Certains, comme le Marcello Clirici d’Alberto Moravia, ne peuvent supporter cela et consacrent leur vie à tenter de se conformer à l’ordre établi.
Maître des Cassoni Campana, Thésée et le Minotaure, v. 1510-1520

-          Tes chroniques ici rassemblées posent un regard acéré sur une littérature qui n’est pas toujours consensuelle ; beaucoup des auteurs que tu évoques sont considérés comme confidentiels. Qu’est-ce qui te conduit vers un livre ? D’autant que dans Atopia, tu opères des rapprochements à la fois hardis et subtils… De l’inattendu naît parfois l’évidence.

Le consensus se réalise bien souvent dans la médiocrité ; il n’y a qu’à voir les palmarès des ventes de livres en France et à l’étranger. Il faut, je crois, distinguer une littérature de grande consommation qui permet de se distraire et une littérature plus exigeante, plus difficile, une littérature qui nécessite des efforts de la part du lecteur. Seule cette dernière est un art. Sébastien Doubinsky est certes un écrivain que tu qualifierais de confidentiel et pourtant ses qualités d’écrivain sont si supérieures à celles d’Anna Gavalda qu’il serait tout simplement impossible d’établir la moindre comparaison. Le politiquement correct, obsédé par un pseudo-égalitarisme démocratique, répugne à établir cette discrimination dans le champ littéraire alors qu’il l’accepte pour le cinéma, par exemple. La popularité d’une œuvre n’est pas une preuve de sa qualité. Bienvenu chez les Ch’tis a connu un énorme succès. Qui oserait cependant comparer Dany Boon à François Truffaut ? Bref, ce que je veux dire c’est qu’il n’y a finalement aucun rapprochement hardi. Il est vrai que je parle d’écrivains reconnus du grand public, comme Ionesco ou Jorge Luis Borges, d’écrivains en passe de l’être, comme Cormac McCarthy ou Roberto Bolaño et d’écrivains connus des seuls amateurs, comme B.S. Johnson ou Vénédict Erofeiev, mais il y a quelque chose qui les réunit et qui a la force d’une évidence : ce sont tous de très grands écrivains qui ont un style et une vision du monde singuliers. C’est cela qui m’attire dans un livre : l’expérience de la singularité.


-          De ton livre se dégage un regard particulier sur la littérature d’aujourd’hui (en relation avec des auteurs plus anciens), mais aussi sur l’acte de lire. C’est un livre de lecteur, ce qui m’intéresse prodigieusement comme tu l’imagines. Revenant sur le concept d’ « atopia », ta conclusion place cette activité dans un non-espace, entre le réel et le rêve, l’isolement et la communion. Les auteurs que tu as choisi d’évoquer répondent-ils de manière particulière à cette interrogation ?

La lecture occupe une très grande place dans ma vie, et, à en croire mes proches, peut-être une trop grande place. Il est vrai que la lecture est une activité solitaire. Comme tu le dis, la lecture n’isole pas, elle nous place dans un non-espace intermédiaire entre le réel et l’imaginaire, elle nous rend atopos. Exister, c’est être prisonnier d’un ici et d’un maintenant, c’est être réduit à cette place que j’occupe et à l’époque à laquelle je vis. La lecture permet de détruire nos limites spatio-temporelles. Je n’aurais peut-être jamais l’occasion d’aller au Zimbabwe, je ne suis jamais allé en Colombie, mais en ayant lu Dambudzo Marechera et Fernando Vallejo, je connais sans doute mieux ces pays qu’en y ayant passé quinze jours en touriste. De la même façon, dans notre vie, nous rencontrons un certain nombre de personnes, plus ou moins intéressantes, souvent moins. En prenant un livre, je rencontre des gens passionnants qui, parce qu’ils n’ont jamais existé, condensent un maximum d’être. En lisant Madame Bovary, par exemple, j’en apprends beaucoup plus sur la bourgeoisie provinciale que je pourrais en apprendre dans la réalité. Comme beaucoup, j’ai la chance de n’avoir jamais connu l’horreur des camps, mais en lisant Si c’est un homme, je peux comprendre ce qui s’y est passé, beaucoup mieux qu’en lisant un livre d’histoire. Les livres dont j’ai choisi de parler sont de grands livres parce qu’après les avoir lus, on est plus à même de se connaître et de comprendre le monde et les autres. Seul le détour par la fiction permet cela.
Piranesi, Prisons imaginaires, 1749-1761

-          Je pense à un écrivain cher à ton cœur, Enrique Vila-Matas, qui semble avoir fait de l’atopie un aspect essentiel de l’œuvre littéraire. En quoi cette œuvre qui naît et se construit sous nos yeux peut-elle nous influencer, nous faire évoluer en tant que lecteur, auteur, humain ? Faut-il disparaître à soi-même et devenir autre pour entrer dans une œuvre? En fait, lire, est-ce essayer de devenir un autre que soi-même ?

Oui et non. Le temps de la lecture, nous sommes un autre. Mais lorsque le livre se ferme, nous redevenons nous-mêmes, mais transformé. C’est d’ailleurs un bon moyen de savoir si nous avons lu un grand livre ou non. Si en le refermant nous sommes toujours le même, si le livre que nous venons de lire ne transforme pas notre manière d’être ou de penser, il s’agissait d’un mauvais livre. A moins, bien entendu, que nous soyons un mauvais lecteur ! Lire, c’est chasser celui que nous étions. C’est sans doute ce qui est en jeu dans l’œuvre de Vila-Matas. Dans le Voyage vertical, dont je parle, Mayol disparaît, fait de la disparition un art. Il commence à disparaître à 70 ans, lorsque, suite à son divorce, il prend conscience de sa singularité. Cette prise de conscience le conduit à lire. Lire lui donne l’envie de disparaître. Mayol n’a pourtant pas disparu. C’est l’ancien Mayol qui a disparu, le catalan catholique et nationaliste qui a fondé les Assurances Mayol. La lecture est une chrysalide qui fait de nous un être nouveau.


-          Comment as-tu vécu cette aventure en compagnie de Karine Cnudde et de Hugues Beseeau ? T’a-t-elle changé ?
Je ne sais pas si elle m’a changé… Il est peut-être trop tôt pour le dire. Sinon, tout s’est merveilleusement passé. Karine et Hugues lisaient mon blog et m’ont un jour envoyé en service de presse §iamoises de Patrick Dao-Pailler, le premier roman qu’ils publiaient au Vampire Actif. J’ai trouvé ce livre excellent et j’ai immédiatement écrit un article. Et puis voilà. Nous échangions quelques mails, jusqu’au jour où m’est revenue à l’esprit l’idée suggérée par Blandine Longre. Je l’ai proposée à Karine sans y croire, juste pour me dire que bon, au moins, j’aurais essayé. A ma grande surprise Karine en a parlé à Hugues et tous les deux se sont montrés enthousiastes… Ce sont deux personnes formidables, érudites (bien plus que moi) et passionnées, au point de consacrer leurs nuits au Vampire actif alors qu’ils ont d’importantes responsabilités pendant la journée.

-          Et, pour finir, es-tu A.C.R. ? Sa préface est magnifique…
Ah… Je ne peux pas répondre à cette question… Je me suis déjà exprimé dans une revue espagnole (ICI), mais je ne veux pas en rajouter. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y a un lien entre Antoni Casas Ros et moi. Les lecteurs que cela intéresse le comprendront peut-être en lisant Les Chroniques d’une révolution qui sort chez Gallimard en septembre prochain…



Vous pouvez lire les chroniques d'Eric Bonnargent et de Marc Villemain sur leur site L'Anagnoste.

vendredi 15 avril 2011

Se tenir là, dans l'ombre : Forêts Noires de Romain Verger .

Aokigahara Jukai

   Chacune des oeuvres de Romain Verger est un voyage étrange, où l'humain s'affronte ou se fond à la nature, se perd, se métamorphose pour mieux se retrouver, fusionnant avec les éléments qui l'absorbent et se l'approprient. Forêts Noires se trouve au confluent de plusieurs lieux, de plusieurs temps, comme son narrateur, un biologiste envoyé malgré lui en mission dans un village reculé du Japon. Ici les eaux mortes du  lac se chargent des vapeurs soufrées d'un volcan qui sommeille, ce Fuji-Yama à la silhouette faussement familière; l'humidité semble dissoudre une forêt, Aokigahara Jukai, qui s'enfonce dans la moiteur de la terre. Ce dédale d'arbres morts ou en putréfaction appelle l'homme, comme il a attiré de tout temps les autres hommes du village que la forêt  a engloutis, mêlant les racines de ses arbres fantomatiques aux dépouilles humaines, en un gigantesque et secret ossuaire. Il choisit comme guide Shintaro, l'un des seuls villageois rescapés, sans doute parce qu'il est un homme-forêt, sa silhouette s'intégrant au sombre paysage pour en maintenir l'équilibre :

Fidèle, Shintaro était là, assis sur le perron, planté à l'égal du volcan, depuis des millénaires peut-être. Shintaro devenu partie prenante du tableau, indispensable à la composition paysagère et à l'harmonie de l'estampe, comme l'était la forêt ou le volcan. Homme posé en vanité au pied du mont Fuji, aux flancs barbés de brume.

L'oeil de Shintaro reflète le paysage, chaque vaisseau est le souvenir d'un sentier; oeil-labyrinthe dans lequel le narrateur est prêt à se perdre, renonçant pour cela à la douceur de la peau d'Hatsue, compagne voluptueuse dont les courbes épousent les mouvements du terrain, accueillant les caresses avec une douceur parfois inquiétante - s'ouvre-t-elle à lui ou à son mari disparu? Chaque être est un paysage sous l'égide menaçante du Fuji-Yama; chaque homme, chaque femme semble aspiré dans la contemplation inquiète du volcan presque endormi. Hatsue guette-t-elle le retour de son mari englouti par la forêt et devenu fantôme la hantant pendant l'amour? Le regard de Shintaro se pose impénétrable sur cet entrelacs, gardien d'une nature énigmatique et mortifère où la terre magmatique se mêle à l'eau noirâtre et aux vestiges d'un brasier mal éteint. Entrer dans cette forêt, c'est accepter de glisser entre les morts, de fouler aux pieds les restes décomposés de ceux qui s'y sont pendus, des cadavres éventrés dont les entrailles amalgamées à l'humus imprègnent l'air d'odeurs méphitiques. L'obscurité se referme sur lui et sur le villageois enraciné dans l'infâme terreau bouillonnant.

Mervyn Peake, The Ancient Mariner

   A ce moment le récit se dédouble; la fin nous ramène au commencement de tout, à cette énigme de  l'enfance dont la mémoire naît des eaux noires du lac, comme une brume qui s'installe et voile le présent. Le Japon s'efface; seuls en subsistent quelques éclats, pages arrachées qui s'interposent entre les différents souvenirs et qui, petit à petit, les relient et les rattachent au temps de la narration. Ainsi alternent le passé et le présent, dans une cohérence qui se construit mais qui ne révèle rien de ce qui doit rester un mystère. Chaque épisode constitue un récit à part entière, mais les souvenirs ne s'égrènent pas, ils semblent surgir de la douleur vécue et à venir. En effet, l'enfance n'est pas un heureux temps, "ombre qui vient à moi avec tout ce qu'elle porte, en soi, de ténèbre intérieure plus vaste qu'elle-même" (Claude Louis-Combet, Figures de nuit, cité en exergue de Forêts Noires). Le narrateur ne cherche pas à ressusciter le souvenir : celui-ci s'impose à lui, reflété par la surface miroitante des eaux qui baignent la forêt. La mort, ici, n'est pas séparation, elle crée un pont entre les différents temps, les lieux qui, si disparates qu'ils soient, sont toujours liés à la pénombre de la forêt. Ce dédale semble dessiner les méandres de l'inconscient; les repères habituels de l'enfance - une salle de classe, une cour d'école, le jardin de la propriété d'une grand-mère, loin d'être rassurants, entraînent la mémoire vers d'angoissantes dérives. D'ailleurs, celles-ci s'imposent, donnant à la réminiscence sa sinistre harmonie. Comme Aokigahara Jukai, l'enfance est le terreau dans lequel s'ancre la mort.
Mervyn Peake, Life in death


   Celle-ci prend chair, s'incarne; elle fait d'une personne familière un mannequin de cire, d'un inconnu mort de froid un compagnon familier; elle s'apprivoise, à tel point qu'elle semble parfois plus rassurante que la vie. Elle fige les traits un instant, arrête le temps dans sa fuite éperdue, et pourtant, comme dans cette forêt japonaise, elle est source de vie, des bulles gazeuses remontent à la surface des eaux, les matières fusionnent en explosions de magma et de gaz... Le dédale boisé de Meaulnes, surgi du passé, n'est pas le lieu du rêve : n'y naissent que des visions cauchemardesques.  Griffures profondes, massacres sanglants jalonnent les étranges vagabondages initiés par Vlad, camarade d'école qui se repait du sang de ses disciples, et que le narrateur retrouve plus tard, vampire ou Actéon séduisant, vainqueur de la meute. Ces bacchanales le conduisent aux sources de la vie, à ce sang chaud dont il s'abreuve à son tour, en un rituel de vie et de mort.

Le sang me brûlait la trachée. Chaque gorgée me consumait d'un plaisir arriéré, charriait un flot de visions incultes et de réminiscences : l'immense dos de Vlad tout flagellé de ronces et le torrent qui déferlait. C'étaient d'étranges rites propitiatoires où des mains enduites de sang marquaient les écorces et caressaient les feuilles. L'ivresse m'inondait, celle des holocaustes, des chairs immolées. Sous ma poitrine, je sentais la bête haleter comme l'agneau, et mon coeur se calquer sur son rythme, de brèves trépidations de chair que scandait mon hoquet.


   L'écriture de Romain Verger, précise et poétique, fait naître une mythologie à la fois énigmatique et familière. Forêts Noires, méditation onirique et troublante, nous interroge sur notre être, matière et esprit, sur notre rapport au monde, aux éléments dans lesquels nous sommes destinés à nous fondre en un mouvement incessant, dans l'inquiétude, notre destin.

 
Forêts Noires a suscité de nombreuses chroniques et interviews,  auxquelles vous pourrez accéder par le beau site de l'auteur.
Je me permets de vous renvoyer à deux d'entre elles, non par copinage (quoique...) mais parce qu'elles sont de grande qualité, comme d'habitude chez Edwood et Nikola :

   


lundi 28 mars 2011

Anselm Kiefer : l'oeuvre d'art, "mémoire sans souvenir"? Exposition au musée Würth à Erstein.

Anselm Kiefer, Der Engel, 1976-1978, collection Würth, photo personnelle        


                                                              Cette chronique est dédiée à Claude Chambard qui a supporté avec patience mon enthousiasme débordant pendant cette visite...        
Au bleu qui cherche encore son oeil je bois le premier.
Je bois aux traces de tes pas, et je vois :
tu roules entre mes doigts, perle, et tu grandis.
Tu grandis comme ceux que l'on oublie.
Tu roules : le grêlon noir de la mélancolie
tombe dans un linge, de signes d'adieu tout blanchi.
   Paul Celan, Pavot et Mémoire, Christian Bourgois Editeur, traduction Valérie Briet, 1987

   Silhouette noire sur un ciel sombre et menaçant, ailes zébrées de flammèches, l'Ange de l'Histoire se penche sur une humanité à bout de souffle, presque détruite. D'un geste protecteur il tente de sortir de l'ombre les victimes, ceux que la Catastrophe a réduits en cendres mais dont la mémoire ne doit pas disparaître... Vision prémonitoire associée par Walter Benjamin à une oeuvre de Paul Klee - Angelus Novus, l'ange tourmenté renaît dans cette oeuvre tragique et pourtant illuminée d'une clarté diffuse, accueillant les visiteurs de l'exposition "Anselm Kiefer dans la collection Würth" visible à Erstein jusqu'au 25 septembre 2011.

Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé.
Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer.
   Walter Benjamin, "Angelus novus" in Thèse sur la philosophie de l'histoire, Denoël, 1971

   S'engage alors un voyage à rebours dans l'oeuvre de Kiefer, dont les travaux sont présentés dans une chronologie inversée. Approche déroutante, mais qui, finalement, rend hommage à une pensée puisque, comme Chlebnikov, poète russe auteur d'une théorie de l'histoire cyclique plutôt que linéaire, l'artiste imagine que les germes des catastrophes à venir existent déjà dans celles du passé.

A. Kiefer, Velimir Chlebnikov Seeschlachten, 2005, collection Würth, photo personnelle

   Le travail d'Anselm Kiefer se fait passage, traverse tous les seuils, en résonance avec les interrogations qui marquent les consciences depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Tout le monde conserve à l'esprit la question d'Adorno, souvent simplifiée dans la formule : "Peut-on écrire après Auschwitz?" La confrontation avec les oeuvres de Kiefer plonge le visiteur au coeur de ce lancinant problème. L'artiste le rend témoin de son cheminement intime, douloureux, né d'une culpabilité involontaire : en effet, né juste à la fin de la guerre dans le Bade-Wurtemberg, il cherche le moyen de conserver ses racines germaniques tout en reniant leur appropriation par le national-socialisme. Parfois, la méthode est brutale. Témoin en est cette série d'oeuvres picturales et photographiques dans lesquelles il se représente faisant le salut nazi en divers lieux, en France ou devant le Colisée à Rome par exemple. Au-delà de la provocation l'on peut lire dans ces Heroische Sinnbilder une volonté de comprendre, même si cela semble impossible, ce qui a pu conduire tant de personnes à accepter ces règles barbares, tout en ridiculisant ce geste dépourvu de sens et reproduit de manière isolée.

A. Kiefer, Heroisches Sinnbild III, 1971, collection Würth, photo personnelle



Kiefer reconnaît son appartenance au peuple allemand, s'interroge sans doute sur son attitude s'il était né une vingtaine d'années plus tôt, et en profite pour détruire toute connivence avec cette période que pourtant il s'interdit d'oublier en la fixant à jamais sur divers supports, albums photos ou toiles. A ce moment le judaïsme prend une place considérable dans son oeuvre; il s'intéresse de près à la Kabbale dont il intègre de plus en plus d'éléments dans ses travaux. Un lien étroit s'établit avec l'oeuvre d'un poète qui habitera désormais de manière durable, évidente et émouvante les toiles de l'artiste : Paul Celan qui, de seuil en seuil, nourrit ses textes de la culpabilité du survivant, de l'hommage rendu aux victimes, de l'impossibilité de survivre dans un monde qui a rendu possible cette catastrophe.

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit
Nous te buvons midi et matin nous te buvons le soir
nous buvons nous buvons
Un homme habite la maison tes cheveux d'or Margarete
Tes cheveux de cendre Sulamith nous creusons
une tombe dans les airs on n'y est pas couché à l'étroit
   Paul Celan, Fugue de mort, in Pavot et Mémoire (op.cit.)

A. Kiefer, Dein goldenes Haar, Margarete, 1981, id.


Comme Celan, Kiefer inscrit son oeuvre à la fois dans une cosmogonie - il s'inspire de toutes les mythologies fondatrices de notre civilisation, qu'il a étudiées de manière approfondie, car son travail est aussi celui d'un érudit - et au sein de la nature. Ses toiles sont vivantes, végétales et minérales; il les a souvent soumises à l'air qui oxyde, à l'eau qui altère, à la poussière, à l'érosion. Ainsi le monde marque son empreinte dans ces tableaux souvent gigantesques, offrant au regard d'innombrables chemins, invitation à un voyage infini aussi bien dans le passé que dans l'avenir... L'univers entier y est embrassé, d'étoile en grain de poussière, de branche en brin de paille; Yggdrasil y est un fagot d'où naissent tous les arbres et tous les mondes; pigments et terre se mêlent en des sillons mythiques; Margarete se fond à Sulamith, les sillons, tels des rails, menant à l'anneau ou à l'ultime destination. Les constellations veillent sur un sol meurtri, écorché, parfois couvert de neige mais aux blessures toujours visibles...

A.K., Das letzte Fuder, 2007, id.

      Exploration d'une oeuvre à la fois monumentale et intime qui se fait le témoin d'un questionnement perpétuel embrassant tous les territoires de l'âme et de la conscience, la visite de cette exposition est bouleversante. Anselm Kiefer nous associe à son travail de deuil mais aussi de connaissance; l'absence presque totale de représentations humaines (excepté l'artiste lui-même dans ses Heroische Sinnbilder et des personnages de la mythologie) n'exclut pas l'humanité, à laquelle se substitue le spectateur - qui devient acteur. Extérieur à la toile, il se trouve cependant placé à son point d'origine, ce qui l'engage immanquablement dans une réflexion personnelle. Kiefer ne souhaite pas imposer une interprétation, c'est au visiteur de  trouver son chemin dans cette cosmogonie ancienne et nouvelle. A la sortie, son regard est attiré par une bibliothèque de plomb, renfermant des livres aux pages cornées, aux silhouettes torturées, lourds d'un savoir collectif et mystérieux, dont les pages restent à écrire. Ainsi cette oeuvre se trouve-t-elle au seuil du passé et de l'avenir, emplie de la mémoire du monde mais ouverte à tous les possibles qui en naîtront. 

     Z.I Ouest
Rue Georges Besse BP 40013
67158 ERSTEIN
Tél : +33 (0)3 88 64 74 84
Fax : +33 (0)3 88 64 74 88


jeudi 3 mars 2011

Odeurs de sainteté : Gabriel Báñez, La Vierge d'Ensenada



                                                                             
Dis à tes
doigts qui t'accompagnent
jusque dans les gouffres, combien
je t'ai connue, combien je t'ai
poussée loin dans les profondeurs, où
mon rêve le plus amer
a de coeur couché avec toi, dans le lit
de mon inarrachable nom.
Paul Celan, Renverse du souffle, traduction J.-P. Lefebvre, Seuil, 2003

   L'oeuvre de Gabriel Báñez, immense auteur argentin trop tôt disparu se dévoile progressivement au lecteur francophone, grâce aux éditions de La Dernière Goutte dont j'ai déjà parlé ici . Après Les enfants disparaissent, magnifique méditation sur le temps, l'enfance, l'irrémédiable disparition de l'innocence, Christophe Sedierta et Nathalie Eberhardt inscrivent à leur beau catalogue un roman extraordinaire, publié à l'origine en 1998 : La Vierge d'Ensenada.

  
   Ici, le centre du monde est une petite ville d'Argentine, Ensenada, partido de la province de Buenos Aires, posée au bord de l'océan. Port d'arrivée mais aussi point de départ, elle fourmille d'une population cosmopolite   qui s'active de manière désordonnée autour de l’église Notre-Dame, mais aussi sur les docks et dans les quartiers mal famés où  se croisent marins, malfrats et prostituées, miséreux chassés de leur pays d'origine par les diverses dictatures qui naissent en Europe en ce début des années Trente. A l'image de l'Argentine, Ensenada se peuple au gré des navires qui y déversent leur flot de malheureux, Croates, Grecs, Turcs, Italiens, Allemands et ... Belges, comme Sara Divas et son père, un veuf, qui fuit l'antisémitisme et espère vendre des chapeaux. Le mouvement y est incessant, le tangage des coques des bateaux amarrés dans le port se transmet à toute la ville qui semble incapable de se figer ni d'offrir à ses habitants de hasard une quelconque stabilité. Même la figure paternelle ne résiste pas à cette impermanence : l'échec de son négoce  - dû à l'impossibilité de se faire comprendre : en effet, il ne parle pas l'espagnol - oblige Sara à chercher ailleurs l'équilibre auquel elle aspire.
Tous les hommes se font d'eau.
Cette phrase un peu sibylline s'impose à elle immédiatement, et ne la quittera plus. Fuyants, inconstants, ceux-ci peuvent-ils offrir un appui, à la petite fille de neuf ans qui erre dans les rues de la ville peuplée de migrants? Ainsi commence la quête de Sarita : celle d'une langue - elle veut oublier le français qui lui est odieux, mais aussi celle d'un lien humain, solide et subtil, stable et évanescent comme l'amour. Guidée par les odeurs, les voix qui murmurent de douces prières dans un idiome qui lui est encore inconnu, babillage mêlé de prières, elle parvient en un lieu qui deviendra son repère : l'église Notre-Dame de la Merci, dont le prêtre, Bernardo Benzano, la recueille. En lui elle ne reconnaît pas un père, mais, malgré son jeune âge, un homme aux beaux yeux gris et à la tête de marin. Entre eux se crée un lien qui tient autant de l'esprit et du coeur que d'une sensualité interdite mais qui se matérialise avec fugacité, comme les parfums à la composition desquels il l'initie :
Benzano lui enseigna les rudiments de la parfumerie artisanale et l'incita, par l'étude des essences de fleurs et de racines, à tenter de découvrir l'odeur de la sainteté. Elle passait des journées entières à distiller les extraits, à classer les pollens, et lorsqu'enfin elle se sentait sur le point de faire une découverte, elle enfermait le parfum dans de petites fioles de Funchal en verre bleu et filait se soumettre au verdict du prêtre. Benzano se penchait, ôtait le bouchon et, tel un oenologue du divin, plissait les yeux et laissait le parfum se répandre dans l'atmosphère. Il pouvait rester dans cette extase olfactive de longues minutes, des heures même : après s'être emparée des sens, la marée céleste inondait ensuite la mémoire en des recoins inexplorés, disait-il. C'est ainsi qu'il fallait savourer ce parfum. Ne pas se contenter de le respirer. Pour le sentir il fallait voyager. L'odeur de la sainteté était si rare et si sauvage qu'elle menait à l'innocence, un lieu, pensait Benzano situé quelque part entre les genoux et la ligne de flottaison de l'enfance.
Photo personnelle, musée Unterlinden

    Le parfum, fragile équilibre, rencontre immatérielle entre les sens, le mysticisme, la pureté de l'enfance, se grave dans le souvenir où il laisse une empreinte indélébile, plus qu'un corps, plus que la matière. Les fragrances éthérées de rose, de fleur d'oranger, de verveine, de genévrier se substituent aux caresses, aux effleurements, au contact des corps. Pour Benzano, le souvenir de la femme survit dans la mémoire d'une odeur, comme l'effluve sirupeux du corps d'une prostituée qu'il ne peut oublier.  Entre l'homme et la petite fille l'esprit installe un lien qui ne se concrétise que de manière éphémère, telle l'apparition qui se produit un jour : la Vierge, figure maternelle aux yeux tristes, lui est révélée. Preuve de son innocence – un thème très présent dans l’œuvre de Gabriel Báñez – elle est aussi la manifestation d’une féminité, car cette Vierge s’incarne ensuite en une femme, une prostituée que le prêtre et l’enfant surprennent en plein ébat avec le père de Sarita, et que le lecteur identifiera plus tard à Eva – Evita, prostituée avec laquelle Benzano entretient lui aussi une liaison. La Vierge est la femme, elle se fait chair ; l’erreur de Sara est aussi celle de tout le peuple argentin qui a pu voir en Evita Perón une figure angélique. Ainsi, la petite fille ne discerne pas le mal là où il se trouve ; cette pureté peut se communiquer à son entourage. Mais peut-elle survivre à l’irrémédiable fuite de ce temps bienheureux de l’enfance ? Les miracles font long feu. Comme les parfums s’évaporent et meurent, les liens qui se sont créés ne peuvent subsister au temps. L’amour filial qu’éprouve le prêtre pour l’enfant se mue en désir. Refusant de s’y livrer, il tente d’éloigner l’adolescente en la confiant à La Soupe de l’Enfant, une œuvre de charité à laquelle elle ne cesse d’échapper pour retrouver celui qu’elle aime.
Ushuaïa

      L’univers dans lequel se meuvent Sara et Bernardo est inconstant. Ensenada, petite ville tentant de prospérer à l’ombre de Buenos Aires, est comme un monde en réduction : on y parle toutes les langues, on les oublie aussi ; s’y rencontrent tous ceux qu’ont chassés de leurs pays les désordres politiques. Eva, la Vierge – prostituée, est l’épouse d’un certain Joseph Broz que le lecteur reconnaîtra ! Le roman fantasme l’Histoire qui s’entrecroise aux destinées individuelles, fondant une mythologie commune, tant se ressemblent les cataclysmes endurés par tous les peuples. La Vierge veille sur un monde en proie au malheur, aux guerres, aux dictatures existantes ou naissantes… L’amour ne peut s’y épanouir, tant chacun est conscient du rôle qu’il doit jouer. Le prêtre qui aspire à la sainteté, qui note scrupuleusement toute manifestation miraculeuse dont il est témoin, ne peut s’empêcher d’être emporté par la passion qu’il éprouve pour Sara. Il tente d’en dévier le cours en s’abandonnant à la sensualité de sa relation avec Eva, puis en s’éloignant le plus loin possible, dans une double quête : celle de la pureté et celle de soi-même. De cette fuite éperdue, de cette odyssée argentine, des lettres parviennent à Sarita, avec retard cependant : empreintes d’une poésie désespérée, elles reflètent aussi l’abandon progressif d’une conscience de soi. Bernardo Benzano renonce à son identité, puis l’oublie. Seul demeure cet amour passionné et déchirant, dont le témoignage occupe la fin du roman. Pietro Falcino, le mentor de Bernardo, n’a pu totalement se substituer à lui ; les missives qu’il envoie à Sara sont pleines d’amour, mais de folie aussi. La distance qui sépare les deux êtres semble s’y abolir, tant la jeune fille occupe les pensées, le cœur de celui dont elle est aimée.
                                                                                   Ushuaïa, vendredi 26
       Chère Sara,
Nous nous étions élevés si haut. Les choses meurent peu à peu. Mais par instants, nos âmes sont à l’unisson. Et en chacun de ces instants, j’ai l’impression d’être seul avec toi.
                                                                                          Pietro Falcino

   Ainsi, l’existence est un voyage que l’on entreprend porté par le désir, mais qui peut s’arrêter à chaque instant, comme ce tramway miraculeux qui ne peut aller jusqu’à destination – laquelle, d’ailleurs ? Et, comme les parfums merveilleux qui s’éventent, le bonheur est fugace ; il ne peut s’inscrire dans la durée, tant la vie de chacun est soumise aux caprices d’un destin universel qui broie l’individu. Spectateur et parfois ordonnateur de ce désordre, un personnage que nous n’avons pas encore évoqué, Filadelfio, le marionnettiste, qui tente de veiller sur Sara et Bernardo, mais dont la bienveillance se heurte à la violence de ce monde… et au temps, qui l’empêche d’accompagner ceux qu’il protège. Mais demeurent les souvenirs, ceux de Sara, qui, au seuil de la mort, se remémore ces moments qu’elle nous offre, ces parfums subtils et capiteux, ces goûts, ces bruits, ceux des langues qui se mêlent et s’enrichissent, mourant pour renaître en un idiome nouveau comme ce lunfardo de Buenos Aires. La belle traduction de Frédéric Gross-Quelen restitue à merveille cet univers foisonnant de sensualité, de tendresse et de désespoir, de chaleur et d’humanité aussi.

                              

                                                                                                                                                                

Pour découvrir la littérature argentine et ses richesses, nous vous renvoyons aussi au très beau site d'Irene Meyer, à qui La Vierge d'Ensenada est dédiée : Ecrivains argentins. Vous y découvrirez des trésors et de nombreuses pages consacrées à Gabriel Báñez.