Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

vendredi 25 décembre 2009

Lit de neige

Anselm Kiefer, Claudia Quinta, 2004(photo personnelle)


Les yeux, aveugles au monde, dans le mouroir d'à-pics : je viens,
dur plant au coeur.
Je viens.

Falaise miroir de lune. Chute.
(Lueur tachée de souffle. Sang épars sur zones étroites.
Âme se dissipant en formation nuageuse, une fois encore proche de la configuration nette.
Ombre décadigitale - position crispée.)

Les yeux aveugles au monde,
les yeux dans le mouroir d'à-pics,
les yeux les yeux :

Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Cristal après cristal,
treillagées dans des grilles à profondeur de temps, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons.

Et tombons :
Nous étions. Nous sommes.
Nous ne faisons qu'une chair avec la nuit.
Dans les couloirs, les couloirs.

Paul Celan, Grille de parole, 1959 (traduction de Jean-Pierre Lefebvre)

Les flots du Tibre emprisonnant le navire sur lequel voyage la vestale Claudia Quinta semblent n'entretenir aucun rapport avec les neiges de Celan. J'ai choisi cette illustration en raison du lien quasi indissociable entre Anselm Kiefer et le poète : ici, l'idée de pureté joint les deux oeuvres, à travers la vierge Claudia, la neige, le cristal, la netteté...

mardi 22 décembre 2009

Je cède à la mode des listes







Plutôt que de rédiger une nouvelle chronique, j’ai envie aujourd’hui de vous proposer une liste non exhaustive des lectures qui m’ont marquée ces derniers temps : il y aura des oublis, des lacunes, des regrets à venir.
Dans le désordre, et comme cela me vient :
Georges Bataille, - Le Bleu du Ciel
- La littérature et le mal
Cormac McCarthy, -La Route
-Suttree
-Méridien de sang
Andrei Tarkovski, Le temps scellé
Roberto Bolaño,- 2666
- Les détectives sauvages
-Le gaucho insupportable
-La littérature nazie en Amérique
Fernando Pessoa,  Le banquier anarchiste
Eric Vuillard, Conquistadors
Jean-Clet Martin, -La Chambre
-Une enquête criminelle de la philosophie
Bruno Tackels, Walter Benjamin, Une vie dans les textes
Walter Benjamin, -Œuvres I, II, III (lues et relues)
- Rêves
Varlam Chalamov, cits de la Kolyma
Vassili Grossmann, Vie et destin
Sade, Les 120 journées de Sodome
Barthes, La chambre claire
Paul Celan, Entretien dans la montagne

J'ai relu (dans le désordre et avec des oublis):
Dostoïevski, -Les Frères Karamazov
- Les Possédés
-L'Idiot
- Les Nuits blanches




Flannery O’Connor, -La sagesse dans le sang
-Les braves gens ne courent pas les rues

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Freud, Totem et tabou

... Je voudrais lire et relire :
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité
Vikram Seth, Golden Gate
Les mille et une nuits
Michel Foucault, Histoire de la sexualité
Les oeuvres de Levinas (commencées en cette fin d'année, grâce à Yoann)
Russel Banks, Pourfendeur de nuages (un de ses plus beaux romans)
….
Il se peut que le contenu de cette liste évolue...

mercredi 16 décembre 2009

Déconstruire / reconstruire le monde : Roberto Bolaño, 2666



Tout a été dit sur 2666 de Roberto Bolaño, même si aucune recension n’est capable de saisir ne serait-ce qu’une partie de cette œuvre dont la première caractéristique semble être la démesure. La mienne ne fera pas exception. Comment alors justifier ce besoin d’écrire sur un tel livre ? Est-il possible de figer un instant la pensée en mouvement, fugitive, captivée, égarée, retrouvée puis perdue à nouveau dans les méandres de ce roman tentaculaire ? Le hasard a fait naître Bolaño au Chili : cette terre l’a rejeté comme un organisme indésirable, lui donnant tout de même, involontairement, des racines qui, prolongées indéfiniment, pourraient bien avoir franchi la frontière de l’Argentine, le plaçant au contact des fondations d’un labyrinthe borgésien…
L’image du labyrinthe cède ici à celle de la bifurcaria bifurcata, cette algue autotrophe et pérennante dont les ramifications s’étendent presque à l’infini. 2666 est d’une construction à la fois savante et aléatoire – non que l’auteur n’en ait contrôlé le moindre développement, la moindre digression : à l’égal du monde qu’il englobe, le roman fonctionne à la fois comme une constellation, projetant thèmes et personnages dans un univers apparemment désorganisé, mais il contient aussi de subtiles indications, balises discrètes donnant au lecteur le rôle de détective, comme Fate dans la troisième partie (« Fate » en anglais est le fatum des anciens, la destinée). Mais de quoi est-il ici question ?
Inachevée, l’œuvre se compose de cinq livres aux thèmes distincts. Le premier, « La partie des critiques », suit la quête de quatre universitaires européens unis par leur passion commune pour l’œuvre d’un mystérieux romancier, Benno von Archimboldi, qu’ils décident de pister jusqu’au Mexique, dans une poursuite hasardeuse menacée par l’insuccès. A Santa Theresa, près de la frontière avec les Etats-Unis, leur chemin croise brièvement celui d’Amalfitano, protagoniste de la seconde partie, universitaire comme eux, mais dont l’existence s’organise (ou se désorganise) autour de pôles très différents : sa fille, sa femme disparue (la folie douce de cette dernière trouve écho dans la dernière partie) et un étrange traité de géométrie suspendu par lui à une corde à linge en guise de happening, feuilleté au gré du vent. Le troisième livre, « La partie de Fate », a pour personnage principal un journaliste afro-américain que le hasard (toujours) conduit à Santa Theresa où il doit suivre un match de boxe. Son attention est plutôt attirée par des crimes dont des dizaines de femmes sont victimes, mais qui semblent ne préoccuper personne. « La partie des crimes » lui succède, interminable et sombre litanie, décompte de tous les crimes évoqués précédemment, dont toutes les victimes sont identifiées, décrites, autopsiées. Le dernier, « La partie d’Archimboldi », nous ramène, après des méandres étonnants, à l’énigmatique auteur poursuivi – la quête s’achevant au Mexique après avoir commencé en Allemagne, le roman s’insinuant dans les pas d’Archimboldi dans une grande partie de l’Europe, en URSS, en Roumanie, en Italie…
Mais l’unité de l’œuvre est réelle. Bolaño avait prévu une édition de ces cinq parties, constituant chacun une entité. La mort de l’auteur a conduit ses ayant-droit à éditer le roman dans son intégralité, décision qui nous permet de saisir la profonde diversité du livre, mais aussi son harmonie sidérale, contraignant le lecteur à un cheminement erratique mais attentif. L’épicentre de la narration se situe à Santa Theresa (ville jumelle de Ciudad Juarez, au Mexique, connue pour les nombreux assassinats de femmes qui s’y sont réellement commis). Un lieu auquel l’on accède pour des raisons multiples, mais qui semble aussi l’omphalos d’un monde voué au mal. Bolaño propose une réflexion passionnante sur la relation qui existe entre l’art et le mal, sans faire ouvertement référence aux œuvres philosophiques traitant de ce thème depuis la guerre. Sa pensée est concrète, le roman n’abandonnant presque jamais la narration pour des digressions philosophiques. Cependant, le quatrième livre, par la pénible et longue taxinomie des crimes, nous oblige à nous interroger sur ce qui nous pousse à ne pas refermer le livre… Ce catalogue constitue une sorte d’obstacle à la lecture, montagne dont l’ascension ne mène à rien, si ce n’est à une accumulation d’images morbides livrées sans explication, puisque l’assassin ne sera sans doute pas découvert. Et pourtant naît une sorte d’esthétique criminelle exerçant une fascination indéniable. Nous qui aurions horreur d’être confrontés à une telle réalité, pourquoi en acceptons-nous la description, la lecture suscitant forcément en nous des images épouvantables, d’autant plus qu’elles émanent en grande partie de notre propre imaginaire ?
Un moment, dans la dernière partie, Bolaño nous ramène à une autre horreur, aux origines différentes mais aux effets comparables : la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale dans laquelle s’inscrit un moment le destin de Hans Reiter qui n’est pas encore devenu Archimboldi. Mais le mot de « destin » est-il bien choisi ? L’auteur s’y réfère souvent, sous différents avatars (Sisyphe et Odysseus, Fate, le magnétisme de ce lieu de mort qui attire un à un tous les personnages du roman – sauf un, et non le moindre)…Et pourtant, les protagonistes du roman semblent plutôt être les jouets d’une farce monumentale, poussés par le hasard sur toutes les routes du monde, échouant dans leurs quêtes. Le destin de l’homme est-il donc de se perdre ? Bolaño combat l'idée que l’existence individuelle dévoilerait sa signification à la fin – les morts meurent oubliés, loin de ceux qui les cherchent. Mais la destinée de chacun s’inscrit sans doute dans une volonté qui la dépasse, dans un jeu universel dont l’homme ignore les règles.
Que reste-t-il alors ? L’art, et la culture. Bolaño, romancier à l’écriture limpide, presque trop simple parfois, fait preuve d’une érudition exceptionnelle. Tous ses personnages se retrouvent à un moment ou à un autre confrontés à l’idée de littérature. Benno von Archimboldi (dont je ne vous révèlerai rien de plus) n’était pas destiné à devenir romancier. Ses œuvres pourtant sont celles d’un savant (le Bitzius qu’étudient Pelletier, Morini, Espinoza et Norton évoque l’existence d’un auteur suisse peu connu, Jeremias Gotthelf, pasteur d’une petite paroisse près de Morat). Les errances des soldats perdus dans le désastre de la guerre ont parfois d’étranges décors : un château de Transylvanie où ils rencontrent par hasard un général roumain plein de vitalité , mais qui finira crucifié à l’envers par ses propres hommes. Ce château labyrinthique en évoque d’autres ; l’ossuaire qui l’entoure (peut-être celui de Dracula) est un miroir des charniers laissés par les nazis, mais aussi du désert qui entoure Santa Theresa , dont chaque creux découvert recèle des restes humains… Ainsi, la littérature est un reflet de la réalité, et inversement ; il devient difficile de distinguer ce qui relève de l’une ou de l’autre. Le roman est d’ailleurs émaillé de références directes à des œuvres réelles (qui se mêlent à celles, imaginaires, écrites par Archimboldi) : les personnages sont tous des auteurs, des lecteurs ou les deux à la fois. Même le pharmacien camarade d’Amalfitano en fait partie : à la grande désolation de son ami, il s’intéresse à La Métamorphose plutôt qu’au Procès ou au Château, et à Bartleby plutôt qu’à Moby Dick.
Ainsi le monde se dévoile-t-il par petites pièces, comme dans un gigantesque puzzle dont nous attireraient uniquement certaines parties : le bleu étincelant d’un ciel mexicain, le corps d’une jeune fille violée, le dessin compliqué d’une algue, la silhouette dégingandée d’un soldat perdu… Autant de morceaux que nous ne pouvons rassembler, car il manque toujours un élément, une petite pièce à la forme contournée qui nous échappe, dissimulée à nos regards, et que nous ne retrouverons qu’une fois le puzzle détruit dans un geste d’impatience…
Je m’aperçois ici que j’ai omis une idée m’étant venue à la lecture de la dernière partie, et proche de celle de puzzle. Ce nom, hommage à l’italien Giuseppe Arcimboldo, évoque ces compositions savantes et surprenantes de légumes, de viandes composant des visages que l’on décèle en retournant le tableau, dont le sens diffère selon que l’on regarde l’œuvre à l’envers ou à l’endroit. J'aurais pu commenter aussi le titre du roman, dont la symbolique arithmétique est presque limpide...
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008.


 Mon texte , un peu remanié, a été publié par Jean-Clet Martin sur son site "Strass de la philosophie" http://jeancletmartin.blog.fr/2010/01/05/roberto-bolano-7696561/

lundi 7 décembre 2009

The Road to Nowhere



Il est ici question de seuil, de passage. La Route de Cormac McCarthy, roman paru en 2006 aux Etats-Unis et couronné par le prix Pulitzer de la fiction en 2007, emprunte une étrange voie d’un monde familier à un ailleurs (ou un nulle part). Deux personnages sans nom, un père et son fils, rescapés d’un cataclysme dont nous ignorons tout, se déplacent sans relâche sur une route bordée par les reliefs d’un monde perdu – le nôtre. D’où viennent-ils ? Que sont-ils ? Où vont-ils ? Nul ne le sait, pas même eux sans doute. Prisonniers d’une trajectoire indéfinie, ils sont comme figés dans ce mouvement qui les confronte à un univers où il est impossible de trouver une place. Quelques repères subsistent pourtant : un caddie abandonné qui devient espoir de survie (ils y entassent tous leurs maigres biens), quelques maisons détruites, les ruines d’une ville, puis d’une autre. Cette odyssée privée de but les immerge cependant dans l’humanité tout entière : le bien, le mal, Dieu (est-il possible qu’il y ait un Dieu ?), l’avenir, la mort… Le voyage est silencieux : les mots ne peuvent souvent que dire l’effroi, l’incompréhension, l’angoisse de l’avenir. Du coup, le père se sent incapable de tenir son rôle, il ne peut rassurer son fils et lui montrer la route, comme on dit. Il l’aime, le protège, tente de lui inculquer quelques valeurs : mais celles-ci se limitent le plus souvent à apprendre à distinguer le bien du mal, les « gentils » des « méchants », à ne pas nuire mais à prévenir le danger.
Le chemin du père est tracé : il se meurt, s’affaiblissant à chaque pas, craignant à chaque instant d'abandonner son fils, le laissant vulnérable. Ce père prépare son fils à mourir, plaçant dans sa main le revolver qu’il devra utiliser s’il tombe entre les mains d’une de ces bandes de hors-la-loi qui menacent, s’adonnant à la violence, au pillage et au cannibalisme (il faut bien manger…). Le monde est retourné au chaos, la société a disparu, les rares survivants essayant de subsister au détriment des autres. C’est un monde dangereux à tout point de vue : les hommes s’entretuent, la nature n’offre aucun abri, ses grondements effrayant régulièrement l’homme et son fils. Pourtant, c’est en elle qu’ils ont confiance, pensant trouver au sud non pas un eldorado, mais au moins un endroit moins exposé au danger.
Ainsi, le père ne peut plus perpétuer les enseignements ordinaires. Même les mots se révèlent inutiles : dans cette destruction totale, bien des réalités habituelles ont disparu. Les mots sont donc condamnés, vidés de leur sens par l’absence de référent. Les gestes du quotidien (celui d’avant l’apocalypse) n’ont plus aucune signification pour l’enfant. Comment dans ce cas transmettre ? Pourtant, à chaque rencontre, à chaque occasion le père tente de maintenir en l’enfant « le feu », cette étincelle d’humanité qui fait leur dignité. La peur le pousse parfois à contrevenir aux règles qu’il a fixées ; il dépouille un homme qui les a volés, refuse une offrande de nourriture à un vieillard aveugle. Son fils le corrige : finalement, la transmission des valeurs s’est faite. Il subsiste donc un espoir.
Ils arrivent au bord de l’océan. L’eau inquiétante ne reflète que le gris du ciel. L’espace est ouvert, père et fils sont vulnérables. D’ailleurs, c’est à cet endroit que s’éteint le père. Mais l’enfant y était préparé, et même si le chagrin le submerge, il sait qu’il doit partir. Seul. Mais il est l’avenir : le monde pourrait bien se régénérer par lui. C’est ainsi qu’il trouve sa place, tout naturellement, dans une famille. Il reste donc des familles, un père, une mère, des enfants ! Une possibilité de repeupler la terre, si celle-ci ne se détruit pas. Cormac McCarthy ne nous dévoile rien. Ce roman poétique nous invite à méditer sur le mal, sur Dieu (ou le diable, le séparateur), sur l’existence…
Le cinéma s’est depuis quelques temps emparé de l’œuvre magnifique de McCarthy, les frères Coen avec No country for the old man, et tout récemment John Hillcoat pour La Route. Bien des spectateurs, attirés par l’aura de film catastrophe, seront déçus. Mais du roman, il subsiste indéniablement une certaine magie, dans les images d’une fidélité exemplaire aux évocation du texte, dans la discrétion – la violence est montrée, mais le réalisateur a eu le bon goût de ne pas en faire le pivot du film. L’interprétation est magnifique, tant pour Viggo Mortensen (le père) que pour le petit garçon , incroyable de fraîcheur et d’intensité.

PS : le titre de ce post m'a été inspiré par une chanson des Talking Heads ...