Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 22 mars 2010

Perec (II), de l'oubli à la reconstruction...


« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.» (Proust, Du côté de chez Swann)
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. » (Kafka, Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin, cité en exergue par Perec dans Un homme qui dort)
« Ah! Bartleby! Ah! Humanity! » (Melville, Bartleby the scrivener)

   La chambre d’Un homme qui dort, espace clos, prison, est aussi « le centre du monde ». Dans cette cellule se joue le mystère de l’isolement et du lien, expérience mystique engendrant une réflexion sur l’être au monde. Etrange roman où le personnage reste sans voix, dans l’expérience ultime du détachement, mais observé de l’extérieur, décrit à distance par une instance dont il serait l’interlocuteur. Expérience unique, mais qui semble s'inscrire dans une dynamique du langage fondant le moi dans l'autre, opérant simultanément le recentrage (le moi pris entre ces quatre murs si rapprochés se concentre, tente la mise à distance d'autrui) et la dissociation  du soi; pratique périlleuse mais qui semble s'imposer aux poètes du déplacement. Ainsi, Paul Celan, dans Louange du lointain, écrit :
     "Plus noir dans le noir je suis plus nu.
      Infidèle seulement je suis fidèle.
      Je suis tu quand je suis je." (Pavot et mémoire)
   L’univers de Perec est celui de la coupure, amnésie causée par le traumatisme originel de la séparation évoqué dans W ou le souvenir d’enfance, cicatrice à la lèvre constituant la trace d’un de ses rares éclairs de mémoire, un accident de ski pendant son séjour à Villars de Lans pendant l’occupation… Signe revendiqué, coupure qui relie Perec à son enfance, mais aussi au « Condottiere » d’Antonello de Messine dont le portrait se détache du blanc monacal de cette chambre dans le film de Perec et  Bernard Queysanne. La coupure crée le lien, avec le souvenir, avec Jacques Spiesser, l’acteur choisi pour représenter ce personnage indissociable de l’auteur : vu au Louvre et devenu le protagoniste du « premier roman (…) à peu près abouti » de Perec , « le Condottiere et sa cicatrice jouèrent également un rôle prépondérant dans Un homme qui dort (par exemple, p. 105 : « …le portrait incroyablement énergique d’un homme de la Renaissance, avec une toute petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, à gauche, c’est-à-dire à gauche pour lui, à droite pour toi… ») et jusque dans le film que j’en ai tiré avec Bernard Queysanne en 1973 et dont l’unique acteur, Jacques Spiesser, porte à la lèvre supérieure une cicatrice presque exactement identique à la mienne : c’était un simple hasard, mais il fut, pour moi, secrètement déterminant » (Perec, W ou le souvenir d’enfance, chapitre XXI). Ainsi, le romancier se trouve à la fois à la source et à l’aboutissement de l’œuvre, l’écriture constituant un moyen de se construire et de se trouver.
   Or, ici, la chambre presque vide pourrait figurer la mémoire presque vierge de Perec, appel du blanc de la page demandant à être noirci, vide à combler, récit originel à ressusciter. Au départ, le néant : les racines détruites doivent être recréées à partir du rien, œuvre d’une vie qui se voue à la construction d’un univers complexe, disparate en apparence mais fondamentalement harmonieux. En effet, si la chambre est le lieu de l’oubli volontaire, île déserte pénétrée tout de même par les bruits que l’on n’écoute pas, par la clarté du jour ou la pénombre, elle ne peut devenir hermétique au dehors. Le lien refusé s’impose, s’immisce, oblige l’homme à prendre position par rapport au monde, « parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de [sa] toile », puis, réintégré à l’univers, il n’est « plus l’inaccessible, le limpide, le transparent » (Un homme qui dort, section 7). L’imperméabilité au monde est impossible, le détachement ne peut durer, l’humanité reprend ses droits au moment où l’homme apprend qu’il n’est pas un personnage de tragédie : « Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger le pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur. » Un homme qui dort, section 13). Il n’y a pas de fatalité qui accable, et même l’oubli peut être combattu. L’amnésie conduit à la création, l’oubli du passé individuel reflétant peut-être celui des temps immémoriaux. L’œuvre littéraire doit se substituer à ce vide angoissant, créant le lien absent, fabriquant de la mémoire…
   De cendres et des ruines naissent le monde : le rêve suscite l’œuvre qui, née de l’inconscient, met au jour un univers cohérent où lieux réels et géographie imaginaire s’entrecroisent, personnes et personnages se réfléchissent, éclos du langage auquel on n’échappe pas. Un tissage serré unit ces deux mondes : la fiction olympique de l’enfance, W, trouve un écho dans l’univers concentrationnaire qui a vu mourir Cyrla Schulevitz Perec, mère de l’auteur ; un monde se peuple de figures récurrentes, comme des témoins d’une reconstruction : Gaspard Winckler, narrateur-protagoniste de W, découvrant et explicitant ce monde qui bascule dans l’horreur des camps ,est aussi l’artisan magicien de La vie mode d’emploi ; des noms réapparaissent d’une œuvre à l’autre, Serge Valène, Simon Crubellier, indifféremment être ou lieux, repères en tout cas, témoins d’une cohérence et d’une unité. L’écrivain ne se refuse pas au monde, au contraire : il en est le démiurge, refusant pourtant la toute-puissance, mais utilisant ses pouvoirs pour trouver sa place dans l’humanité. Il est celui à qui vient s’offrir le monde, comme l’écrit Kafka, dont l’existence s’achève au départ de celle de Perec dans une étrange coïncidence – si la famille de Kafka périt dans les camps, rompant définitivement avec le monde, catastrophe brisant une continuité logique, celle de Perec, par sa disparition, fait naître l’œuvre. Dans les deux cas perdure la création : le roman ne peut être tenu à distance du monde, au contraire, il en maintient la cohésion, maître du temps plus que les personnages qu’il déploie. A la source de la création, ce rêve de l’homme qui dort, qui réorganise inlassablement « les fissures du plafond » en un labyrinthe à l’image du monde. « La conjonction des ombres et des taches et les variations d’accommodation et d’orientation produisent sans effort, lentement, des dizaines de formes  naissantes, organisations fragiles que tu ne peux saisir qu’un instant, les arrêtant sur un nom : vigne, virus, ville, village, visage, avant qu’elles ne se disloquent et que tout ne recommence : l’apparition d’un geste, d’un mouvement, d’une silhouette, ébauche de signe vide que tu laisses grandir, hasard qui se précise : un œil qui te fixe, un homme qui dort, un remous, léger balancement de voiliers, bout d’arbre, rameau explosé, préservé, retrouvé, de l’intérieur duquel émerge en se précisant point par point l’amorce encore d’un visage, à peine différent de l’autre tout à l’heure, plus sombre peut-être, ou plus attentif, visage en suspens où tu cherches sans les voir les oreilles, les yeux, le cou, un front, ne retenant, ne retrouvant, pour les perdre aussitôt, que l’empreinte d’un sourire ambigu, l’ombre d’une narine, que peut-être prolonge la trace - infamante ou glorieuse, qui sait ? – d’une cicatrice." (Un homme qui dort, section 7)
    Le dormeur se mue en écrivain, dans l’élan d’une « poétique de la rêverie » élaborant le lien perdu entre mémoire et oubli, passé et avenir, vacuité et totalité…

lundi 15 mars 2010

Espaces de Perec


« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (mon père l’aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… » (Perec, Espèces d’espaces, 1974)

   De la page immaculée, étincelante d’absence et de vide, un monde peut-il naître ? L’œuvre de Georges Perec, dans sa dimension protéiforme, à la fois jeu, recherche, calcul, réflexion, construction, interroge la « blancheur rigide » de la feuille (Mallarmé, Un coup de dé), marquant cette pureté abstraite et froide d’une empreinte travaillée, quête d’espace, de temps, d’origine, source de vie…
   En effet, l’existence de Perec semble se greffer sur le néant de l’oubli destructeur. Point de souvenir d’enfance qui viendrait orienter une destinée : ni passé, ni commencement hors de la mémoire d’autrui, les maigres papiers retrouvés n’offrant que peu d’appui à un enracinement ; à cette absence, quelle réponse donner, sinon la littérature ? W ou le souvenir d’enfance, publié en 1975, rend compte de cette recherche désespérée. Perec y entrelace la fiction, seul souvenir gardé de son enfance – un roman écrit à l’âge de douze ans, à l’analyse de documents restés dans les annales familiales, qui lui permettent de se reconstruire un passé. Seule l’écriture peut se substituer à cette mémoire effacée. « Je n’ai pas de souvenir d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, ma mémoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six (…) Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidente apparence, son innocence me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ? » (W ou le souvenir d’enfance, chapitre II). La fiction imaginée par l’enfant se développe en un lieu soigneusement défini, utopie au début, univers de plus en plus angoissant, qui évoque progressivement, sans que l’enfant auteur en ait conscience, les camps d’extermination où sa mère a disparu. Fiction et réalité se rejoignent tragiquement dans un espace littéraire recréé par Perec adulte, offrant une sortie au labyrinthe de la mémoire, mais pour faire face à l’horreur du monde : « Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… » (op. cit., chapitre XXXVI). C’est en lisant L’univers concentrationnaire de David Rousset que Perec comprend l’étrange concordance entre le lieu imaginaire et l’espace réel qui a vu mourir sa mère. Le lieu garde la mémoire des corps invisibles qui l’ont peuplé ; sa création ressuscite le souvenir.
   Le roman devient alors l’espace de tous les possibles, fondement de toute vie, celle-ci se développant à la fois dans le réel et dans le fantasme. Un lieu clos n’est plus une prison, mais une possibilité d’envol : la chambre d’Un homme qui dort devient le lieu du rêve, alternative à une réalité désolante. Cet espace s’organise à l’infini, jusqu’à épouser toutes les circonvolutions de l’imagination. L’immeuble situé 11, rue Simon-Crubellier, lieu rassemblant les nombreux personnages de La vie mode d’emploi, est clos, défini par sa façade, les parois qui séparent les appartements, les pièces ; son plan précis s’organise de façon méticuleuse, sans laisser la moindre place au hasard. Pourtant, il ouvre également un espace au voyage, une échappatoire à Bartlebooth (compromis entre le Bartleby de Melville qui refuse de quitter son bureau et Barnabooth, le voyageur du monde reflet du poète Valéry Larbaud). Les chemins qu’il  ménage sont innombrables malgré les contraintes imaginées par Perec. En effet, le roman (les romans, plutôt, puisque c’est au pluriel que le mot s’offre sur la page de garde) se développe selon une stratégie savante et de multiples trajets : chaque pièce de l’immeuble figure une case, constituant une sorte d’échiquier sur lequel se dessinerait la polygraphie du cavalier, le romancier s’interdisant de revenir une deuxième fois dans la même case. Roman des contraintes  dans sa structure, ses thèmes, les citations qu’il entrelace à son texte ( Belletto, Bellmer, Borges, Butor, (…) Freud, Kafka, Nabokov etc.) – au lecteur de les repérer, s’il le souhaite, défini par un cahier des charges très compliqué, La vie mode d’emploi propose d’innombrables pistes, de la plus directe à la plus complexe, multipliant à l’infini les lectures envisageables… Puzzle ou labyrinthe, il se construit et se dérobe, monde de papier se dévoilant à l’envi.
   L’œuvre de Perec, savante et limpide, se joue de toutes les limites, se soustrait à toute catégorie, ouvre des perspectives insoupçonnées à chaque lecture, sans jamais enfermer le lecteur, passant de la tragédie au burlesque, miroir du monde né du drame mais aussi de la fantaisie d’un auteur qui fusionne noirceur et légèreté. Comme Bartlebooth reconstituant ses puzzles, le lecteur éprouve parfois un état de grâce, « la sensation d’être un voyant : il [perçoit] tout, [comprend] tout, il [pourrait] voir l’herbe pousser, la foudre frapper l’arbre, l’érosion meuler les montagnes comme une pyramide très lentement usée par l’aile d’un oiseau qui l’effleure (…) » (chapitre LXX)

Oeuvres citées:
Un homme qui dort (Denoël, 1967)
Espèces d'espaces (Galilée, 1974)
W ou le souvenir d'enfance (Denoël, 1975)
La vie mode d'emploi (Hachette, 1978)

Voir aussi le remarquable travail de Marylin Rolland sur La vie mode d'emploi  et W ou le souvenir d'enfance ici ...

PS: merci à Frédérique de m'avoir mise en contact avec le travail de David Bellos, auteur d'une très intéressante biographie de Perec (que je n'ai pas, je n'ai donc pu la citer précisément):
David Bellos, Georges Perec, Une vie dans les mots (Seuil, 2002).

mercredi 10 mars 2010

Conrad au coeur des ténèbres



« Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres » (Baudelaire, Le Voyage)
« Je vis une étoile précipitée du ciel sur la terre.
Et il lui fut donné la clé du puits de l’abîme » (Apocalypse 9, 1)

   Au début de la quête, il y a le songe… Marlow, narrateur du Cœur de Ténèbres, rêve devant un vieux planisphère, dans un bureau poussiéreux ; mais le monde s’offre à lui comme un trésor à découvrir.  Le voyage, aventure vécue, n’est pas une métaphore pour Joseph Conrad ( ni pour Melville, Stevenson ou Jack London); chacun d’eux a mené une vie aventureuse avant de devenir écrivain. Un peu comme si ces pérégrinations réelles devaient immanquablement conduire à l’exploration de soi : le voyage se prolonge en odyssée intérieure, navigation orphique débouchant sur l’illumination … ou sur le naufrage ! L’on pense à la catastrophe qui clôt la poursuite insensée d’Achab, dont  Ishmaël, image du romancier enclose dans le livre, demeure un témoin, observateur – philosophe perché sur son mât, entre la surface étale et miroitante et l’infini du ciel qu’elle reflète ; postion incommode au demeurant, mais qui l’épargne du naufrage ultime. Devenir romancier plutôt qu’aventurier, c’est amorcer une seconde étape qui mène de l’expérience à la compréhension, inscrivant le vécu - voué à l’oubli - dans la mémoire de l’humanité toute entière.
   Marlow, celui qui donne naissance au récit, figure un double de l’écrivain. Le roman devient ainsi expédition dans ce vaste monde de papier , plus riche encore que le vrai, puisque entrelaçant le rêve au réel...  Mais s’aventurer en « terra incognita », c’est courir le risque de cette découverte qui peut se révéler un enfer ! Passer de la chambre au vaste monde (au contraire du géographe de Vermeer qui se détourne de la carte pour mieux rêver) constitue la promesse d’un danger.  La destination choisie ne se livre pas immédiatement : il faut emprunter des détours, des voies contournées, un navire, puis un rafiot, pour enfin parvenir … au point de départ. De la difficulté de prendre son envol ! Pour partir, il faut donc déjà s’éloigner, s’isoler, cheminer vers des contrées lointaines et exotiques, devenir l’ébauche d’un autre. Ainsi , Marlow, lorsqu’il rejoint le petit port fluvial, dernière étape avant l’embarquement pour le cœur des ténèbres, n’est déjà plus le « petit oiseau sans cervelle » fasciné par le long serpent du fleuve sur la carte. Au moment du départ, un instant de lucidité – ou une prémonition – lui fait comprendre « qu’au lieu de partir pour le cœur d’un continent », il est « sur le point de [s]’enfoncer au centre de la terre ».  A son arrivée en Afrique, une prémonition : il a le « pressentiment que sous l’aveuglant soleil de ce pays, [il va] apprendre à connaître un démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci ». Ce démon se niche au cœur des ténèbres, celles de l’âme humaine.
   Le voyage sur le fleuve est une lente descente aux enfers. A son terme, la rencontre attendue avec Mr Kurtz – à qui Coppola a donné une figure saisissante, celui d’un Marlon Brando vieillissant et en proie à une folie étrange, car presque rationnelle, conclusion logique à un cheminement qui l’éloigne du monde civilisé. En effet, Apocalyse Now transpose la nouvelle de Conrad en d’autres temps et d’autres lieux (l’Afrique coloniale laissant place à la jungle cambodgienne), mais les univers se fondent, le cinéma donnant un visage à cette démence de l’humain en symbiose avec la sauvagerie du monde. Ce voyage constitue un retour vers l’état de nature, où l’homme, s’éloignant de la civilisation, se trouve diminué, amoindri, dépouillé de ce qui faisait sa grandeur. Se prenant pour Dieu, il est devenu un monstre, un ange déchu dont les entreprises célèbrent le mal absolu, la cruauté, la destruction, l’asservissement d’autrui…  jusqu’à la mort de soi. Le seuil entre l’humanité et la sauvagerie est imperceptible, surtout si celle-ci se pare des atours de la civilisation (par exemple, dans la conscience illusoire de sa propre supériorité), et Marlow ignore pourquoi il ne l’a pas franchi – peut-être par incapacité à mener jusqu’à son terme ce voyage intérieur. Sa fascination pour Kurtz survit à la catastrophe finale ; lucide, il comprend que cette dualité entre le bien et le mal est profonde et latente. Pour rester humain, peut-être faut-il renoncer au désir, rejoindre les cohortes de tous ceux qui se contentent d’un mode sans espoir…
   « Heart of darkness », titre de la nouvelle de Conrad, a longtemps été traduit par « Au cœur des ténèbres », ce qui ne laissait place qu’à une interprétation univoque. La nouvelle traduction ouvre le champ des possibles : le cœur des ténèbres n’est plus forcément une destination. Le puits de l’abîme s’ouvre en chacun de nous.

Joseph Conrad, Coeur des Ténèbres, traduction d'André Ruyters, in Nouvelles complètes (Gallimard, Quarto, 2003)


  

samedi 6 mars 2010

Ceci est mon sang...


   D’une blessure presque imperceptible, comme faite par une épingle à nourrice, le sang s’échappe, par gouttes odorantes qui appellent à la vie. Le flux se transporte dans le corps de l’autre, dans l’échange le plus intime du monde. Je te bois, tu m’absorbes…
   Le vampire, le monstre désiré, haï, craint, espéré, est l’autre et aussi moi-même. Sa séduction absolue s’exerce depuis moins longtemps qu’on ne le croit. S’il existe des allusions au vampirisme depuis l’Antiquité, cette créature est entrée en littérature au début du XIXème siècle, portée par les élans et le désespoir des Romantiques. Lord Ruthven précède Dracula de quelques dizaines d’années ; leurs existences encadrent ce siècle d’incertitudes, de changements politiques et sociaux, comme une sombre menace. En ces temps où le corps se dissimule encore, le vampire porte un regard sur l’enveloppe comme sur le fluide que personne d’autre ne voit, rosissant à peine l’épiderme, mais que lui, l’assoiffé, subodore, convoite, attire, déguste. Il fait exister l’être charnel en exigeant de lui le don total, l’annulation, la fusion intégrale. Le vampire de Polidori exerce une séduction énigmatique et glaçante. Son corps n’est pas décrit : tout au plus en distinguons-nous les contours, l’allure aristocratique, le regard de serpent. Sa fascination est inexplicable, et Aubrey, à la fois attiré et révulsé, se contente de le surveiller de loin, impuissant même à mettre en garde les victimes à venir. Lord Ruthven demeure dans la pénombre, comme si Polidori n’avait osé donner une consistance à cette idée de monstre. Mais ce qui se joue, c’est l’amour et la mort. Ruthven, incapable d’aimer, suscite l’amour ; incapable de vivre, il dispense la mort. Le choix de ses victimes n’est guidé que par une volonté d’avilir autrui, de le précipiter dans les abîmes du péché. Il ne choisit que des âmes pures qu’il corrompt à dessein, mais sans volupté apparente. Un vampire austère, si l’on veut.
   Le désir et le plaisir semblent pourtant indissociables du vampirisme. Carmilla, le vampire saphique de Le Fanu, en est l’illustration – une sorte d’anti-Ruthven : elle aime, d’un amour interdit puisque l’objet de son amour est Laura, qu’elle idolâtre, révère au point de ne plus la quitter. Les manifestations du vampirisme sont extérieures, marques étranges sur le corps, sensations mystérieuses ; Laura s’éteint pendant que croît l’amour de Carmilla. Etrange destin du vampire condamné à mourir ou à faire mourir d’amour…
   …Un amour total, puisque le vampire se concentre à la fois sur l’âme et sur le corps… Alors naît le fantasme ! Enveloppé d’une aura maléfique comme dans sa cape noire, le vampire s’installe pour longtemps dans l’imaginaire collectif. Dracula, ce monstre sans foi ni loi, condamné pour des actes barbares à ne pas mourir, n’engendre que peur et dégoût chez Bram Stoker. Placé dans une zone au dehors, extérieure à tout puisqu’elle n’est ni la vie, ni la mort, il cherche à attirer dans ce hors temps d’autres damnés pour peupler sa solitude. Dans le roman, Mina ne tombe pas sous le charme - d’ailleurs, le comte Dracula n’essaie pas de séduire, mais de piéger, comme un animal de proie. Et ses avatars sont nombreux : loup, créature simiesque, chauve-souris… Le monstre ne peut être tout à fait humain : il synthétise l’animalité de ceux qui ont été ses semblables, en joue, adapte ses formes à l’enjeu. Dracula, est celui qui, au-delà de l’humanité, de l’espace et du temps, se meut en liberté. Son corps se transforme, se déplace à volonté, libre de toute emprise. Cette totale indépendance fait de lui un monstre, puisque pour vivre il ne peut ni ne veut se conformer aux usages sociaux. Dracula comme figure de l’anarchie ? Peut-être pas, mais il porte en lui à la fois destruction et liberté.S’insinuant en ses victimes, il les laisse pantoises, comme après un viol. Le plaisir n’a pas été partagé, et ses assauts répétés détruisent l’âme et le corps. Du devenir de Lucy nous ne saurons rien, si ce n’est qu’elle a été vampirisée. L’idée de la voir monstre elle aussi est insupportable – Stoker nous évite la corruption absolue de cette jeune fille un peu trop sensuelle. 

   Mais le cinéma, lui, s’empare de cet aspect qu’il rend primordial ! Autant le roman suggère, autant le cinéma se doit de montrer. Le vampire, apparu si tardivement dans l’univers littéraire, s’impose immédiatement dans le septième art. Incarnation du Mal née de la semence de Bélial, corps voué à donner la mort, peste se diffusant perfidement dans un cortège de rats, pantin disgracieux et raide, le  Nosferatu de Murnau, dans son esthétique expressionniste, est peut-être repoussant, terrifiant, effrayant depuis l’ombre sur le mur blanc de ses doigts crochus, mais sa morsure est douce, presque un baiser… Sa main , quand il s’abreuve, repose délicatement sur le sein de la victime innocente qui s’offre en sacrifice, la caressant de son ombre malfaisante. Mort et désir sont ici confondus, et la proie se pâme de terreur mais aussi de plaisir. Le vampire sème l’effroi, mais sa séduction se fait de plus en plus grande, pour culminer, sans doute, avec le double visage du Dracula de Coppola. Vlad l’Empaleur est aussi Vladimir de Sakai ; il a choisit cette demi-vie ou cette demi-mort par fidélité à celle qu’il aime éperdument au-delà des siècles. Une damnation choisie, mais qui le rend plus humain que ses prédécesseurs. Mina ici est amoureuse du monstre, c’est certain, elle le préfère au fade Harker, son mari. Le monstre est capable d’aimer, de respecter celle qu’il a élue. Pour la préserver, il se nourrit d’autres proies. Lucy, qu’il a choisie pour épargner Mina, ne souffre pas ; Dracula s’abreuvant à son cou caresse son corps de son ombre, la mort qui s’avance s’annonçant par le plaisir.
   Le vampirisme s’érotise ; mais quoi de plus normal ? L’échange des fluides est le don absolu ; Mina offre son sang pour la vie de Dracula et celui-ci lui propose le sien en gage d’immortalité. Ici l’amour, un amour à la fois pur et charnel, ose braver la mort et briser les lois du destin: ce don réciproque est aussi un orgasme, petite mort mais promesse de vie, qu’on soit vampire ou pas ! Malgré la terreur qu’il inspire, le vampire porte en lui tout ce que le commun des mortels envie : immortalité, puissance, séduction. Il est à la fois la mort et la vie éternelle, l’âme et le sexe : une totalité ! Condamné par l’église à l’errance éternelle, il reproduit aussi la communion originelle, celle qui fonde le christianisme : « Buvez, ceci est mon sang »…
 NB: ce texte a d'abord été publié en décembre 2009 sur Strass de la philosophie . Je l'ai légèrement modifié après avoir revu le Nosferatu de Murnau.