Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

samedi 4 juin 2011

Claude Chambard : Carnet des morts, l'écriture et la vie.


                Chronique dédiée à mon docteur Passe le vent... à qui j'ai volé, pour un temps, son esperluette. Pardon!...
Ecrire pour disparaître, pour s'absenter. Tant de beauté s'est accumulée sur cette terre patagonne que l'apprécier n'a pratiquement aucun sens. Pourtant, il m'arrive, parfois, de ne pas pouvoir m'en empêcher et d'être béat d'admiration face à la bonté de n'importe quelle chose infime. Un brin d'herbe à la tombée de la nuit, par exemple. Ou bien face à la beauté de quelque chose de peu commun. Par exemple, une plaine verte et plate, avec ses trois mille têtes de bétail noir en train de paître çà et là.
            Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, Christian Bourgois, 2006 (traduction André Gabastou)

   Sur la belle couverture de Carnet des morts, un squelette s'éloigne d'une ville en flammes. Le dessin de François Matton est violent & doux à la fois. Ce mort, ou cet homme qui s'apprête à quitter le monde, baisse la tête, songeur; il paraît étrangement vivant, perdu dans ses pensées, & pourtant va disparaître.
Peut-être pas. L'écriture, en effet, déploie ce qui vit, le prolonge au-delà; les mots tissent des liens entre les vivants & les morts. La phrase se fait voix, s'incarne, résonne; son rythme s'inscrit en nous, ses échos perdurent & se mêlent étroitement à ce qui est vécu. Un nécessaire malentendu, le vaste projet de Claude Chambard, commencé avec La vie de famille publié en 2002, est loin d'être achevé. Carnet des morts en est le quatrième opus, après Ce qui arrive (2003) & Le chemin vers la cabane (2008). Pénétrer dans cette oeuvre, c'est emprunter un chemin aux multiples bifurcations, qui parfois se fait sentier, percée aventureuse; c'est entreprendre un voyage qui nous conduit à nous-mêmes, tant le "je" du narrateur - de l'auteur?- nous aimante et nous entraîne à sa suite dans les méandres d'une conscience, dans les souvenirs d'un homme qui se confond avec son écriture, qui se retrouve en elle. 
    J'écris "nous" & je pense "je". Il me faut être sincère ici : ce Carnet des morts, je l'ai lu avec fébrilité  et passion, avec émotion aussi, tant était puissante l'impression d'entendre une voix amie. Cependant, une certitude: cette voix est celle d'un vrai poète. L'oeuvre dont je vous parle est belle & exigeante, elle transgresse les codes, se joue des genres et des classifications. C'est une oeuvre libre, qui ne reconnaît aucune frontière. Ainsi, l'expérience intime s'ouvre & devient universelle; les lieux se combinent pour créer une géographie unique; le temps s'abolit; les vivants et les morts se côtoient. Tout commence dans la bibliothèque. La fumée d'un bâton d'encens, un reflet, une silhouette se matérialise, celle d'un mort, le père, dont la forme allongée dans un cercueil, n'émeut qu'à peine. Car écrire est à la fois lien & coupure: pour écrire, il faut quitter son père & écarter sa mère.
Il avait peur mais il courait.
En larmes, mais il courait.
Il voulait échapper au monde.
Apprendre à lire & à écrire.
Courir, lire, écrire. Mourir.

Courir, mourir, vif & silencieux.
C'est peut-être aussi inscrire sur la blancheur du papier des signes qui répondent aux empreintes laissées par un rouge-gorge (Erithacus rubecula).

  Pour Claude Chambard, l'écriture est une entreprise salvatrice, qui permet à la fois de s'éloigner & de se retrouver. Ce Carnet des morts égrène des instants vécus ou rêvés, des sensations, souvenirs de souvenirs, effaçant les démarcations entre présent & passé, ici & ailleurs, moi & l'autre, le vivant & la mort. Les mots créent une continuité, ouvrent un espace infini où tout est à nouveau possible. Les lieux convoqués sont ceux qui créent le passage, le flux : l'Armançon aux eaux vertes de l'enfance, le chemin, la montée des Couardes, souvent recouverts du manteau de la nuit. Le temps aussi se dissout, ménageant des passerelles entre hier et aujourd'hui. Les catastrophes se répondent, les douleurs, petits chagrins, blessures & terribles secrets... Un chant s'élève dans les ténèbres : "Fremd bin ich eingezogen / Fremd zieh' ich wieder aus" ("Je suis venu étranger / Etranger je suis reparti" (Willhelm Müller, Voyage d'hiver). Ainsi le livre s'ouvre sur un adieu, un constat aussi : comment se fondre à ce monde dans lequel je me sens étranger? Ecrire devient l'unique possibilité d'être au monde, de s'y inscrire, de s'y (re)connaître.
Espacer les lettres c'est leur donner le rythme qui permettra 
peut-être le chant.
Espacer les lettres c'est leur offrir un peu du silence qui tout à
l'heure les fera sonner plus sauvages, plus loquaces mais plus
précises peut-être...
    Cet itinéraire s'offre au lecteur (à moi,ai-je été tentée d'écrire), expérience bouleversante, intime, mais vouée à devenir commune. Claude Chambard nous offre des repères en ce texte jalonné d'images qui ont nourri son imaginaire et le nôtre. Un lavoir paisible, mais qui ne suscite pas la scène attendue, car la laveuse, la grand-mère, "est laide", elle "sent la cocotte, la poudre de riz Nogara & les dessous-de-bras rances".Les images convenues sont déjouées, détournées, ce qui confère au texte une violence dévastatrice. La vie ne s'accommode pas de ces clichés. Cependant, surgissent parfois de ces illustrations (ou de ces concrétisations du souvenir) des expériences communes, tel ce retable de Mathis Nithart dit Grünewald :

Parfois je marche la nuit. Les chiens aboient à n'en plus finir.  Pourtant je passe loin des habitations. Je vois l'aube se lever & souvent je ne reconnais pas le paysage envisagé la veille car j'emprunte maintenant le chemin qui mène au monde peint par Mathis Nithart.
Ainsi le monde ne se réduit pas à ces contours obligés, à ces murs qui enferment, à ce foyer qui n'est pas toujours protecteur - même si Claude Chambard évoque avec affection un grand-père aimant. Il s'enrichit, s'épanouit du rêve & de l'art, univers adjacents qui se nourrissent l'un de l'autre. Devenir un écrivain, c'est se donner la possibilité de cristalliser en mots, en phrases, tout ce qui donne à la vie la beauté, un sens, un but. Par le rêve livré en incise il devient Peau-Rouge, retrouvant dans les mots le plaisir aventureux de l'enfance. & les mots durs, les mots cruels se chargent de douceur parfois, clé du retour vers l'enfance, vers la nature originelle.  "La vie est une poussière de papillon que n'accroche pas les doigts", & cette cadence, ce rythme né des mots sera peut-être capturé, avec tendresse, par Sophie Chambard, qui change les mots en papillons...
  
   

jeudi 2 juin 2011

Jean-Pierre Martinet, de l'utopie à la bérézina


« D’être fatigué, déprimé après la rédaction d’un roman, rien de plus normal : c’est chiant d’écrire, je me rends de plus en plus compte que rien n’est plus pénible et déplaisant. Encore plus quand on a des délais contraignants (mais cela force aussi à travailler, car autrement on a plutôt tendance à ne rien foutre !). C’est vraiment un piège à cons, la littérature : moi, par moments, ça me flanque la nausée, je t’assure (et ce n’est pas de la littérature !). »
        Lettre de Jean-Pierre Martinet à Alfred Eibel, 15 juin 1987.
Ce constat désabusé, désespéré, est celui de l’auteur de Jérôme, roman magistral et stupéfiant qui, dix ans plus tôt, n’a connu qu’un très maigre succès. Jean-Pierre Martinet, depuis quelques années et bien après sa mort, est devenu un auteur culte, révéré par un cercle de lecteurs trop réduit mais enflammé. Son œuvre a été rééditée par les éditions Finitude qui sont également à l’origine de la revue Capharnaüm dont le numéro deux, paru le 19 mai 2011, publie Sans illusions…, lettres de Jean-Pierre Martinet à son ami Alfred Eibel.
En 1979, date du début de cette correspondance, l’auteur de Jérôme et de La Somnolence, qui n’a pas pu accomplir une carrière dans le cinéma comme il le souhaitait, est retourné chez sa mère, à Libourne, où il vivote, attendant d’ouvrir à Tours une modeste librairie. Cet exil est volontaire, mais douloureux. Loin de tout, du microcosme littéraire qu’il exècre mais qui continue à l’intéresser prodigieusement, Jean-Pierre Martinet semble cultiver une solitude à la fois désirée et subie. Ces lettres à son ami, témoignage univoque mettant en lumière la cohérence d’un auteur pour qui écrire est une souffrance vitale, révèlent le désenchantement de cet écrivain extraordinaire dont le talent est méconnu – y compris de lui-même. Pourtant, ses colères laissent place parfois à l’enthousiasme. Plutôt que de parler de lui, il se préoccupe des dernières parutions, des revues littéraires dirigées par des amis et relations, il se passionne pour le polar américain – pour Jim Thompson en particulier -, décrit ses expériences de libraire qui vend plus d’exemplaires de Paris-Turf que de romans, y compris médiocres… et cultive cette amitié de manière touchante.  Cette correspondance livrée par Alfred Eibel trace le portrait d’un homme pessimiste mais fougueux, à l’humour ravageur, en apparence réactionnaire mais, dans le fond, simplement lucide. Souhaitons que ce numéro 2 de Capharnaüm non seulement permette aux admirateurs de l’œuvre de Martinet de découvrir dans ces lettres la sensibilité et l’intelligence d’un homme en révolte permanente, mais encore attire l’attention sur Jérôme, La Somnolence, Nuits Bleues, calmes bières, et sur les autres textes de Jean-Pierre Martinet, aussi génial dans ses romans monumentaux que dans ses œuvres courtes.
Alfred Eibel a eu la générosité de répondre à nos questions sur son ami disparu mais dont l’œuvre - qui n'a rien perdu de sa fougue, bien au contraire -  devrait trouver bien d’autres admirateurs…
  • Alfred Eibel, tout d'abord, j'aimerais savoir comment avez-vous fait la connaissance de Jean-Pierre Martinet?
A.E.: Jean-Pierre Martinet habitait alors rue Scheffer à Paris. Il cherchait à louer un studio moins cher. Le studio en face du mien venait de se libérer. C'est ainsi que nous fûmes voisins de palier. Et c'est ainsi qu'il devint un collaborateur assidu du journal Matulu.
  • Quel est le premier texte auquel vous avez été confronté? Avez-vous immédiatement repéré en lui un auteur d'exception?
A.E.: Ce sont ses articles publiés dans Matulu qui m'ont fait prendre conscience du critique hors pair qu'il était - un passeur, un homme proche de Georges Anex que j'ai bien connu et qui a consacré un article d'une grande pertinence à L'Ombre des forêts publié par La Table ronde, article repris dans le volume intitulé Le lecteur complice de Georges Anex aux éditions Zoé.
  • Comment expliquez-vous la relative méconnaissance de son oeuvre?
A.E.: Je persiste à penser que la critique lit certes avec intelligence mais n'éprouve pas ce que l'on devrait éprouver devant une prose forte, une secousse sismique si l'on peut dire. Jean-Pierre Martinet fut un des premiers à avoir saisi la mélancolie de Henri Calet. Combien sont sensibles à l'oeuvre de Louis Calaferte; combien de critiques perdent pied en lisant le poète Jean-Daniel Fabre si proche par maints côtés de Jean-Pierre Martinet.


 

  • Dans ses livres, nous sommes confrontés de plein fouet à l'humanité mise à nu, débarrassée de ses faux-semblants coutumiers; un dépouillement qui donne lieu à une vision cauchemardesque suscitant une impression de claustration au sein d'un univers quasi-fantastique, voire fantasmagorique. Comment expliquez-vous ce besoin irrépressible de se convaincre de l'irréalité de notre condition?
A.E.: Jean-Pierre Martinet a toujours voulu traverser les apparences( La Traversée des apparences de Virginia Woolf). Voir Paris par-delà les apparences. Martinet a éprouvé le délabrement d'une ville, les fissures. La ville imaginée de Jérôme est un mélange de souterrains dostoievskiens, du Petersbourg de Biely et des fantasmes que peut susciter la station de métro du Châtelet. Il est essentiel de lire Les disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Journal de Novalis dans la version de Gustave Roud aux éditions Mermod. Mais Martinet s'était également attaché à l'oeuvre du poète autrichien Georg Trakl. Dans un monde où rien ne correspond à ce qu'il rêvait, il n'est pas étonnant qu'à chaque levée du jour il ressentait l'inanité de ce qui l'entourait, la frivolité des gens, leurs misérables ambitions, leur résignation. Soulignons l'intérêt que Jean-Pierre Martinet manifestait pour Minuit de Julien Green.
  • L'écriture de JPM semble être placée sous le sceau de la malédiction. En effet, dans les lettres qu'il vous a adressées entre 1979 et 1988 (rassemblées dans le n°2 de la revue Capharnaüm) on entrevoit un écrivain impulsif, qui se refuse à manier la langue de bois, au contraire, s'obstinant à pointer du doigt les fioritures de bon nombre de ses confrères, leurs histoires insipides. Il tire d'ailleurs un constat pour le moins amer: "il n'y a plus aucun combat à mener". Dans Ceux qui n'en mènent pas large, il donne vie à un écrivain raté contraint de jouer les étalons dans un film porno. JPM était-il intimement convaincu que la littérature n'avait absolument plus aucun avenir devant elle? Est-ce pour cela qu'il souhaitait initialement plutôt s'orienter vers le cinéma, qu'il finira par ouvrir un kiosque à Tours, expérience qui lui confirmera que la mise en valeur de la littérature de qualité est peine perdue?
A.E.: Il n'y a plus de combats à mener disait-il, de combats en faveur d'une idéologie. Lire ma préface pour comprendre à quel point Jean-Pierre Martinet était proche de Thomas Bernhardt. Il n'aimait guère les écrivains chics, parfumés de vanité, qui ont leur enseigne suspendue au-dessus de leur échope; ceux qui avancent déjà un pied dans la postérité; ceux qui ne semblent exister que s'ils se retrouvent entre confrères; ceux qui voudraient qu'on dise d'eux qu'ils sont des stylistes. Martinet voyait la littérature de son temps comme autant de boîtes de corned-beef sortant d'une usine. L'avenir de la littérature? Pour quels lecteurs? S'il avait connu l'oeuvre de Jean-Marc Lovay il serait venu lui serrer la main, une main amie. Il aurait fait de même avec le poète Christian Bachelin. Ces écrivains ouvrent une brèche dans les habitudes.
Seule initiative touchant le cinéma. Il a co-écrit avec le poète Yves Martin et l'homme de cinéma Pierre Rissient un scénario tiré de Ceux qui n'en mènent pas large resté à ce jour inédit.
  • Selon vous, comment considérerait-il la littérature d'aujourd'hui? L'abnégation de certains éditeurs confidentiels( citons Finitude qui a eu l'audace de tenter de remettre JPM d'actualité) lui permettrait-il d'envisager une lueur d'espoir, ou au contraire, persisterait-il dans sa conviction que la littérature est vouée à sa perte?
A.E.: Il faut lire Le peuple des miroirs de Jean-Pierre Martinet, recueil d'articles publiés par les éditions France-Univers. Il s'est intéressé entre autres à Gustave Roud, à Philippe Jaccottet, à Rilke, à Caillois, Ernst Jünger et quelques autres si l'on excepte la brochure consacrée à Albert t'Serstevens( Note de la taverne: intitulée Un apostolat d'A. t'Serstevens, misère de l'Utopie, publié en 1975 par Alfred Eibel). Il a préfacé le théâtre de Jean Anouilh pour un club livres de Genève, sauf erreur de ma part. Il n'était pas un lecteur de Céline. Il sentait que la galaxie Gutenberg allait connaître des mutations et peut-être même se fissurer.
  • Pourriez-vous nous révéler si les tiroirs de JP Martinet contiennent encore quelques inédits oubliés? 
A.E.: Il existe encore un gros inédit de Martinet. Mais où peut-il bien se cacher?