Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mercredi 12 octobre 2011

L'amour la poésie...

Cette chronique a été initialement publié dans la revue Black Herald #1.

«Du sollst dem Aug der Fremden sagen : Sei das Wasser.»
(Paul Celan, In Ägypten, in Mohn und Gedächtnis, 1952)
«Tu diras à l’œil de l’étrangère : sois l’eau.»
(En Égypte, in Pavot et mémoire, traduction de Jean-Pierre Lefebvre)

Je suis entrée un peu comme une voleuse dans la correspondance entre Paul Celan (1920-1970) et Ingeborg Bachmann (1926-1973), Herzzeit, publiée chez Suhrkamp en 2008, encore inédite en français. Ma fascination pour l’œuvre de ce poète, suspendue entre la limpidité d’un langage dépouillé et les arcanes d’un univers tourmenté, dont les textes sont gravés dans la pierre et le sable, explique peut-être ce désir de m’immiscer dans l’intimité de cet échange entre deux êtres torturés par une angoisse existentielle et poétique. J’avais peut-être aussi envie de rendre un corps à celui qui avait choisi, ce 20 avril 1970, de disparaître dans les flots de la Seine depuis le mélancolique Pont Mirabeau, de découvrir quel homme se dissimulait derrière ce poète voué à l’universel.
L’échange s’ouvre sur un poème, In Ägypten, que Celan offre à Ingeborg pour ses vingt-deux ans, l’année de leur rencontre à Vienne, un beau texte qui contient beaucoup des thèmes qui marquent l’œuvre de Celan. Dans l’eau du miroir, dans l’œil de la femme, Paul Celan cherche toutes les femmes, celles qui se sont données, ont souffert, Ruth, Myriam et Noémi, ces femmes juives qu’il associe au corps de la poétesse viennoise, fille de nazis. En effet, si la poésie les rassemble, tout rend cette relation improbable. Le Juif qui n’a plus foi en le monde est tombé amoureux de cette jeune Autrichienne rongée par la culpabilité. Cet amour ne sera jamais paisible, ne pourra s’inscrire dans aucune stabilité, en aucune durée. Les deux amants, très tôt, sont éloignés, Ingeborg à Vienne et Paul à Paris où il a trouvé du travail comme lecteur et traducteur. Ainsi les mots écrits se substituent-ils à la proximité des corps, tissant des liens fragiles et forts, créant parfois des tensions, se dissolvant dans un silence désespéré.
Cette correspondance est à la fois banale et étrange. Surprenante par la place qu’elle accorde au secret, au non-dit. De longues périodes s’écoulent en effet sans qu’aucun contact n’existe entre Paul et Ingeborg, puis le dialogue reprend comme s’il n’avait jamais été interrompu. Banale, parce que la poésie n’y a pas toujours sa place ; les lettres se tournent vers le quotidien, dans une tentative désespérée des deux amants de s’inscrire dans les habitudes l’un de l’autre. Sur ce terrain, Ingeborg est constante, affectueuse et soucieuse du bien-être de celui qu’elle aime. Après le mariage de Paul avec Gisèle Lestrange, elle continue à se battre pour que soit publiée l’œuvre  de celui qu’elle ne peut oublier – devenue elle-même la compagne de l’écrivain suisse Max Frisch. Souvent, ses longs courriers se heurtent au silence :

« Mein lieber Paul,
So lange schon habe ich kein Narricht von Dir. Ich weiss weder, ob Du meinen Brief und das Paeckchen erhalten hast, noch ob Du nach Oesterreich kommen wirst. Aber das soll kein Vorwurf sein. Ich bin nur in Sorge – ich weiss so gar nicht, wie es Dir geht und “wo” Du bist. » (Wien, den 26 Jaenner 1952) [« Mon cher Paul, cela fait si longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de toi. Je ne sais si tu as reçu ma lettre et mon petit paquet, ni même si tu viens en Autriche. Mais ne le prends pas comme un reproche. Je me fais juste du souci : je ne sais pas du tout comment tu vas ni « où » tu es. » (Vienne, le 26 janvier 1952).]

Parfois aussi, la conversation prend un tour presque comique. Paul, qui vient de se marier, se débat avec des questions morales, veut rompre mais n’y parvient pas, et après des considérations douloureuses, il achève sa lettre en écrivant : « Pour le petit paquet, il n’est pas arrivé, malheureusement. Il a dû se perdre ».  À travers ses lettres et ses silences, Paul Celan se révèle torturé, peu apte à entretenir des liens, si solides et si extraordinaires qu’ils soient, et semble se refuser à la simple possibilité du bonheur. Aussi, la brièveté et la rareté de ses missives semblent indiquer combien cet échange lui est peu naturel. Est-ce à dire que les sentiments en soient absents ? Nullement. Cependant, l’image qui naît ici du poète est à la fois touchante et un peu décevante. Plus que la santé ou le bien-être d’Ingeborg lui importe la publication de ses œuvres, les relations qu’elle peut tisser pour lui avec auteurs et éditeurs. La solitude crée autour  du poète un carcan dont il semble incapable d’émerger seul. Mais, essentielle, la poésie  comble le vide. Ainsi, il envoie à Ingeborg des liasses de poèmes : par exemple, entre le 7 et le 9 décembre 1957, il lui offre vingt et un textes rassemblés dans son recueil Mohn und Gedächtnis. Seule indication : « Für Ingeborg ». Dans ce recueil dédié à la femme lointaine mais aimée en dépit de tout, ce poème, Corona
Anselm Kiefer, Bibliothèque avec météorite, 1991 (collection Würth, photo personnelle)

Poème-clé, Corona cristallise de manière saisissante différents thèmes qui hantent son œuvre : le monde pétrifié, devenu minéral, cendres, pierre sans vie, doit renaître à travers l’union des corps, mais comme à distance. Le couple, encadré par une fenêtre, est un tableau baigné d’obscurité ; l’homme et la femme s’unissent sous le regard d’ombres incertaines, mais leur fusion ne peut s’opérer que comme « pavot et mémoire », immatérielle, s’incurvant dans les aspérités du monde, se fondant avec la douce clarté de la lune, qui cache plus qu’elle ne révèle. L’amour est un secret avivé par l’absence, annonciateur d’une possibilité de survivre au néant, d’un retour à un temps d’apaisement. Mais dans ce poème presque serein se lit une douleur, ou plutôt l’impossibilité d’une réconciliation de l’être avec soi-même et avec le monde. Le poète observe ce tableau qui se distingue de lui, même s’il en est une figure centrale : il est à la fois celui qui vit et celui qui dit. Pourtant, ce n’est pas un autoportrait : plutôt la projection d’une image de lui. Le corps peut être regardé, caressé par les éléments, mais pas étreint.  Ainsi se crée une sorte de halo, le fantôme d’un couple qui s’aime par les mots, à travers des symboles doux et déchirants à la fois, immatériels et fuyants. Seul le sommeil permet ce syncrétisme de deux êtres qui veulent fusionner mais qui sont, par essence, de nature différente. Ce « temps du cœur », ce courrier intime dans lequel nous pénétrons avec précaution, dans l’angoisse de la déception, s’achève tragiquement, dans le silence qui s’installe progressivement entre les deux amants. Les jours passent, les mois, puis les années. Le temps n’est pas venu… Paul Celan, incapable de se définir ailleurs que dans ce langage qu’il tente de recréer à partir du désastre, dans cette poésie de l’absence, des éléments, du deuil impossible, choisit de disparaître au monde, se perdant dans l’oubli. Ingeborg lui survit quelques années, puis meurt elle aussi, après avoir entretenu une correspondance active et émouvante, pleine d’humanité et de sollicitude, avec la veuve de Paul, Gisèle Lestrange. Herzzeit ne nous aura peut-être pas permis de mieux comprendre le poète, mais, de manière fulgurante, elle révèle cette nécessité de la poésie qui, pour lui, doit se substituer aux êtres et au monde.

Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Herzzeit: der Briefwechsel
(Suhrkamp, 2008)
Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Correspondence
(Translated by Wieland Hoban, Seaguul books, 2010)
(Traduction de l’allemand Bertrand Badiou, publiée le 13 octobre 2011 aux Editions du Seuil)
 J'en profite aussi pour rappeler la sortie du Black Herald #2, que vous pouvez encore commander sur le site de la revue.

dimanche 9 octobre 2011

Des trains à travers la plaine...

La nuit je mens
Je prends des trains
à travers la plaine
La nuit je mens
Je m'en lave les mains.
Alain Bashung, La nuit je mens (in Fantaisie militaire)

   Les éditions de l'Atelier in8 viennent de publier dans la collection "La porte à côté" un beau coffret placé sous le signe d'Alain Bashung, étoile disparue, dont l'album Fantaisie militaire (en particulier) a inspiré à quatre auteurs, poètes, romanciers, quatre nouvelles ciselées. Ces textes courts, denses, sont empreints d'une grande liberté malgré la contrainte de départ, et s'envolent dans des directions très différentes. De la musique naît la rêverie qui se dépose ici sur la papier en des mondes singuliers, chaque auteur recevant ce don et l'interprétant à son gré. S'ouvre ainsi une réflexion sur la création, sur ce qui la suscite, sur l'appropriation et l'herméneutique d'un univers personnel qui se décline en divers possibles.
J'ai choisi d'en retenir deux qui m'ont particulièrement touchée, ce qui n'enlève rien aux deux autres.



Claude Chambard, Le Jour où je suis mort

La première (celle qui ouvre d'ailleurs le coffret) initie un mortel voyage, celui de Samuel Hall, destruction en sept jours d'un jeune homme né d'un père inconnu, emporté par "un train à travers la plaine". La vie de Sam, fils abandonné et mal aimé par une mère incapable, s'inscrit dans un univers où la fraternité et la nature offrent un contrepoint à la violence du monde. Comme chez Cormac McCarthy, les adultes n'apportent aucune sécurité; ils ne sont ni aimants ni protecteurs, mais prisonniers de leurs démons, l'alcool, la cruauté. Aucun d'entre eux ne peut être un éducateur, hormis l'institutrice Mademoiselle Rose (fleur fragile et destinée à disparaître de leur univers).  Heureusement, Sam a un frère, Bill, qu'il aime, protège et venge tant est fort l'amour qui les lie - et pourtant, ils ont "la même mère, pas le même père, mais qu'importe." Leur refuge est la forêt où ils se sont créé une maison, une cabane (thème cher à Claude Chambard) où ils peuvent enfin redevenir des enfants. La forêt, les arbres, la nature sont un réconfort, un abri, loin du mal qui règne dans le coeur des hommes.
Je vais chercher dans la forêt un calme qui permet à mes vertiges, aux effroyables pulsations de mon crâne, un léger repos. En entrant dans le bois, c'est comme si je pénétrais une lumière dorée, une lumière de miel, une lumière sans saisons, sans heures, une lumière pleine, fascinante & apaisante.
Plutôt que sauvage, la nature est douce, réconfortante; elle préserve l'innocence de Sam ; mais cette évocation est déjà, peut-être, une manifestation de la mort désirée, seule issue au malheur. Ce couloir lumineux qui s'ouvre absorbe le jeune homme. C'est aussi au sein de la forêt, dans une autre cabane, que Sam découvre l'amour d'une femme, celui qui "rend meilleur" mais qui le conduira à la mort. Ce locus amoenus abrite toutes les phases de cette courte existence, de l'enfance à la mort. Il réalise le destin de l'homme-enfant qui n'aspire finalement qu'à la douceur. Mais celle-ci débouche toujours sur la violence.
Je rêve d'abricots & de ciboulette, de groseilles, de tisanes de serpolet, de jasmins jaunes, de tilleul, de chrysanthèmes & d'oranges sanguines qu'on m'écrase sur le visage, dont la pulpe épaisse m'étouffe, dont le jus rouge dégouline sur moi, m'ensanglante.
L'écriture poétique de Claude Chambard engendre un univers pur mais complexe, où la cruauté du monde contamine chaque moment de bonheur possible. Ce court récit, d'une extraordinaire densité, nous transporte dans un monde où s'abolit le temps, où toute une vie peut se jouer en sept journées...

Eric Pessan, Croiser les méduses

La nouvelle d'Eric Pessan fait naître un monde différent, à la fois étrange et familier, autour d'une petite fille, Wanda, dont l'existence se déploie entre les quatre éléments, la terre où s'encrent les pieds de sa balançoire, l'air dans lequel elle cherche à s'envoler, à s'oublier et à se trouver, le feu qui habite sa mère et l'eau, son élément. Cette chimie l'inscrit au monde, enfant-sirène qui fait l'amour à des murènes, dont le corps est offert en proie au regard des hommes, suscitant en eux un désir incongru et dangereux. Wanda perçoit ces signes mais ne parvient pas à les décrypter, vouée aux sensations, aux perceptions, toute livrée à l'expérience d'une innocente sensualité. 
Cette boule qui naît en son ventre sur la balançoire, lorsque le regard des hommes la poursuit, elle la retrouve chaque soir, la cultivant, la faisant croître de son bras dans l'apprentissage du désir et du plaisir.
La nuit, encore : quand je ne peux pas dormir, je nage, c'est une évidence, depuis que je suis liée à l'eau je nage tous les soirs. Après, je porte mes doigts à mon nez, ils ont une odeur un peu fade, douceâtre. Je les goûte, ils piquent un tout petit peu. La saveur du fond des océans. Ma saveur secrète de poisson. Il fait tellement chaud cet été, je ne peux m'endormir que de fatigue. Je m'accorde des haltes, je me fixe des objectifs. Trois, quatre, cinq fois la boule chaude au bout des doigts avant de trouver le sommeil. Une fois: six, j'avais des crampes au bras à force de nager.
L'enfant-sirène observe le spectacle du monde, elle en est même curieuse. Séparée des adultes, elle les regarde sans les comprendre, et pourtant, ce qu'elle retient d'eux est l'essentiel, la confusion, la danse du désir et du plaisir, les mortifications et la jouissance des corps, l'innocence et la perversité. Ce désir s'inscrit au coeur de son existence, source de la vie, combat contre la mort. Mais le corps inscrit l'être dans l'univers, c'est à travers lui que se crée le rapport aux autres, entre plaisir et danger.
Le texte d'Eric Pessan se développe en subtiles volutes épousant la mélodie de Baschung, établissant un lien étonnant entre l'homme et la petite fille :
J'ai fait la cour à des murènes
J'ai fait l'amour
J'ai fait le mort 
T'étais pas née (Alain Bashung, La nuit je mens)
 Une plongée dans la nuit protectrice et ensorcelante, sensuelle, qui marque le corps de l'empreinte du rêve.

Dans le coffret, restent à découvrir deux autre nouvelles particulièrement réussies : celle de Marie Cosnay, Où vont les vaisseaux maudits, d'une écriture belle et hallucinée, à l'origine d'un univers où la réflexion sur l'art et sur l'absence se mêle au cauchemar et à la folie; et celle de Jérôme Lafargue, Nage entre deux eaux, qui réinvente le lien filial en une histoire pleine de rebondissements.

Coffret Bashung - Des trains à travers la plaine, paru aux Editions de l'Atelier in8 en octobre 2011.
Merci aux éditions de l'Atelier in8 et en particulier à Josée Guellil.