Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

vendredi 15 avril 2011

Se tenir là, dans l'ombre : Forêts Noires de Romain Verger .

Aokigahara Jukai

   Chacune des oeuvres de Romain Verger est un voyage étrange, où l'humain s'affronte ou se fond à la nature, se perd, se métamorphose pour mieux se retrouver, fusionnant avec les éléments qui l'absorbent et se l'approprient. Forêts Noires se trouve au confluent de plusieurs lieux, de plusieurs temps, comme son narrateur, un biologiste envoyé malgré lui en mission dans un village reculé du Japon. Ici les eaux mortes du  lac se chargent des vapeurs soufrées d'un volcan qui sommeille, ce Fuji-Yama à la silhouette faussement familière; l'humidité semble dissoudre une forêt, Aokigahara Jukai, qui s'enfonce dans la moiteur de la terre. Ce dédale d'arbres morts ou en putréfaction appelle l'homme, comme il a attiré de tout temps les autres hommes du village que la forêt  a engloutis, mêlant les racines de ses arbres fantomatiques aux dépouilles humaines, en un gigantesque et secret ossuaire. Il choisit comme guide Shintaro, l'un des seuls villageois rescapés, sans doute parce qu'il est un homme-forêt, sa silhouette s'intégrant au sombre paysage pour en maintenir l'équilibre :

Fidèle, Shintaro était là, assis sur le perron, planté à l'égal du volcan, depuis des millénaires peut-être. Shintaro devenu partie prenante du tableau, indispensable à la composition paysagère et à l'harmonie de l'estampe, comme l'était la forêt ou le volcan. Homme posé en vanité au pied du mont Fuji, aux flancs barbés de brume.

L'oeil de Shintaro reflète le paysage, chaque vaisseau est le souvenir d'un sentier; oeil-labyrinthe dans lequel le narrateur est prêt à se perdre, renonçant pour cela à la douceur de la peau d'Hatsue, compagne voluptueuse dont les courbes épousent les mouvements du terrain, accueillant les caresses avec une douceur parfois inquiétante - s'ouvre-t-elle à lui ou à son mari disparu? Chaque être est un paysage sous l'égide menaçante du Fuji-Yama; chaque homme, chaque femme semble aspiré dans la contemplation inquiète du volcan presque endormi. Hatsue guette-t-elle le retour de son mari englouti par la forêt et devenu fantôme la hantant pendant l'amour? Le regard de Shintaro se pose impénétrable sur cet entrelacs, gardien d'une nature énigmatique et mortifère où la terre magmatique se mêle à l'eau noirâtre et aux vestiges d'un brasier mal éteint. Entrer dans cette forêt, c'est accepter de glisser entre les morts, de fouler aux pieds les restes décomposés de ceux qui s'y sont pendus, des cadavres éventrés dont les entrailles amalgamées à l'humus imprègnent l'air d'odeurs méphitiques. L'obscurité se referme sur lui et sur le villageois enraciné dans l'infâme terreau bouillonnant.

Mervyn Peake, The Ancient Mariner

   A ce moment le récit se dédouble; la fin nous ramène au commencement de tout, à cette énigme de  l'enfance dont la mémoire naît des eaux noires du lac, comme une brume qui s'installe et voile le présent. Le Japon s'efface; seuls en subsistent quelques éclats, pages arrachées qui s'interposent entre les différents souvenirs et qui, petit à petit, les relient et les rattachent au temps de la narration. Ainsi alternent le passé et le présent, dans une cohérence qui se construit mais qui ne révèle rien de ce qui doit rester un mystère. Chaque épisode constitue un récit à part entière, mais les souvenirs ne s'égrènent pas, ils semblent surgir de la douleur vécue et à venir. En effet, l'enfance n'est pas un heureux temps, "ombre qui vient à moi avec tout ce qu'elle porte, en soi, de ténèbre intérieure plus vaste qu'elle-même" (Claude Louis-Combet, Figures de nuit, cité en exergue de Forêts Noires). Le narrateur ne cherche pas à ressusciter le souvenir : celui-ci s'impose à lui, reflété par la surface miroitante des eaux qui baignent la forêt. La mort, ici, n'est pas séparation, elle crée un pont entre les différents temps, les lieux qui, si disparates qu'ils soient, sont toujours liés à la pénombre de la forêt. Ce dédale semble dessiner les méandres de l'inconscient; les repères habituels de l'enfance - une salle de classe, une cour d'école, le jardin de la propriété d'une grand-mère, loin d'être rassurants, entraînent la mémoire vers d'angoissantes dérives. D'ailleurs, celles-ci s'imposent, donnant à la réminiscence sa sinistre harmonie. Comme Aokigahara Jukai, l'enfance est le terreau dans lequel s'ancre la mort.
Mervyn Peake, Life in death


   Celle-ci prend chair, s'incarne; elle fait d'une personne familière un mannequin de cire, d'un inconnu mort de froid un compagnon familier; elle s'apprivoise, à tel point qu'elle semble parfois plus rassurante que la vie. Elle fige les traits un instant, arrête le temps dans sa fuite éperdue, et pourtant, comme dans cette forêt japonaise, elle est source de vie, des bulles gazeuses remontent à la surface des eaux, les matières fusionnent en explosions de magma et de gaz... Le dédale boisé de Meaulnes, surgi du passé, n'est pas le lieu du rêve : n'y naissent que des visions cauchemardesques.  Griffures profondes, massacres sanglants jalonnent les étranges vagabondages initiés par Vlad, camarade d'école qui se repait du sang de ses disciples, et que le narrateur retrouve plus tard, vampire ou Actéon séduisant, vainqueur de la meute. Ces bacchanales le conduisent aux sources de la vie, à ce sang chaud dont il s'abreuve à son tour, en un rituel de vie et de mort.

Le sang me brûlait la trachée. Chaque gorgée me consumait d'un plaisir arriéré, charriait un flot de visions incultes et de réminiscences : l'immense dos de Vlad tout flagellé de ronces et le torrent qui déferlait. C'étaient d'étranges rites propitiatoires où des mains enduites de sang marquaient les écorces et caressaient les feuilles. L'ivresse m'inondait, celle des holocaustes, des chairs immolées. Sous ma poitrine, je sentais la bête haleter comme l'agneau, et mon coeur se calquer sur son rythme, de brèves trépidations de chair que scandait mon hoquet.


   L'écriture de Romain Verger, précise et poétique, fait naître une mythologie à la fois énigmatique et familière. Forêts Noires, méditation onirique et troublante, nous interroge sur notre être, matière et esprit, sur notre rapport au monde, aux éléments dans lesquels nous sommes destinés à nous fondre en un mouvement incessant, dans l'inquiétude, notre destin.

 
Forêts Noires a suscité de nombreuses chroniques et interviews,  auxquelles vous pourrez accéder par le beau site de l'auteur.
Je me permets de vous renvoyer à deux d'entre elles, non par copinage (quoique...) mais parce qu'elles sont de grande qualité, comme d'habitude chez Edwood et Nikola :

   


11 commentaires:

  1. Anne-Françoise, ta chronique restitue sacrément bien le côté fascinant de ces territoires délétères, qu'on n'ose approcher, et qui pourtant ne manque d'attirer, irrémédiablement. Romain Verger est assurément un conteur dont chaque aventure constitue en quelque sorte un rite initiatique.

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  2. C'est toi qui me l'a fait découvrir, Christophe... Merci pour cela. D'ailleurs j'invite les lecteurs éventuels de ma chronique à se reporter à la tienne (c'est déjà fait en lien) mais aussi à celle que tu consacres à Membrane, pour introduire une très belle interview de Romain Verger.
    http://latavernedudogeloredan.blogspot.com/2009/08/plongee-en-apnee-dans-lunivers.html

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  3. Bel article, chère Anne-Françoise (et les visuels parfaitement choisis...), je partagerai un peu partout ! à très vite en tout cas.

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  4. Merci beaucoup, Blandine. Pour The Ancient Mariner, je sais bien que c'est l'océan que l'on voit, au fond, mais j'ai trouvé qu'il ressemblait aussi à l'orée d'une forêt tourmentée. Bises...

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  5. Oui, propos très juste et très avisé sur un beau livre et un bien bel auteur. Bravo.

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  6. Ben, c'est con mais là, illico, moi je pense à des images du magnifique film de Kyoshi Kurosawa : Charisma... Bo !

    Mais je vais le lire hein, je vais le lire.

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  7. @Marc : merci de votre passage ici, et de votre générosité à défendre les auteurs. J'attends avec impatience ce que vous savez...
    @Alain : je n'ai pas vu Charisma, mais te remercie de me rappeler qu'il faut absolument que je le voie. Ta remarque est très pertinente à mon avis, car Ed/Christophe l'a évoqué dans sa chronique de La Taverne.
    Je vous embrasse tous les deux!

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  8. Tiens, c'est seulement maintenant (alors que j'ai lu votre article avec beaucoup d'intérêt il y a déjà un bout de temps) que je me rends compte que les illustrations évoquent un poème de Coleridge qui a beaucoup compté pour moi. Belle coïncidence.

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  9. Merci beaucoup de votre passage ici, il me touche beaucoup. Je crois savoir à quel poème de Coleridge vous faites référence : est-ce celui qui se termine ainsi ?
    "He went like one that hath been stunned,
    And is of sense forlorn:
    A sadder and a wiser man
    He rose the morrow morn."
    (The rime of the ancient mariner)

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  10. Oui. Il y a (vraiment) longtemps j'en savais une bonne partie par cœur, j'en avais même fait une adaptation assez infidèle en alexandrins (et ça se terminait ainsi :
    "Il va tel celui-là dont la raison bascule,
    Sa démarche est pareille à celle d’un pantin ;
    Est-ce un homme plus sage ou bien moins incrédule
    Qui tristement se lève au lendemain matin ?")

    C'était un travail assez scolaire, même si l'école ne m'avait rien demandé.

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  11. J'avoue ne pas m'être fiée totalement à mes souvenirs et être allée consulter le texte... Mais j'aime bien les libertés que prend votre traduction - je pense qu'en poésie elles sont parfois nécessaires...

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