Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 27 juin 2010

Bifurcata blogosphera (1) : SHIGEKUNI

  

 Une toile, entrecroisement de fils dont l’origine est incertaine, d’apparence fragile mais étonnamment résistante, propose des nodules, des points de rencontre matérialisant des carrefours souvent inattendus. L’internaute emprunte des chemins de traverse, se livrant à un  hasard tempéré par l’idée d’exploration. En cherchant son chemin, il peut se perdre, ou, au contraire, emprunter des voies qui embellissent son voyage ; ces itinéraires deviennent alors des destinations choisies, des pratiques habituelles, un but.   Pour moi, le centre de cette fameuse toile est le livre : ainsi, toutes mes errances ou presque sont soumises au désir de découvrir des œuvres, de les lire, d’en approfondir la connaissance. Il est  donc naturel que mon chemin de toile croise celui d’autres blogueurs, dont les sites retiennent mon attention pour des raisons différentes. Des jalons s’accumulent, autant de rencontres qui, souvent, aboutissent à de réels échanges. Bartleby les Yeux Ouverts, La marche aux pages, le Fric Frac Club, et bien d’autres, sont devenus des références auxquelles j’abreuve mon désir de découvertes littéraires.

   Ainsi, le livre peut conduire à la découverte d’un blog, et l’inverse est vrai également, double mouvement qui se révèle parfois vertigineux. Je vous parlerai ainsi régulièrement de ces sites dont la richesse a depuis quelques temps détrôné dans mon esprit toutes les revues littéraires (ou presque). L’un d’entre eux me tient tout particulièrement à cœur et je commencerai par lui : c’est le blog de Marcel Inhoff, SHIGEKUNI, dont je guette les actualités – qui sont nombreuses, à ma grande joie. Je dois cependant préciser que pour en apprécier tous les trésors, il faut lire l’anglais – ou parfois l’allemand, notre distingué blogueur demeurant Outre-Rhin.
   Shigekuni est un site d’un dynamisme étonnant, nourri presque quotidiennement de substances variées : chroniques littéraires, avant tout, mais aussi videos, comic books, cinéma, politique ou faits de société ; une place importante est dévolue à la critique universitaire et à la philosophie. Buffy y croise Giorgio Agamben, Celan y rencontre RASL et William T. Vollmann y côtoie The Vaselines… Un foisonnement impressionnant, une forêt exubérante dans laquelle le lecteur doit se frayer un chemin … au risque de s’y perdre ! Shigekuni place son lecteur face à un questionnement : par où commencer ? Quel itinéraire emprunter ? La solution la plus facile serait de le considérer comme une sorte d’éphéméride, un peu comme ces calendriers de l’Avent qui chaque jour dévoilent une gourmandise… mais ce serait courir le risque de manquer un rendez-vous. Cette luxuriance est spécifique à l’écriture bloguesque, peut-être, mais ici, la profusion des références est telle qu’il se construit une œuvre dynamique, riche de la diversité des entrées, des sources, de la variété des points de vue démultipliant le regard porté sur l’art, la littérature en particulier, lui promettant de nouveaux horizons à chaque découverte.


   Ces entrées en matière sont parfois mystérieuses, voire déconcertantes : en effet, si le lecteur sait à quoi s’attendre (et encore…) lorsqu’en déroulant le nuage de catégories il choisit de s’arrêter à un article sur Melville, la littérature chilienne ou même Kim Deal (pour les ignares – désolée – c’est la charismatique bassiste / chanteuse des Pixies, puis des Breeders ou de The Amps), quelle surprise lui réservera la rubrique « Absurdities » ou « Die guten Deutschen », ou alors « cutup », surtout lorsque cette entrée est couplée avec « Axolotl Roadkill » ? Le choix est parfois difficile : faut-il se laisser guider ou accepter de se perdre ? Mais la richesse des ressources proposées par Marcel Inhoff sur son blog est indéniable : ainsi je me suis laissée émouvoir par la voix de Charles Reznikoff lisant ses poèmes, en particulier Holocaust – moment de grâce où de sa voix presque timide, le poète se livre à l’exercice le plus difficile et le plus dangereux qui soit : se donner totalement, sans l’entremise de la page qui éloigne, désincarne parfois.
   L’écriture de ces chroniques est à la fois limpide, savante, séduisante : le lecteur est convoqué à une véritable confrontation avec l’œuvre. Certaines d’entre elles, extrêmement érudites, s’accompagnent d’une abondante bibliographie – je pense, par exemple, à cet article en allemand, intitulé « Wovon man nicht sprechen kann », traitant de la littérature et de la mémoire… L’auteur communique toujours son point de vue, quel qu’il soit ; c’est une sorte de combattant qui développe une grande énergie dans cette lutte pour la transmission d’une culture – parfois d’une contre-culture, mais est-il si pertinent de les opposer ? Or,  même lorsque la chronique est négative, elle est toujours finement argumentée, et toujours susceptible de provoquer le désir de lire, par un incroyable pouvoir d’incitation et, surtout, par cette démarche militante. Toute neutralité semble bannie : la littérature, en particulier, ne peut laisser indifférent –ou alors, l’ennui s’installe, et alors, à quoi bon lire ? Les articles de Marcel Inhoff communiquent des sentiments, entre la passion, la colère et le rire. Mais parfois, l’auteur s’efface devant les œuvres,  qu’il livre telles quelles (souvent, un poème). A son lecteur d’apprécier, tout simplement.
   Cependant, la lecture de Shigekuni engendre aussi un autre questionnement, en dédoublant la figure du lecteur – Marcel Inhoff – qui devient, à son tour, un auteur. Le blog dessine en creux un autoportrait, celui du lecteur/auteur qui apparaît de plus en plus nettement. Conscient sans doute de cela, il dissémine malicieusement au gré de ses textes quelques photos : Marcel lisant, le visage en partie cachée par l’œuvre dont il fait la chronique… La particularité d’un blog de critique littéraire – et certainement ce qui en fait la richesse, c’est que l’œuvre critique n’est pas dispersée au gré des articles publiés dans différentes revues. Ici, les textes sont rassemblés, l’auteur ne se dissout pas mais son œuvre se construit, à la fois aléatoire et cohérente. Le site fonctionne donc comme une sorte de constellation : au lecteur d’en tracer les contours en rassemblant ces morceaux épars, qui, tels les éclats d’un miroir brisé, révèlent le reflet d’un monde dont l’architecture est rendue complexe, à la manière d’un kaléidoscope dont chaque imperceptible mouvement, chaque tressaillement modifie l’image.
   Une créativité en marche, associant le visiteur à cette subtile construction. Attitude généreuse, qui offre matière à la réflexion, propose des idées, initie des débats, au-delà de toute intention mercantile, pour le simple et entier amour des livres.


  
   

samedi 26 juin 2010

Paul Celan, Zwiegestalt



Il est temps je crois que je vous livre enfin le texte intégral du poème dont le vers en exergue veille sur mon blog. Celan encore et pour toujours...

ZWIEGESTALT

Laß dein Aug in der Kammer sein eine Kerze,
den Blick einen Docht,
laß mich blind genug sein,
ihn zu entzünden.


Nein.
Laß anderes sein.

Tritt vor dein Haus,
schirr deinen scheckigen Traum an,
laß seine Hufe reden
zum Schnee, den du fortbliest
von First meiner Seele.

                       Paul Celan, Von Schwelle zu Schwelle, 1955

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FIGURE DOUBLE

Fais que ton oeil dans la chambre soit une bougie,
ton regard une mèche,
fais-moi être assez aveugle
pour l'allumer.


Non.
Fais qu'autre chose soit.


Avance devant ta maison,
harnache ton songe pie,
fais parler son sabot
à la neige que tu as soufflée
du faîtage de mon âme.

               Paul Celan, De Seuil en Seuil, traduction Jean-Pierre Lefebvre.

jeudi 24 juin 2010

Heiner Müller (2), Hamlet-machine : d'un monde détruit...



« Un père mort eût été peut-être
Un meilleur père. Le mieux
C’est un père mort-né.
Toujours repousse l’herbe par-dessus la frontière.
L’herbe doit être arrachée
de nouveau et de nouveau qui pousse par-dessus la frontière. »
                   (Heiner Müller, Le Père, 1958)

”Kunst ist die Krankheit, mit der wir Leben ”(1)
                   (Heiner Müller in Gesammelte Irrtümer 1, p. 55)

   L’œuvre théâtrale de Heiner Müller s’inscrit dans un mouvement complexe, à la fois reconnaissance et rejet d’une histoire, celle de la littérature, qui coïncide avec celle de l’humanité. Constant aller-retour entre le présent et le passé, elle détruit les mythes pour mieux dévoiler l’essence de l’homme pris dans ses contradictions, entre appartenance à une communauté et destin individuel – si l’on peut parler de destin, puisqu’ici il est toujours responsable de ses choix, même si ceux-ci sont parfois motivés par la situation historique. Ainsi, dans la plupart de ses textes s’entrecroisent un passé littéraire peuplé de fantômes, Prométhée, Philoctète, la Merteuil et Valmont dans Quartett, et un présent marqué par l’écroulement d’une culture, celle de l’Europe ravagée par la Seconde Guerre Mondiale, et qui, symboliquement, correspond dans la biographie de Müller au cataclysme de la mort du père, ancien déporté, qui dans ce monde nouveau et chaotique qui émerge, représentait la possibilité d’un idéal moral et politique.
   Or, dans Hamlet-machine se mêlent les références à l’œuvre de Shakespeare, dont le texte de Müller, bref et d’une densité étonnante, peut se lire comme une réécriture (Müller passe ainsi de la traduction à l'appropriation) , et à l’histoire récente, à travers l’évocation des « ruines de l’Europe » et à ces conseillers qui suivent « au pas de l’oie » le cortège funèbre du « géniteur » - Polonius, père d’Hamlet, dont le frère assassin s’apprête à « [saillir] la veuve ». Vision de violence, dans laquelle aucun repère ne subsiste, puisqu’au père mort succède un couple de meurtriers, la mère devenant une putain aux jambes écartées… Cette catastrophe  familiale prive Hamlet (mais peut-être aussi l’auteur, à travers ce « J’étais Hamlet » qui ouvre ce texte âpre et intense) de toute possibilité de filiation,  donc de reconnaissance. Dans le titre de la pièce, les initiales H. M. (HamletMaschine) sont peut-être aussi celles de l’auteur, Heiner Müller, qui d’ailleurs le reconnaît aisément : « Dann gab es noch dieses Stück, für das ich noch keinen Titel hatte, und weil ich irgendeine Illustration aus einem Band von Duchamp drin haben wollte, ergab sich automatisch der Titel HAMLETMASCHINE. Das wurde dann so interpretiert : HamletMaschine = H. M. = Heiner Müller. Diese Auffassung habe ich mit Sorgfalt verbreitet. » (Gesammelte Irrtümer 1, p.115)(2). Mais cette identité est fluctuante : au « J’étais Hamlet » de l’acte 1 répond le « Je ne suis pas Hamlet » de l’acte 4. L’auteur – personnage – interprète parfois se dissocie en entités indépendantes, un peu comme un pays se désagrège puis tente de se recomposer.

   La pièce, d’une brièveté incisive, se caractérise d’abord par la langue employée : un flux de paroles, apparemment ponctué de manière traditionnelle, mais dans lequel de subtiles nuances apparaissent. Par exemple, les questions n’en sont pas toujours. « Que me veux-tu. » « N’as-tu pas de sang sur tes chaussures. » Le point se substituant à la ponctuation interrogative indique que la question doit être posée, mais qu’elle ne peut avoir de réponse. Elle n’ouvre ni dialogue, ni réelle réflexion, mais existe comme pour signaler un manque, un vide, une absence, une impossibilité d’être au monde. D’autre part, si Heiner Müller désire que sa pièce soit lue comme une pièce classique (« Sie können den Text der HAMLETMASCHINE als fünfaktiges Stück lesen, ganz klassisch in der Dramaturgie. Jedes Stück ist, wenn es theaterwirksam ist, nichts anderes als die Beschreibung einer Orgasmuskurve (…)”)(3).  En effet, le texte se construit en cinq parties designees chacune par un titre qui crée une identification possible entre l’histoire d’Hamlet et celle de l’Europe d’après-guerre :
1.       « Album de famille ». Lors des funérailles de Polonius, Hamlet, seul en scène, s’adresse successivement à tous ceux qui prennent part à son destin : Polonius, Horatio, sa mère (dont il évoque le viol à venir), et Ophélie (« Laisse-moi manger ton cœur qui pleure mes larmes, Ophélie », p. 72)
2.       « L’Europe de la femme », dont la figure centrale est Ophélie – non pas la fiancée, mais cet être qui veut mourir. Ophélie est ici l’image de la destruction de soi, qui serait comme une destruction du monde.
3.       « Scherzo », qui s’ouvre sur une longue didascalie-invocation de la mort : « Université des morts. Chuchotements et murmures. De leurs pierres tombales (chaires) les philosophes morts lancent leurs livres sur Hamlet. Galerie des femmes mortes. La femme à la corde La femme aux veines ouvertes, etc. Hamlet les contemple dans l’attitude d’un visiteur de musée (de théâtre). Les femmes mortes lui arrachent ses vêtements. D’un cercueil dressé portant l’inscription HAMLET 1 sortent Claudius et, vêtue et maquillée en putain, Ophélie. Strip-tease d’Ophélie » (p. 73). Dans une ultime et désespérée tentative de se reconstruire, Hamlet essaie de s’approprier l’identité d’Ophélie, dont la pureté originelle n’est même plus un souvenir. Ce transfert aboutit à la constitution d’un couple improbable, celui d’Hamlet et d’Horatio, dans une grotesque parodie d’idylle romantique sous l’égide d’une « madone au cancer du sein ». Tout est pourri dans ce royaume de Danemark, miroir d’une Europe en décomposition, privée même des ressources de la philosophie.
4.       « Peste à BUDA bataille pour le Groenland ». Cette délocalisation fondée à la fois sur un jeu de mots bouffon et sur une localisation hasardeuses signale l’impossibilité de s’inscrire dans un espace, l’idée de stabilité ayant déjà été mise à mal dans l’acte précédent par les mouvements de la balançoire qui abrite les ébats de Hamlet et d’Horatio, et par leur danse comique. Heiner Müller insiste d’ailleurs sur l’aspect comique de la pièce : « Wenn man die HAMLETMASCHINE nicht als Komödie begreift, muss man mit dem Stück scheitern. »(4). Ainsi, la tragédie et la comédie grinçante (comédie désespérée, regard à la fois engagé et distancié) se trouvent associées dans cette exposition d’un monde  voué au chaos et que rien ne peut reconstruire.  Cet acte est aussi celui de l’échec de l’histoire / Histoire, les monuments érigés par les hommes (tombeaux, statues) abolissant toute dynamique. « L’espérance ne s’est pas réalisée », la révolution a échoué, rendant impossible toute autre tentative. Se dessine ainsi une opposition entre deux mondes, l’un où la Révolution a échoué, semant partout des cadavres, l’autre placé sous le signe d’un capitalisme triomphant, le monde des humiliés et des lâches. Le regard de Heiner Müller est amer, désabusé, mettant dos à dos les deux systèmes auxquels il a été confronté, celui de l’Ouest qui s’est dissous dans le nazisme de son enfance, et cet Est qui, finalement,  lui apparaît dans toutes ses erreurs. Le mouvement s’est fracassé contre l’inertie, brisant tout espoir. L’échec de la révolution porte en elle celui de toutes les révolutions à venir…Aucune dynamique ne peut exister dans cette débâcle de l’Histoire. Le vocabulaire de la destruction marque toute la pièce, et en particulier cet acte. Destruction revendiquée par l’auteur : « Mein Hauptinteresse beim Stückschreiben ist es, Dinge zu zerstören. Dreissig Jahre lang war Hamlet eine Obsession für mich, also schrieb ich einen kurzen Text, HAMLETMASCHINE, mit dem ich versuchte, Hamlet zu zerstören. Die deutsche Geschichte war eine andere Obsession, und ich habe versucht, diese Obsession zu zerstören, diesen ganzen Komplex. Ich glaube, mein starker Impuls ist der, Dinge bis auf ihr Skelett zu reduzieren, ihr Fleisch und ihre Oberfläche herunterzureissen. Dann ist man mit ihnen fertig.” (5)
Le spectateur est associé à ce mouvement destructeur par le dédoublement de l’acteur : “Je me vois”, “je ne joue plus de rôle »… Le spectateur, ainsi, peut se projeter dans tous les personnages, dans les éléments du décor, même. Explosion / implosion, éclatement qui aboutit à une fragmentation de soi et du monde, les morceaux éparpillés se mêlant dans un puzzle insoluble, toute tentative de reconstruction étant vouée à l’échec jusqu’à la Nausée (terme récurrent dans ce passage où il s’inscrit comme une invocation). Ce motif n’est pas étranger à la littérature, que Müller s’approprie, l’idée du crime et du châtiment creusant son empreinte dans le texte, le crâne fracassé de Polonius (ici, il n’est pas question de poison dans l’oreille, la violence ne prend pas ces allures raffinées) se reflétant dans le miroir dostoïevskien de la lame de cette « hache pour l’unique crâne de l’usurière ».
5.       « Furieuse attente / Dans l’armure terrible / Des millénaires » : la pièce s’achève sur l’idée d’une apocalypse, vision de laquelle se détache Ophélie, la femme. Toute promesse de naissance est niée : la jeune femme rejetant avec violence l’idée de donner la vie. « Je rejette toute la semence que j’ai reçue. Je change le lait de mes seins en poison mortel. Je reprends le monde auquel j’ai donné naissance (…) ». Ophélie s’est muée en Electre, figure du deuil et de la vengeance. Et l’image finale est celle d’une matrice stérile qui l’emprisonne…

   L’humanité – terme à prendre dans son sens large, mais aussi dans son usage politique – n’a plus d’espoir. Marx, Lénine et Mao apparaissent brièvement dans la pièce, incapables de finir cette phrase qui pourrait ressusciter l’espoir : « IL FAUT BOULEVERSER TOUS LES RAPPORTS DANS LESQUELS LES HOMMES… ». Quelle possibilité reste-t-il à Hamlet – à l’homme ? Ne devenir plus qu’un corps, une machine, se priver volontairement de toute pensée, car toute pensée est douloureuse – ce que signalaient déjà les philosophes morts jetant leurs livres sur Hamlet. « Mon cerveau est une cicatrice », dit-il lors de sa dernière apparition. L’humour ou la distance ironique introduites par Heiner Müller dans le texte intensifient paradoxalement la tragédie : l’homme n’a même plus la possibilité de se livrer au désespoir. Il ne peut plus que rire de son sort…
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Heiner Müller, Hamlet-machine (Les Editions de Minuit, 1985, traduction Jean Jourdheuil)
                       Gesammelte Irrtümer 1 - Interviews und Gespräche, Verlag der Autoren, 1986)

Et un lien vers une video (le monologue d'Ophélie / Electre) avec Einstürzenden Neubauten pour la bande son...
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Notes:
(1) L'art est la maladie avec laquelle nous vivons.
(2) Il restait encore cette pièce pour laquelle je n'avais pas encore de titre, et comme je voulais y faire figurer n'importe quelle illustration d'un volume de Duchamp, le titre, Hamlet-machine, s'est présenté à moi automatiquement. Voilà comment il a été interprété : Hamlet-machine = H.M. = Heiner Müller. J'ai scrupuleusement répandu cette interprétation.
(3) Hamlet-machine peut être lue comme une pièce en cinq actes, d'une conception dramaturgique tout à fait classique. Toute pièce d'une véritable valeur théâtrale se conçoit comme la montée d'un orgasme.
(4) Si l'on ne comprend pas que la pièce est une comédie, c'est qu'elle doit être un naufrage.
(5) Ce qui m'intéresse le plus, lorsque j'écris une pièce, c'est de détruire des choses. Pendant trente ans j'ai été obsédé par Hamlet : j'ai donc écrit un court texte, Hamlet-machine, pour essayer de détruire Hamlet. L'une de mes autres obsessions était l'histoire de l'Allemagne : j'ai essayé de détruire toute cette obsession, ce complexe. Je crois que ce qui me fait agir, c'est de réduire les choses à leur squelette, d'arracher leur chair, de les dépouiller de leur surface. C'est ainsi qu'on en finit avec elles.

PS : je suis désolée d'infliger ces calamiteuses traductions à mes éventuels lecteurs - il se trouve que ces entretiens n'ont pas encore été traduits en français (pas à ma connaissance, en tout cas), et que j'ai dû procéder moi-même à ce massacre.
PPS: merci à M. pour sa relecture et ses observations constructives... et pour m'avoir permis de lire ces entretiens de Heiner Müller, dont je recommande la lecture à tous (c'est profond, drôle, désespéré, méchant, intelligent... c'est du Müller, quoi!)

dimanche 13 juin 2010

Guantanamo : une interview de Frank Smith


Lire Guantanamo est une expérience humaine tout autant que littéraire, qui invite à un questionnement de chaque instant : comment, à partir de la froideur de documents officiels divulgués sans empressement par les autorités américaines, dans l'anonymat d'interrogatoires aux protagonistes sans visage, reconstituer le non-dit, le discours que sous-tendent des rapports de force justifiés, pour les vainqueurs, par cette "war on terror" initiée par George W. Bush - rapports subis par des coupables et des innocents, des victimes et des manipulateurs - tous, quel que soit leur camp, captifs d'attitudes monolithiques qui les dépassent? Comment, et la question est lancinante, imaginer la naissance d'une oeuvre poétique à partir de telles données? 
Guantanamo est une oeuvre qui sonde profondément la relation qui s'instaure entre littérature et réalité, mais qui ouvre aussi la voie à une introspection qui associe la genèse du livre à sa réception par le lecteur...

Frank Smith a eu la gentillesse de bien vouloir répondre avec bienveillance et précision à quelques-unes des questions qu'a suscitées en moi la lecture de ce livre intense et détaché à la fois, mais dont les traces s'inscrivent profondément en  celui qui s'y engage. Je le remercie de tout coeur d'avoir accepté de m'accorder cet entretien à distance.

Par quel chemin avez-vous été conduit à vous intéresser aux documents livrés par le Pentagone, ces trois cent dix-sept procès-verbaux d’interrogatoires de détenus sur la base américaine de Guantanamo ?
F.S. : Le 23 janvier 2006, à la suite d'une plainte déposée par l'agence Associated Press et fondée sur le Freedom of Information Act - la loi qui permet à tout citoyen américain d'exiger et d'obtenir la publication de documents officiels -, le juge fédéral de New York, Jed Rakoff, ordonnait au Pentagone de dévoiler l'identité de centaines de détenus de la base de Guantanamo. Un mois plus tard, le département de la Défense décidait de ne pas faire appel et d'appliquer la décision. C'est ainsi qu'a été obtenu du FBI un mémorandum confidentiel sur l'utilisation de méthode d'interrogatoires musclée contre les terroristes présumés. En deux ans de procédure judiciaire contre l'administration de Washington, plus de 90 000 pages de documents administratifs concernant les centres de détention en dehors du territoire américain ont ainsi été rendus publiques.
Informé par la presse, je suis allé voir de plus près, et ai examiné cette matière tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain.

Vous aviez déjà utilisé ces interrogatoires dans le cadre d’une création radiophonique originale. Quelles différences essentielles existe-t-il, à votre avis, entre la manière dont l’œuvre sonore peut avoir été reçue par les auditeurs, et l’effet que votre livre peut produire sur le lecteur ? L’onde créée par le son qui incarne en quelque sorte la parole du détenu ne vous semblait-elle pas, au départ, davantage susceptible de transmettre une émotion ? Pourquoi ce besoin d’y revenir?
F.S. : Je me suis englué dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique, que je coordonne à France Culture. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Au milieu des récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
Sans doute l'émotion soulève-t-elle parce que les textes sont portés par des voix. Le travail d'écriture, entamé après la réalisation radiophonique, avait, lui, pour but de présenter l'objet de la parole, de donner (et non faire) sensation en restant réticent vis à vis de l'émotion. Je voulais me méfier des effets encore plus. Paradoxalement, par le passage à l'écrit je pensais pouvoir gagner aussi en force. Ce qui est compliqué dans toute activité, c'est l'équilibre entre la force et l'espace dans lequel on intervient. Comme le dit le général Giap, connu pour être le vainqueur de la bataille de Dien Bien Phu qui a sonné la défaite et le départ des Français d'Indochine : plus on prend de l'espace, plus on perd sa force. Je voulais ne pas trop en faire pour garder la force. C'est aussi lié à des questions de vitesse, me semble-t-il. A la radio, la vitesse par le rythme des voix qui rayonnent n'est pas de la même grandeur que celle propre à l'écriture, qui, quant à elle, mesure le rapport d'une évolution au temps différente, davantage en phase avec la pulsion intérieure. Curieusement, il y a encore dans le son du programme radiophonique beaucoup de visible, que j'ai tenu à faire disparaître dans la matière écrite du livre pour laquelle j'ai fait le vœu de pauvreté.

Vous avez adopté une forme de neutralité insistante, qui, pourtant, installe un espace d’inquiétude, dans lequel la parole dépossédée d’identité est réduite à elle-même. Comment, par exemple, en êtes-vous venu à cette lancinante alternance de voix anonymes et sans timbre ? Vous auriez pu choisir, puisque vous revendiquez votre œuvre comme une fiction, de donner un visage, un passé, une famille à ces détenus….
F.S. : Des hommes et des femmes parlent. Voilà le point de départ de ce texte. J'ai essayé en effet de délimiter et mettre en place un espace neutre en ménageant une distance sans laquelle aucune tentative d'élucidation ne saurait être possible. De ces paroles, je me suis saisi en travaillant sur le moins, le négatif, en ôtant, en gommant, en retirant toute substance métaphorique. Pas d'idées sinon dans les choses, selon l'axiome de William Carlos Williams, que j'ai placé en exergue du livre. Qui peut le moins donne le plus. C'est une opération de soustraction qui a aussi eu lieu là. Soustraire b de a (calculer a − b) c'est trouver le nombre qui complèterait b pour donner a. On combine deux ou plusieurs grandeurs du même type pour donner un seul nombre, appelé la différence. C'est cette différence que je voulais atteindre. Ce n'est pas pour faire joli - souci esthétique. Ce n'est pas non plus pour faire puissant - souci moral. C'est pour gagner en lisibilité, en tension et en force. L'anecdote, le contexte ne m'intéressent pas. Des fictions, notamment au cinéma, ont été réalisées à partir du témoignage de détenus de Guantanamo : le résultat est saisissant de sensationnalisme, donc suspect. Ce que je voulais approcher par l'écriture, c'est l'irréductible, la part humaine dans l'homme. Ce qui reste d'humain quand l'humain a disparu. Ce que j'ai cru comprendre du concept de thisisness que théorise Julia Kristeva, c'est la singularité de chacun, le point de l'irréductible, le réel de notre singularité quelconque. Ce qui fait qu'on est Un, à un endroit et en un temps donnés, ce quelqu'un-là. Chacun est une question posée. Avec le vertige qu'elle fait trembler, cette question, et en même temps la force qu'elle déploie. C'est peut-être ce que j'aurais essayé d'aborder avec Guantanamo, poser le questionnement de l'humain, de l'irréductible humain dans l'homme, quand l'homme est contraint par l'homme à ne plus être un homme.

Votre œuvre, pourtant, n’est pas une poétisation du réel, elle en est une transcription poétique, ce qui est différent. En quoi, selon vous, la distance instaurée par le langage entre la réalité et ce que l’on pourrait considérer comme une translittération permet-elle l’éclosion de la vérité (ou d’une vérité) ?
F.S. : Oui, la poétisation du réel, c'est l'enjoliveur. C'est casser le toit de la bagnole pour en faire une décapotable. Je ne peux pas, cela. Ce qui me semble important, ce n'est certes pas de faire beau, de toucher avec des mots dans les phrases les petits oiseaux, le ciel bleu et la mer qui varie, mais au contraire se concentrer sur l'objet qui est dit, présenter cet objet en sachant que l'émotion est en quelque sorte consubstantielle à la forme du poème. Transcription, copiage, recopiage, répétition. Et répéter ce n'est pas radoter ni ressasser. Ce sont les mêmes mots, les mêmes phrases, et pourtant ce ne sont pas les mêmes énoncés. En biologie, la transcription mène à la traduction, dans le champ des adn d'enzymes. On ne serait pas loin de cela, n'est-ce pas ? J'ai tenté d'adopter une démarche objectiviste, sur les traces du poète américain Charles Reznikoff. Ce travail veut interroger les rapports entre les énoncés et vient les déplacer, les agencer, les questionner afin de mettre en lumière des liens restés inapparents et inopérants jusque-là. Ces liaisons sont à distinguer de l'effet de la métaphore qui a pu historiquement dériver en un processus d'intensification imagée du réel, tandis que l'objectivisme est le dévoilement dans le réel objectif de connexions inaperçues - cachées volontairement ?
L'objectivisation du réel dans son souci de dévoilement ne serait-elle pas en phase avec l'énonciation de la vérité ? La vérité dans ce texte passerait par le récitatif qu'il devient.

Vous êtes-vous assigné une mission en entreprenant l’écriture de Guantanamo ? Pensez-vous (comme je le crois) que votre livre puisse avoir une portée politique ? Et d’ailleurs, est-ce pour vous la fonction de la littérature ?
F.S. : Je ne me suis pas assigné une mission en particulier. Je crois vouloir être présent aux choses du monde qui m'entoure et dont je fais partie. L'art au présent et l'art du présent. Pas d'esthétisme documentaire, ni de revendication spectaculaire, non. De la grammaire, de la ponctuation, avant toute chose, oui. Et dans cette affirmation, je veux bien prendre le risque de me présenter comme un poetic war reporter.

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Je tiens aussi à vous signaler un article remarquable sur Guantanamo, publié hier par Marcel Inhoff sur son site Shigekuni, sans doute la meilleure chronique publiée sur ce livre depuis sa sortie (l'article est en anglais)