Anselm Kiefer, Der Engel, 1976-1978, collection Würth, photo personnelle |
Au bleu qui cherche encore son oeil je bois le premier.Je bois aux traces de tes pas, et je vois :tu roules entre mes doigts, perle, et tu grandis.Tu grandis comme ceux que l'on oublie.Tu roules : le grêlon noir de la mélancolietombe dans un linge, de signes d'adieu tout blanchi.Paul Celan, Pavot et Mémoire, Christian Bourgois Editeur, traduction Valérie Briet, 1987
Silhouette noire sur un ciel sombre et menaçant, ailes zébrées de flammèches, l'Ange de l'Histoire se penche sur une humanité à bout de souffle, presque détruite. D'un geste protecteur il tente de sortir de l'ombre les victimes, ceux que la Catastrophe a réduits en cendres mais dont la mémoire ne doit pas disparaître... Vision prémonitoire associée par Walter Benjamin à une oeuvre de Paul Klee - Angelus Novus, l'ange tourmenté renaît dans cette oeuvre tragique et pourtant illuminée d'une clarté diffuse, accueillant les visiteurs de l'exposition "Anselm Kiefer dans la collection Würth" visible à Erstein jusqu'au 25 septembre 2011.
Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé.Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer.
Walter Benjamin, "Angelus novus" in Thèse sur la philosophie de l'histoire, Denoël, 1971
S'engage alors un voyage à rebours dans l'oeuvre de Kiefer, dont les travaux sont présentés dans une chronologie inversée. Approche déroutante, mais qui, finalement, rend hommage à une pensée puisque, comme Chlebnikov, poète russe auteur d'une théorie de l'histoire cyclique plutôt que linéaire, l'artiste imagine que les germes des catastrophes à venir existent déjà dans celles du passé.
A. Kiefer, Velimir Chlebnikov Seeschlachten, 2005, collection Würth, photo personnelle |
Le travail d'Anselm Kiefer se fait passage, traverse tous les seuils, en résonance avec les interrogations qui marquent les consciences depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Tout le monde conserve à l'esprit la question d'Adorno, souvent simplifiée dans la formule : "Peut-on écrire après Auschwitz?" La confrontation avec les oeuvres de Kiefer plonge le visiteur au coeur de ce lancinant problème. L'artiste le rend témoin de son cheminement intime, douloureux, né d'une culpabilité involontaire : en effet, né juste à la fin de la guerre dans le Bade-Wurtemberg, il cherche le moyen de conserver ses racines germaniques tout en reniant leur appropriation par le national-socialisme. Parfois, la méthode est brutale. Témoin en est cette série d'oeuvres picturales et photographiques dans lesquelles il se représente faisant le salut nazi en divers lieux, en France ou devant le Colisée à Rome par exemple. Au-delà de la provocation l'on peut lire dans ces Heroische Sinnbilder une volonté de comprendre, même si cela semble impossible, ce qui a pu conduire tant de personnes à accepter ces règles barbares, tout en ridiculisant ce geste dépourvu de sens et reproduit de manière isolée.
A. Kiefer, Heroisches Sinnbild III, 1971, collection Würth, photo personnelle |
Kiefer reconnaît son appartenance au peuple allemand, s'interroge sans doute sur son attitude s'il était né une vingtaine d'années plus tôt, et en profite pour détruire toute connivence avec cette période que pourtant il s'interdit d'oublier en la fixant à jamais sur divers supports, albums photos ou toiles. A ce moment le judaïsme prend une place considérable dans son oeuvre; il s'intéresse de près à la Kabbale dont il intègre de plus en plus d'éléments dans ses travaux. Un lien étroit s'établit avec l'oeuvre d'un poète qui habitera désormais de manière durable, évidente et émouvante les toiles de l'artiste : Paul Celan qui, de seuil en seuil, nourrit ses textes de la culpabilité du survivant, de l'hommage rendu aux victimes, de l'impossibilité de survivre dans un monde qui a rendu possible cette catastrophe.
Lait noir de l'aube nous te buvons la nuitNous te buvons midi et matin nous te buvons le soirnous buvons nous buvonsUn homme habite la maison tes cheveux d'or MargareteTes cheveux de cendre Sulamith nous creusonsune tombe dans les airs on n'y est pas couché à l'étroitPaul Celan, Fugue de mort, in Pavot et Mémoire (op.cit.)
A. Kiefer, Dein goldenes Haar, Margarete, 1981, id. |
Comme Celan, Kiefer inscrit son oeuvre à la fois dans une cosmogonie - il s'inspire de toutes les mythologies fondatrices de notre civilisation, qu'il a étudiées de manière approfondie, car son travail est aussi celui d'un érudit - et au sein de la nature. Ses toiles sont vivantes, végétales et minérales; il les a souvent soumises à l'air qui oxyde, à l'eau qui altère, à la poussière, à l'érosion. Ainsi le monde marque son empreinte dans ces tableaux souvent gigantesques, offrant au regard d'innombrables chemins, invitation à un voyage infini aussi bien dans le passé que dans l'avenir... L'univers entier y est embrassé, d'étoile en grain de poussière, de branche en brin de paille; Yggdrasil y est un fagot d'où naissent tous les arbres et tous les mondes; pigments et terre se mêlent en des sillons mythiques; Margarete se fond à Sulamith, les sillons, tels des rails, menant à l'anneau ou à l'ultime destination. Les constellations veillent sur un sol meurtri, écorché, parfois couvert de neige mais aux blessures toujours visibles...
A.K., Das letzte Fuder, 2007, id. |
Exploration d'une oeuvre à la fois monumentale et intime qui se fait le témoin d'un questionnement perpétuel embrassant tous les territoires de l'âme et de la conscience, la visite de cette exposition est bouleversante. Anselm Kiefer nous associe à son travail de deuil mais aussi de connaissance; l'absence presque totale de représentations humaines (excepté l'artiste lui-même dans ses Heroische Sinnbilder et des personnages de la mythologie) n'exclut pas l'humanité, à laquelle se substitue le spectateur - qui devient acteur. Extérieur à la toile, il se trouve cependant placé à son point d'origine, ce qui l'engage immanquablement dans une réflexion personnelle. Kiefer ne souhaite pas imposer une interprétation, c'est au visiteur de trouver son chemin dans cette cosmogonie ancienne et nouvelle. A la sortie, son regard est attiré par une bibliothèque de plomb, renfermant des livres aux pages cornées, aux silhouettes torturées, lourds d'un savoir collectif et mystérieux, dont les pages restent à écrire. Ainsi cette oeuvre se trouve-t-elle au seuil du passé et de l'avenir, emplie de la mémoire du monde mais ouverte à tous les possibles qui en naîtront.
Anselm Kiefer dans la collection Würth, exposition jusqu'au 25 septembre 2011 au musée Würth à Erstein,
Z.I OuestRue Georges Besse BP 40013
67158 ERSTEIN
Tél : +33 (0)3 88 64 74 84
Fax : +33 (0)3 88 64 74 88
great work. nice to see you writing again. you've been keeping us waiting. I'll blog a link to this fine essay tomorrow.
RépondreSupprimerThank you so much... This "exhibition" is incredible. Strange, I've got a feeling that I can guess your identity, Mr Anonymous - Mr M., according to me...
RépondreSupprimerYep, it's me. I couldn't get the blog to register my identity, =(
RépondreSupprimer« Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » Adorno
RépondreSupprimer« De même, à peine t'avais-je vu pour la première fois que je retournai avec toi d'où je venais. » Benjamin
Il me semble, ce matin, que toute l'œuvre de Kiefer tient en un fragile équilibre entre ces deux phrases.
@Claude : j'ai vécu ce voyage entre Celan et Benjamin (et l'oeuvre d'A.K. offre à Adorno une réponse vive, dans l'élan poétique de cette peinture déchirante). A l'esprit les mots de Paul Celan, dont certains étaient lancinants. J'ai eu la sensation que chaque touche de couleur surgie du noir, chaque griffure sur la toile, chaque relief était un mot de Celan changé en couleur - ou en son absence. Me viennent à l'esprit de nombreux textes, j'en choisis le plus court :
RépondreSupprimer"Soleils-filaments
sur le désert gris-noir.
Une pensée à hauteur
d'arbre
attrape le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes"
(C'est dans "Renverse du souffle".
Merci d'avoir partagé ce voyage...
@Marcel (now everyone will know your identity, sorry for that) : the original of this poem (because Celan's language is yours)
"Fadensonnen
über der grauschwarzen ödnis.
Ein baum-
hoher Gedanke
greift sich den Lichtton : es sind
noch Lider zu singen jenseits
der Menschen."
(aus "Atemwende")
Ouais ! moi je ne vois qu'une seule chose, c'est que tu y es allée sans moi ! Na ;-)
RépondreSupprimerBen je veux bien y retourner, mon Cronopio. Dis fois s'il le faut ;-)))
RépondreSupprimerNotre deuil à nous les descendants, est incommensurable, la mémoire est tronquée, errance, avec laquelle pourtant nous devons vivre. Que nos anciens aient été du côté des bourreaux ou des victimes, volonté de mémoire, je pense à Modiano et Garouste, nous traînons notre peau de chagrin.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup la façon dont tu parles de Kiefer - et ce n'est pas la première fois dans ton blog. Ici, tu l'éclaires superbement en l'entourant des pensées de Celan, Adorno et Benjamin. Bravo!
RépondreSupprimer@Marylin : oui, je crois que c'est un partage douloureux, et que l'art se doit aussi de perpétuer à travers les mots, les couleurs, suscitant des sentiments et des sensations sans doute venus de ce passé qui nous est commun. Merci de ton passage ici...
RépondreSupprimer@Yoann : merci beaucoup! Mais je te trouve de drôles d'occupations pendant que deux personnes de ta connaissance sont à la piscine. Je crois que cette visite, je la referais volontiers avec vous trois...