Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

vendredi 22 janvier 2010

Sacha Ramos, Le complot des apparences

"Point de pasteur et un seul troupeau! Tous veulent la même chose. Tous sont égaux :  qui pense autrement va de son plein gré à l'asile de fous." (Nietzsche, Généalogie de la morale)

  Fuir pour mieux se retrouver. Ecrire pour échapper à la folie. Le narrateur du Complot des apparences, Igor Ramirez, se sent happé au-delà des limites de l’acceptable. Après un coup de colère suscité par le caprice d’une petite fille, mais surtout par la bêtise stéréotypée de la réaction (ou de l’inertie) de ses parents, cédant à un mouvement irraisonné et déraisonnable, il quitte Rome, et surtout son fils, pour Barcelone, sa ville natale. Un retour à la source de son existence pourrait-il le sauver de lui-même ?
   Ce roman à l’écriture dense, limpide, jouant de l’inattendu, de l’émotion qui s’insinue au détour de la farce, nous associe à cette tentative désespérée. Igor Ramirez – double de l’auteur ? – commence par s’enfermer avec lui-même, se forgeant les barreaux de la cellule d’Edmond Dantès auquel il s’identifie un moment, préparant contre le monde une vengeance éclatante. La sortie de cette chambre d’hôtel le conduit à une nouvelle prison : un logement minuscule, une grotte humide et sombre, situé dans l’entresol d’un immeuble proche du lieu où il a grandi. On espère ici une salutaire plongée dans le souvenir. Or, chez Sacha Ramos, c’est l’inattendu qui commande. Tout dans cette œuvre tente de déjouer chaque topos, chaque lieu commun, que ce soit dans la vision du monde qu’il transmet ou dans la manière subtile dont il détourne les clichés linguistiques.
   Le premier de ces lieux est la ville, Barcelone. Jouissant auprès des touristes d’une aura extraordinaire, elle est ici traitée comme un vaste Disneyland dans lequel s’ébattent des êtres tous semblables et immatures. Barcelone, en effet, est envahie par des clones. Igor s’en aperçoit à son arrivée sur les ramblas, qui instantanément disparaissent sous un flot humain, uniforme et grotesque (puisque la plupart des vacanciers arborent, on ne sait pourquoi, des sombreros mexicains). Un bus bondé est saturé d’androgynes portant tous les mêmes lunettes qui leur font « la même tête de prêtre borné et arrogant de l’évangile selon high-tech ». Autre catégorie de clones : ceux qui arborent clous et piercings, « toute cette ferraille pendante, mollement agressive », et dont les visages sont devenus indistincts à force de vouloir se distinguer. Barcelone, ainsi, se cache sous un flot humain indifférencié pour mieux faire ressentir à Igor sa solitude.
   Si l’uniformisation est réelle, elle masque aussi l’incapacité du narrateur à reconnaître l’individu derrière son apparence. Igor débusque dans chaque phrase banale l’air du temps qu’il combat, tentant d’inscrire son existence dans un passé et un avenir, non pas dans l’immédiateté de la société de consommation. Sa rencontre avec Pierre, en ce sens, est instructive et réjouissante. Parangon de l’idéal humain se développant à Barcelone, celui-ci partage son temps entre le jonglage (il est « artiste de rue ») et le watsu, une technique associant « une antique forme de massage curatif oriental, avec les vertus de l’eau chaude » - suscitant au passage l’hilarité du narrateur et celle du lecteur ! Comme chaque individu (mais Igor ne les voit pas en tant que tels) qu’il rencontre, Igor est l’objet d’une tentative de salut, âme perdue, isolée au sein d’une humanité qu’il méprise pour son infantilisme. Le discours de ces humains s’affadit de stéréotypes, aussi bien dans les mots que dans les références évoquées : par exemple, les musiciens du parc de la Ciudadela ne jouent que du Bob Marley, du U2 ou du Manu Chao… immuables feux de camp pour adolescents attardés ! Ils sont heureux, contrairement à Igor qui ne peut trouver sa place dans ce monde qu’il n’aime pas. Seul le mutisme de rencontres de hasard l’apaise : le patron du plus petit bar de la ville, « Mon île », et surtout Serrano, le vieillard qui vit sur un banc de la place San Pedro, personnage dont le silence s’accompagne d’un sourire de compassion – c’est ce que croit Igor - , image de ce grand-père muet et sourd, compagnon d’enfance idéal.
   D’où le salut peut-il venir, alors ? De l’écriture, sans doute. Tout d’abord par ce carnet que le narrateur couvre de notes spontanées, qu’il se refuse à réécrire, obéissant au principe énoncé par Sartre : « Penser, c’est penser contre soi-même ». Puis, pour combattre le lieu commun, il orne les murs de la ville d’aphorismes, avec une prédilection pour Valéry et pour Nietzsche, qui partagent avec lui ce dégoût de la foule et cette idée de la solitude, corrigeant par les mots la banalité et l’uniformisation, et de ce fait, refusant de céder à la folie.
   Ce roman, lu d’une traite, laisse cependant une impression durable, par l’étonnante vision du monde qu’il propose, mêlant le rire aux larmes, l’émotion à la moquerie…

Sacha Ramos, Le complot des apparences, Editions Léo Scheer, janvier 2010

PS : ce texte a été repris sur le blog des éditions Léo Scheer à cette adresse: http://www.leoscheer.com/blog/2010/01/22/1230-sacha-ramos-par-anne-francoise-kavauvea

lundi 18 janvier 2010

Un crâne... à propos de l'ultime roman de Jacques Chessex

                                                               Photo personnelle, Strasbourg, musée de l'Oeuvre-Notre-Dame

  Hantée par le thème du mal, l’œuvre de Jacques Chessex se clôt sur l’évocation d’un humain monstrueux, ou d’un monstre humain, le marquis Donatien-Alphonse-François de Sade. Le Vampire de Ropraz, en 2007, confrontait le lecteur à un univers inquiétant et pourtant familier, le Haut-Jura, lieu de résidence de l’auteur, dont le calme presque ennuyeux était dévasté par des actes sanglants et indicibles : le viol, la mutilation, le cannibalisme, pratiqués sur les cadavres de pures jeunes filles. L’humanité mise en question dans ce roman fondé sur des faits-divers réels ne triomphait pas, le crime révélant les bassesses de chacun, voisins, enquêteurs, visiteuses de prison…
   Dans ce roman, publié à titre posthume, ce ne sont pas les horreurs commises par un paysan inculte, systématiquement répétées, qui occupent le narrateur ; il s’attache ici à transcrire les derniers moments du divin marquis reclus dans son hospice de Charenton, bravant la mort en persistant dans sa révolte contre Dieu. Le corps n’est qu’un instrument dont Sade se joue. Progressivement réduit à un amas de chair corrompue, « quasi obèse, maintenant adipeux, persillé de blanc et de rouge » comme une viande à l’étal d’un boucher, il est démenti par « l’oeil bleu » et « l’esprit [qui] brasille » « - la parole de M. de Sade est toujours aussi tranchante ». Sade se meurt ; assistant en spectateur à sa propre dégradation, il persiste à affronter la douleur – si proche du plaisir – en s’infligeant des souffrances menant à une pénible et modeste jouissance, lui associant une jeune fille de seize ans, Madeleine (prostituée et rachetée de ses péchés?) qu’il torture à loisir. Celle-ci se précipite au devant de ses supplices, fascinée par son bourreau, comme le sont presque tous ceux qui le côtoient dans cet asile, médecins, prêtre même. Sans doute perçoivent-ils au-delà des apparences une volonté de s’affranchir de l’hypocrisie, d’atteindre la vérité. « Au-dedans ce corps ruiné, la honte des viscères usés, des humeurs louchement infectées ; au-dehors une parole acérée malgré l’infirmité de la bouche, un regard d’azur pur sur les mensonges du monde ».
   Le récit s’insinue dans les moindres délices et les plus infimes souffrances, à ce moment où celles-ci se substituent de plus en plus aux premières. M. de Sade est constant dans le plaisir et la douleur, punissant son corps (dont la description sinistre et obscène n’est pas épargnée au lecteur – mais c’est une violence nécessaire), comme s’il voulait en accélérer la destruction. Et en effet, chaque membre, chaque organe semble pourrir, se déliter : de la viande persillée des premières pages ne subsiste bientôt plus qu’un souvenir, la carcasse pourrissant, se putréfiant, s’évanouissant en crachats, glaires et odeurs délétères. La chair, instrument de la mutilation spirituelle, doit garder la mémoire des supplices comme des encoches faites sur une arme meurtrière… La vie agit comme le soufre (celui dont il observe les effets dans son Voyage à Naples) sur les tissus adipeux du marquis, le faisant fondre en une érosion macabre, purulente et inéluctable. Le soufre du diable, dont Sade enveloppe parfois les importuns… Dans son agonie, il ne se renie pas. Ses cris impies épouvantent ceux qui les entendent : « Mort à Dieu », souffle-t-il dans son dernier râle. Son corps mort, que reste-t-il ?
    Le roman, ici, bifurque. Sa première partie se développait sur les quelques semaines de l’agonie du  marquis ; après sa mort, celui-ci semble pourtant peu désireux de quitter ce monde. L’on croirait que cette entreprise de destruction systématique du corps a libéré l’esprit, qui se matérialise tout de même en un objet débarrassé de toutes les scories de la chair. Un crâne à « la beauté ivoirine », surpassant les saintes reliques ornées de pierreries que l’on peut voir dans un couvent de Fribourg. Le médecin qui l’a exhumé le tient entre ses mains, l’observe avec ravissement : « jamais il n’a tenu de ses mains ni contemplé de ses yeux une si belle et claire pièce que le crâne de M. de Sade, dont l’os luit, les orbites regardent et voient, la mâchoire ironiquement conservée rit d’un rire vainqueur et parle, oui parle tous les mots de l’œuvre et de la philosophie du marquis ». Corps et esprit, chez Sade, ne sont pas dissociés, et sa volonté d’abîmer l’enveloppe charnelle est une révolte contre la pensée totalitaire et conformiste : en cela, le roman s’éloigne du rationnel, s’acharnant à contredire l’approche philosophique de la relation existant entre corps et esprit, pour mieux y faire réfléchir, peut-être. Chez Hegel en effet, « la boîte crânienne n’est pas un organe de l’activité, pas plus qu’un mouvement parlant ; ce n’est pas avec la boîte crânienne que l’on vole, assassine, etc., pas plus que pour de tels actes elle ne fait la moindre mimique, en sorte qu’elle deviendrait geste parlant » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, « Certitude et vérité de la raison », Folio Essais, p. 324). Ce crâne au contraire semble animé d’une volonté propre, passant d’un possesseur à un autre, semant autour de lui les morts violentes, accidents, suicide, assassinat. Il semble « diffuser une lumière venue de sous l’os », « comme s’il était encore vivant, ou visité à l’encontre de tout bon sens par son ancien propriétaire ». Cette liberté durement gagnée le conduit jusqu’à nous, par l’intermédiaire du narrateur qui le convoite mais y renonce, par peur d’être possédé – ou de posséder. Vanité des vanités, cette boîte osseuse se donnant à celui qui le désire est-elle encore libre ? La réflexion est suspendue : au lecteur de la poursuivre, guidé par les beaux vers d’Eichendorff qui closent le roman :
            « Wie sind wir wandermüde –
             ist dies etwa der Tod?“
   „Comme nous sommes las d’errer! Serait-ce déjà la mort ? »
… poème étrangement prémonitoire, unissant personnage et auteur ?

Oeuvres citées :
Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade , Grasset, 2009
Jacques Chessex, Le Vampire de Ropraz, Grasset, 2007
Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Gallimard, 1993 pour la traduction.


Sur le thème du monstre, du vampire en particulier, je vous renvoie à trois textes publiés sur "Strass de la philosophie" de Jean-Clet Martin (le premier écrit par moi, le second par Jean-Clet Martin, le troisième par Zoé Balthus):

samedi 9 janvier 2010

Ordet, La Parole de Dreyer




L’œuvre de Carl Theodor Dreyer est hantée par des thèmes religieux : un cinéma qui n’a pas pour vocation le divertissement. Ses films n’invitent pas le spectateur à se détourner de lui-même, mais à une réflexion profonde. La Passion de Jeanne d’Arc en 1927, et même Vampyr (1932), film de commande inspiré de nouvelles de Sheridan Le Fanu semblent s’éloigner de ce terrain où la foi s’interroge. Pourtant, le premier mue l’héroïne historique en une figure presque christique, ses souffrances étant acceptées en un sacrifice mystique ; Vampyr, lui, place dans une pénombre effrayante le conflit entre salut de l’âme et damnation (et Coppola, pour son Dracula, s’en souvient certainement). Mais Ordet (La Parole) se concentre tout entier sur l’importance –ou l’absence – de la foi.
Dreyer a eu le projet de filmer une vie de Jésus. Or Johannes, le fils aîné d’une famille de paysans du Jutland, croit qu’il est le Christ revenu sur terre. Dans l’isolement de sa folie née de la lecture de Kierkegaard (selon qui la foi n’est qu’une affaire de passion) , il est un exclu aimé malgré tout. Quoi qu’incompris, il demeure enveloppé dans une sollicitude qui naît de l’humanité des personnages de Dreyer. Chacun d’entre eux, d’ailleurs, semble se définir par son rapport à la religion : le père, animé d’une foi joyeuse, s’oppose l’athéisme revendiqué par son fils cadet, dont l’épouse, confiante, ne doute pas un instant du salut.
Etrangement, ce Christ semble à peine sorti de son tombeau : son corps se déplace avec raideur, sa voix bizarrement placée est monocorde, comme celle d’un mort-vivant. Il sème plus l’inquiétude que l’espoir dans le cœur troublé des siens. Chacun tente d’expliquer cette folie qui dérange car elle pousse jusqu’à ses derniers retranchements la foi qui unit presque tous les personnages. Johannes reproche d’ailleurs à son père de croire en son corps mort, mais pas au Christ vivant, ce qui met en question la qualité de sa foi. Ainsi, le vieil homme se trouve placé au rang de ceux qui, deux mille ans plus tôt, ont refusé de reconnaître le Messie.
Un Christ inquiétant, dont pourtant les enfants ne se méfient pas, lui accordant une confiance lumineuse, croyant en la réalisation du miracle qu’il leur annonce. Car dans ce film se joue également un autre drame : la mort en couches de l’épouse aimée, de la tendre belle-fille qui par ses soins rendait la vie de chacun si douce. De cette mort horrible, montrée dans toute sa cruauté, naît le chagrin, le désespoir ; la foi du père vacille, dans le sentiment d’injustice qui l’habite.
La mort a transformé l’univers. Dreyer a créé pour cette famille un territoire protégé par une solide croix de granit qui constitue une frontière avec le monde des autres, ces tristes croyants qui cultivent l’idée de la mort comme seule perspective pour le salut de l’âme. Les habitants du village sont tristes, leurs cantiques lugubres rythment les austères cérémonies religieuses orchestrées par le cordonnier. Avant le désastre, Borgensgaard, la ferme où vit Johannes, est un monde heureux que même le noir et blanc de l’image cinématographique n’attriste pas. Des draps claquent au vent tels des guirlandes de fête, leur blancheur reflétant la pureté et la paix qui règnent dans la famille. Le soleil se mire sur les flots étales, et même les maigres pâturages du Jutland semblent pleins de promesses. Le bétail est abondant, la nature opulente. Mais la tragédie recouvre brutalement cet univers d’un voile funèbre. Les draps ont disparu, remplacés par le linceul qui recouvre Inger : seule demeure la grisaille d’un paysage qui a perdu tout éclat (Deleuze, dans son livre L’image-mouvement, analyse de façon passionnante le traitement du noir et blanc chez Dreyer, qu’il rapproche de Bresson) .
Johannes disparaît, on le croit mort lui aussi : cette nouvelle participe de l’idée de fatalité. La bénédiction divine s’est éloignée. Morten et ses fils font l’expérience du deuil de la femme morte, mais aussi de leur foi ou de l’espoir de la trouver.
Pourtant, le retour du fils perdu, débarrassé de sa folie, accomplit le miracle auquel ne croyaient que les enfants. Redevenu lui-même, conscient cependant de sa promesse, Johannes ressuscite Inger, dans une scène d’une pureté absolue. Le film, pourtant, n’est pas une apologie du miracle, l’œuvre d’un militant de la foi : en effet, si Johannes est sorti de sa folie, c’est pour que subsistent, plus forts que tout, la confiance et l’espoir en l’homme.
Ce film surprenant, d’une irréelle beauté, d’une intensité incroyable, constitue l’occasion de multiples réflexions, sur la religion certes, mais aussi sur la place de l’humain dans ce monde, harmonieuse ou non selon le regard que l’on pose sur lui. Le personnage d’Inger porte en lui l’idée que rien ne s’arrête jamais vraiment, que rien ne se fige, ouvrant une réflexion sur le sens de l’existence…