« Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres » (Baudelaire, Le Voyage)
« Je vis une étoile précipitée du ciel sur la terre.
Et il lui fut donné la clé du puits de l’abîme » (Apocalypse 9, 1)
Au début de la quête, il y a le songe… Marlow, narrateur du Cœur de Ténèbres, rêve devant un vieux planisphère, dans un bureau poussiéreux ; mais le monde s’offre à lui comme un trésor à découvrir. Le voyage, aventure vécue, n’est pas une métaphore pour Joseph Conrad ( ni pour Melville, Stevenson ou Jack London); chacun d’eux a mené une vie aventureuse avant de devenir écrivain. Un peu comme si ces pérégrinations réelles devaient immanquablement conduire à l’exploration de soi : le voyage se prolonge en odyssée intérieure, navigation orphique débouchant sur l’illumination … ou sur le naufrage ! L’on pense à la catastrophe qui clôt la poursuite insensée d’Achab, dont Ishmaël, image du romancier enclose dans le livre, demeure un témoin, observateur – philosophe perché sur son mât, entre la surface étale et miroitante et l’infini du ciel qu’elle reflète ; postion incommode au demeurant, mais qui l’épargne du naufrage ultime. Devenir romancier plutôt qu’aventurier, c’est amorcer une seconde étape qui mène de l’expérience à la compréhension, inscrivant le vécu - voué à l’oubli - dans la mémoire de l’humanité toute entière.
Marlow, celui qui donne naissance au récit, figure un double de l’écrivain. Le roman devient ainsi expédition dans ce vaste monde de papier , plus riche encore que le vrai, puisque entrelaçant le rêve au réel... Mais s’aventurer en « terra incognita », c’est courir le risque de cette découverte qui peut se révéler un enfer ! Passer de la chambre au vaste monde (au contraire du géographe de Vermeer qui se détourne de la carte pour mieux rêver) constitue la promesse d’un danger. La destination choisie ne se livre pas immédiatement : il faut emprunter des détours, des voies contournées, un navire, puis un rafiot, pour enfin parvenir … au point de départ. De la difficulté de prendre son envol ! Pour partir, il faut donc déjà s’éloigner, s’isoler, cheminer vers des contrées lointaines et exotiques, devenir l’ébauche d’un autre. Ainsi , Marlow, lorsqu’il rejoint le petit port fluvial, dernière étape avant l’embarquement pour le cœur des ténèbres, n’est déjà plus le « petit oiseau sans cervelle » fasciné par le long serpent du fleuve sur la carte. Au moment du départ, un instant de lucidité – ou une prémonition – lui fait comprendre « qu’au lieu de partir pour le cœur d’un continent », il est « sur le point de [s]’enfoncer au centre de la terre ». A son arrivée en Afrique, une prémonition : il a le « pressentiment que sous l’aveuglant soleil de ce pays, [il va] apprendre à connaître un démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci ». Ce démon se niche au cœur des ténèbres, celles de l’âme humaine.
Le voyage sur le fleuve est une lente descente aux enfers. A son terme, la rencontre attendue avec Mr Kurtz – à qui Coppola a donné une figure saisissante, celui d’un Marlon Brando vieillissant et en proie à une folie étrange, car presque rationnelle, conclusion logique à un cheminement qui l’éloigne du monde civilisé. En effet, Apocalyse Now transpose la nouvelle de Conrad en d’autres temps et d’autres lieux (l’Afrique coloniale laissant place à la jungle cambodgienne), mais les univers se fondent, le cinéma donnant un visage à cette démence de l’humain en symbiose avec la sauvagerie du monde. Ce voyage constitue un retour vers l’état de nature, où l’homme, s’éloignant de la civilisation, se trouve diminué, amoindri, dépouillé de ce qui faisait sa grandeur. Se prenant pour Dieu, il est devenu un monstre, un ange déchu dont les entreprises célèbrent le mal absolu, la cruauté, la destruction, l’asservissement d’autrui… jusqu’à la mort de soi. Le seuil entre l’humanité et la sauvagerie est imperceptible, surtout si celle-ci se pare des atours de la civilisation (par exemple, dans la conscience illusoire de sa propre supériorité), et Marlow ignore pourquoi il ne l’a pas franchi – peut-être par incapacité à mener jusqu’à son terme ce voyage intérieur. Sa fascination pour Kurtz survit à la catastrophe finale ; lucide, il comprend que cette dualité entre le bien et le mal est profonde et latente. Pour rester humain, peut-être faut-il renoncer au désir, rejoindre les cohortes de tous ceux qui se contentent d’un mode sans espoir…
« Heart of darkness », titre de la nouvelle de Conrad, a longtemps été traduit par « Au cœur des ténèbres », ce qui ne laissait place qu’à une interprétation univoque. La nouvelle traduction ouvre le champ des possibles : le cœur des ténèbres n’est plus forcément une destination. Le puits de l’abîme s’ouvre en chacun de nous.
Joseph Conrad, Coeur des Ténèbres, traduction d'André Ruyters, in Nouvelles complètes (Gallimard, Quarto, 2003)