« La vérité est la part du discours passé sous silence, dit H. C’est bien une de nos phrases favorites, non ? » (Gabrielle Wittkop, Hemlock ou les poisons, 1988)
Se plonger dans l’œuvre de Gabrielle Wittkop est une immersion voluptueuse mais non sans danger. La mort y rode à chaque détour, dans un cortège épousant les méandres d’un labyrinthe mystérieux. L’amour y côtoie la mort, mais hors de tout romantisme. Ici, elle est palpable, pourvue d’un corps qui subit toutes les métamorphoses, couteau plongé dans un foie, altération des tissus, modification des odeurs, taches irisées apparaissant insensiblement, raideur, souplesse retrouvée, corps vendu, violenté, torturé ; objet d’expériences insensées mais acceptées – c’est étrange – par un lecteur qui pénètre en tremblant dans cet univers déconcertant… pour s’y perdre ou s’y retrouver.
En effet, la fascination qu’exercent ces récits est étonnante. D’un roman à l’autre, le voyage proposé adopte des itinéraires surprenants et exotiques, de Venise à Bombay, des charniers de Saint-Sulpice à Bornéo, à travers un dédale d’obscures ruelles parisiennes, à des époques diverses, et sous des formes extraordinairement variées, du roman historique au journal d’un collectionneur, de l’échange épistolaire au récit cyclique d’un assassinat… Malgré son aspect protéiforme, ce monde de mots est d’une grande cohérence : à chaque phrase le lecteur est bousculé, poussé dans ses retranchements, amené parfois à la limite du supportable, pour remettre en cause son rapport à l’autre, à lui-même, dans une confrontation intime, destructrice et salutaire à la fois. Exploration des limites subtile et brutale à la fois, mais hypnotique aussi, car la langue de Gabrielle Wittkop est envoûtante, d’une richesse incomparable, d’une noire beauté, d’une poésie sulfureuse. Unique, également, même si l’on invoque parfois les mânes de Sade, Lautréamont, Hoffmann ou Poe. Cette voix qui s’élève ne révèle rien mais interroge, dans un questionnement intense, difficile, essentiel, qui oblige le lecteur à se dévoiler à lui-même, ou, au moins, à tenter de s’extraire du conformisme où il s’englue ; une voix claire et feutrée à la fois, un peu comme le feulement d’un tigre, animal emblématique (totémique même) de l’auteur, chargé d’un érotisme sauvage et énigmatique, mais aussi de la promesse d’une mort cruelle.
Gabrielle Wittkop a disparu au monde le 22 décembre 2002. Son œuvre, presque intégralement disponible, reste confidentielle. Ed Wood et moi y avons donc entrepris un voyage commun, dans La Taverne du Doge Loredan et ici, de Seuil en Seuil. Ce mois de décembre sera consacré à un dossier conçu en parallèle, dans lequel, sur nos blogs, nous vous ferons part de nos impressions de lecture et tenterons de vous communiquer le désir de nous suivre dans cette exploration d’un univers vénéneux et parfois morbide mais profondément humain, aux contours ciselés par un langage poétique, chatoyant et épuré à la fois. Un voyage dont vous pourriez ne pas vous remettre…
A lire absolument :
- Le site consacré à Gabrielle Wittkop par Nikola Delescluses, à qui l’auteur a demandé de veiller sur son œuvre après sa mort
ton texte donne très envie de découvrir cet écrivain, que, je l'avoue, je ne connaissais absolument pas, et comme j'adore ce genre de découvertes, je vais plonger dans ses livres !
RépondreSupprimerGaëlle
Je découvre Gabrielle Wittkop grâce à tes mots Anne-Françoise, et déjà quelque chose de fascinant et d'inquiétant filtre qui donne envie de découvrir cet auteur. Merci.
RépondreSupprimerMerci à toutes les deux. Notre découverte de cette oeuvre est récente et a constitué un choc, un peu comme ces rencontres retardées mais qui n'en deviennent que plus vibrantes. Les deux "responsables" de cette plongée dans l'oeuvre de Wittkop sont évoqués au bas de l'article (ce sont leurs textes qui nous ont donné cette envie)...
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