Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

vendredi 11 novembre 2011

Monsieur Han ou l'humaine condition


  Cette chronique a été publiée à l'origine dans Le Magazine des Livres n° 29 de mars 2011

Depuis 1991, les éditions Zulma se sont installées dans notre paysage littéraire : leur riche catalogue entraîne les lecteurs dans de multiples directions, et les textes apparemment disparates qu’elles publient ont en commun l’exigence et la qualité. Hwang Sok-yong est l’un des auteurs les plus célébrés dans son pays, la Corée du Sud. Ses œuvres occupent déjà une place importante chez Zulma, qui publie régulièrement ses nouvelles et ses romans depuis 2002 ; cependant, en Occident,  il demeure méconnu.  Kenzaburo Oe  le considère comme « le meilleur représentant de la littérature asiatique » d’aujourd’hui. Ainsi, Monsieur Han, premier volet d’une trilogie historique sur la publié en Corée du Sud au début des années 1970, et devenu depuis un classique de la littérature coréenne, reparaît dans une belle et subtile traduction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet : c’est l’occasion de (re)faire connaissance avec ce texte intense qui saisit le destin tragique d’un homme simple aux prises avec l’histoire tourmentée et déchirante de son pays, la Corée.

   Un vieil homme se meurt dans une pauvre chambre, seul, guetté par ses voisins qui convoitent l’espace qu’il va laisser libre pour agrandir leur appartement. Autour de lui, nulle compassion, nulle chaleur : les rares gestes d’entraide sont suscités par le souci de ne pas s’attirer les médisances d’autrui. L’agonie de cet homme discret attise la curiosité : personne ne le connaît réellement, il n’a ni famille, ni amis. Son histoire est un mystère. Seule cette mort le rend intéressant : la fin d’une vie ne scelle-t-elle pas l’accomplissement d’un destin ? Or, privé de passé et d’identité, le vieillard ne peut éveiller l’estime de ses voisins qui attendent sa mort sans chagrin, légèrement ennuyés par les tracas administratifs qu’elle annonce. Déjà, l’écriture particulière de Hwang Sok-yong fait mouche : dénuée de pathos, elle aborde ce thème avec une cruelle simplicité :
 Parvenus à mi-hauteur, ils aperçurent le vieillard gisant sur le pas de sa porte. S’il était tombé du côté de l’escalier, sûr qu’il se serait tué sur le coup. Il avait gravi les marches en tâtonnant dans l’obscurité et il avait dû être pris de vertige quand, ouvrant la porte de sa chambre, la lumière lui avait sauté au visage. La lessive l’avait fatigué et, son sang circulant mal, il avait perdu connaissance. Min, le seul homme présent, le prit sous les aisselles et le traîna jusqu’au lit : le vieillard avait la tête qui pendait  en arrière, les jambes secouées de spasmes. La pièce était dans un désordre indescriptible : une valise d’un côté, une casserole de l’autre, ici un bol, là du linge sale, tout gisait pêle-mêle. De la bave suintait entre les lèvres closes du moribond, sa respiration était devenue rauque. 
      La mort du vieil homme est l’occasion d’une timide enquête : les voisins, fouillant ses affaires et y découvrant de pauvres reliques du passé, émettent des hypothèses, mais sans s’y attarder, tant est grande leur indifférence. Même le stéthoscope usagé qu’ils trouvent dans un vieux sac de cuir ne les renseigne pas.  L’identité de Monsieur Han s’est dissoute, son passé n’a plus de sens pour personne, son destin se fond dans une histoire commune où chaque individu a connu sa part de tragédie. Les funérailles de Monsieur Han réunissent très peu de monde, juste trois silhouettes surgies de son passé. Mais pour le lecteur s’annonce la révélation, par touches, de cette existence particulière prise dans les tourments de l’histoire.
Eduardo Basualdo, El silencio de las sirenas (2011), photo personnelle

   Le récit revient sur le passé de Han Yongdok, qu’il nous présente à Pyongyang, au début de la guerre de Corée.  Contrairement à ses collègues, il n’est pas mobilisé, ce qui indique que déjà pèse sur lui la suspicion des autorités. Hésitations et inquiétude se succèdent en lui, médecin gynécologue intègre mais menacé par les effets de la guerre fratricide. Les tracasseries se succèdent ; en effet, il est accusé d’avoir fait preuve de tiédeur politique. Cette mise à l’écart signale pour lui le début d’une vie d’instabilité et d’errance : d’abord nommé à l’Hôpital du Peuple où il ne peut exercer son art faute d’un matériel suffisant et où il assiste à des injustices – les patients sont traités selon leur rang dans le Parti -, il finit par être arrêté, torturé, puis fusillé. Il réchappe par miracle (ou par négligence) à son exécution, et est contraint de fuir Pyongyang. Il choisit ainsi de traverser le Daedong avec ce qui reste de sa famille.  Cette scène, centrale dans le roman, est forte et symbolique : le départ a lieu sous une tempête de neige qui rend impossible le passage de sa mère, de sa femme, de ses enfants ; les silhouettes de ses proches semblent ainsi s’effacer progressivement, absorbés par la blancheur du paysage – en Asie le blanc est la couleur du deuil. Le salut de Monsieur Han passe par le renoncement à sa famille, à ce qui fait son identité. Il reste l’homme de l’entre-deux, du seuil, qui ne peut plus être celui qu’il était, et qui ne peut  trouver une place dans ce monde nouveau.
   Han ne répondit pas, ne se retourna pas. Un vent glacial chargé de sable et de neige lui fouettait le visage. Derrière lui, il entendait le bruit des plaques de glace qui s’entrechoquaient et se brisaient.
   Le froid abominable du Daedong, jamais il ne l’oublierait.
Eduardo Basualdo, El silencio de las sirenas (2011), photo personnelle

   Le récit de la vie de Han Yongdok à Séoul est la chronique d’une existence vouée à l’échec et à la misère ; cependant, Han ne porte aucune responsabilité dans cette situation. Comme beaucoup de ses compatriotes exilés, il est la victime de tracasseries, de manipulations, de chantages, de dénonciations… Sa condition se dégrade, malgré quelques rencontres, celle d’une nouvelle épouse dont il a un enfant, les retrouvailles avec sa sœur, seul personnage solide dans ce monde fragile et incertain. Mais aucune attache ne résiste à ce chemin de croix que Han a emprunté depuis le début de la guerre ; en effet, nulle place ne semble réservée à ceux qui refusent l’opportunisme et la malhonnêteté. Han est un homme droit,  dévoué à ses patients, incapable de s’adapter à ses nouvelles conditions de vie qui requièrent ruse et duplicité. Le récit de cette catastrophe annoncée emprunte des chemins divers : la limpidité de l’écriture recèle des subtilités inattendues, la pitié se nuance d’humour parfois. Les discours s’entrelacent : le récit donne une voix à de nombreux personnages, par des dialogues qui occupent dans le roman une place importante. Mais il relaie aussi la parole officielle dans la transcription d’un rapport d’interrogatoire lorsque Han est intercepté par les Américains (on pense parfois à la poésie de Reznikoff), la trahison à travers une lettre de dénonciation – et l’on peut noter, à chaque nouveau malheur subi par Han, la présence d’un certain Bak, qui, comme une malédiction, semble entraîner le protagoniste dans une chute inéluctable.

   En s’attachant au destin de Han Yongdok, Hwang Sok-yong se fait le témoin des terribles conséquences de la partition de la Corée ; cependant, l’œuvre a des résonnances universelles. Le gynécologue contraint de fuir son pays est la victime de conflits qui le dépassent ; son exil reflète tous  les autres. Tout espoir de retour lui est interdit : à Pyongyang il est un indésirable et  un traitre. Loin de sa terre il ne peut s’enraciner,  et sur lui s’attarde le soupçon : en effet, il pourrait être un infiltré du Nord. De cette manière, l’équilibre est rompu. C’est le lot du transfuge, qui n’est chez lui nulle part… Han, progressivement, est dépossédé de tout, de sa famille, de son statut social, de la possibilité d’exercer son métier. Son itinéraire est une véritable descente aux enfers : les tracasseries se muent en persécutions, et, peu à peu, tous ses soutiens l’abandonnent. Cette chronique romanesque est en réalité un hommage rendu par l’auteur à sa famille. En effet, Han et sa sœur Yongsuk s’inspirent respectivement de l’oncle maternel et de la propre mère de Hwang Sok-yong. La tragédie familiale a donné naissance à ce texte à la fois simple, subtil et bouleversant, mais le romancier, lui, a pu, pour un temps, réaliser le rêve que partagent Han Yongsuk et sa propre mère : le retour à Pyongyang, et ceci au prix de longues années d’exil à Berlin et à New York,  puis de prison à Séoul. Ainsi l’œuvre littéraire suscite une brûlante interrogation sur la condition humaine, agrégat d’individus s’adaptant chacun à sa manière, avec intégrité, courage ou opportunisme à des situations qui le dépassent, entre idéalisme et réalisme cynique.