Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 9 janvier 2011

Claude Chambard : lire, écrire, vivre...

Robert Campin, Nativité, vers 1425, Musée des Beaux-Arts de Dijon
   
Lire, c’est accepter de se perdre en chemin, de se livrer aux rencontres de hasard ou au destin… Le  parcours d’un lecteur emprunte souvent des voies inattendues et ménage des rendez-vous surprenants. C’est la richesse et la beauté de la littérature que de mettre en présence des textes et des êtres, combinant réflexion et sensibilité, construisant un lien fort et humain. On oublie souvent que l’auteur est d’abord un lecteur, que son œuvre se construit dans un environnement littéraire, une proximité particulière, qu’un texte s’écrit forcément en hommage ou en opposition à un autre… La théorie littéraire s’est emparée de cette idée, développée dans la notion de dialogisme de Bakhtine ou de la transtextualité chez Genette. Mais le lecteur et l’auteur peuvent ignorer ces théories pour aborder l’œuvre de manière personnelle, intime, comme un pont jeté à travers l’espace et le temps, source d’une communication étroite et absolue qui fait appel à l’intelligence aussi bien qu’aux sentiments et aux sensations (car les sens aussi sont en jeu dans l’écriture ou la lecture, qui ne sont pas des activités abstraites).
   Il est des auteurs qui reconnaissent plus facilement que d’autres ce qu’ils doivent à leurs lectures. Claude Chambard est de ceux-là. Souvent, à la fin de ses livres, l’on peut lire des remerciements, à des amis, à des poètes, des philosophes, des romanciers qui ont jalonné son itinéraire de lecteur. Ainsi, souvent il cite Walter Benjamin, mais aussi Flaubert, Sebald, Voltaire, et d’autres : Britten, Tarkovski et Roublev – les personnages de Stalker aussi (à la fin d’Allée des Artistes) … Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire toute son œuvre, et la découvre comme elle se présente, de manière vivante et éclatée, l’auteur privilégiant la forme poétique et la nouvelle au roman. Ce n’est pas pour me déplaire. J’ai dit ici déjà ma prédilection pour la nouvelle. Elle est pour moi à l’image du monde, chaque texte représentant un éclat, un fragment, qui trouve sa place, petit à petit, dans une œuvre qui se construit. Mais l’exploration de cette œuvre sincère et originale révèle peu à peu une très grande cohérence dans la diversité.

Allée des Artistes

   Exploration, voyage… Le chemin que j’emprunte comporte quelques haltes qui seront loin de refléter la complexité de cette œuvre à la fois universelle et personnelle. J’y pénètre par l’Allée des Artistes, récit intime et bouleversant dans lequel s’entrecroisent souvenirs, songes, rêveries littéraires, reconstruction d’un monde perdu. Une quête éperdue dont on ne sait si elle s’inscrit dans le réel ou l’imaginaire d’un écrivain lecteur, mais qui se heurte à l’insaisissable, celui du temps que l’on ne peut retrouver hors des mots, d’images fugaces, de bribes de mémoire un instant ressuscitées. Le récit est celui d’une errance dans un endroit à la fois familier et transformé, D., la ville de l’adolescence de l’auteur, celle de l’amitié avec M., l’ami disparu, compagnon d’apprentissage du monde, d’éveil aux arts. Magdi Senadji le photographe, capable de figer pour l’éternité la sensation volatile, l’instant fugitif. Mais pour le narrateur / auteur / personnage, dont les pas se confondent parfois avec ceux de l’homme au macintosh, cet être mystérieux onze fois croisé dans l’Ulysse de Joyce, dont des analyses (celle de Nabokov en particulier) font le double de Joyce lui-même, une figure d’auteur hantant son œuvre pour l’éternité, les lieux se dérobent, ont changé, sont voilés :
   L’image du monde est projetée à l’envers sur la rétine. Dès lors, le monde n’est-il pas une hallucination de l’œil ? A travers les six carreaux, est-ce le monde que je vois, ou l’intérieur de mon œil ? Le monde passe dans mon œil, c’est le plus long mouvement immobile qui soit.
   Ne nous pressons pas ;
   La pluie tombe à gauche, pas à droite. Est-ce un effet de lumière ? une volonté du cinéaste ? un désir de l’écrivain ? une hallucination du spectateur, du lecteur ?
   La pluie emplit l’image le long de la rivière. La rivière sépare les deux berges. D’un côté, des arbres, de l’autre, des cavaliers. D’un côté, l’à-peu-près, de l’autre, le flou, entre les deux, l’incertitude. Andreï Tarkovski nous montre cette évidence dans Andreï Roublev précisément, mais sans doute dans tous ses films dans lesquels la pluie et le travelling – Stalker, souvenez-vous du voyage en draisine dans la zone interdite – sont des éléments fondateurs.
   Ce « je », ce « nous » désignant l’auteur et son ami deviennent un « il » presque indiscernable, tant les deux personnalités se fondent dans ce désir de connaître le monde, par leur regard particulier de photographe ou d’écrivain en devenir. Cette « marche » douloureuse est solitaire mais accompagnée pourtant par le souvenir des livres lus, des personnages rencontrés dans ces lectures, et qui peuplent la mémoire encore plus densément que les vivants oubliés. Les vivants… où sont-ils ? L’allée des artistes est bordée de statues, de monuments : de sépultures. C’est au pays des morts que C. C. est parti chercher son ami disparu, que les mots nés de la mémoire font renaître en un portrait tendre mais brouillé par le temps. Ainsi l’écriture est-elle recherche, celle du temps perdu, du monde disparu, du lien qui, au-delà de la mort, ne s’est pas dissous mais un peu voilé.
   Qui marche ?
   Qui boite ?
   Qui poursuit l’invisible ?
   Le texte est beau, limpide, mais l’énigme qu’il suscite est complexe, existentielle. Un questionnement déchirant, qui demeurera peut-être sans réponse, mais dont la formulation établit un lien entre le passé et le présent, entre la vie et les morts, entre l’auteur et le lecteur cheminant ensemble dans cette commune solitude.

La rencontre dans l’escalier

   Publié lui aussi par les éditions de l’Atelier In8, ce texte érotique constitue une étape dont, dans une première lecture, je n’avais pas saisi toute l’importance. Sans lien apparent avec l’œuvre évoquée ci-dessus, il  approche de manière surprenante et désespérée de thèmes présents dans Allée des Artistes, celui de la rencontre impossible et de la relation instaurée avec monde de l’écriture et de la lecture.
   La nouvelle, assez courte, foisonne pourtant d’idées, de pistes ouvrant sur une réflexion essentielle : les livres créent-ils un lien entre les hommes ou les séparent-ils ? Deux voix s’entrecroisent, celle de Clément, écrivain, occupé à la traduction de l’œuvre d’un auteur chilien qu’il n’a jamais rencontré, et celle d’Hortense, sa femme, qui passe ses journées à lire dans un grenier des œuvres érotiques traduites du chinois. Un couple aimant, uni par le désir du corps de l’autre, mais que les livres semblent éloigner l’un de l’autre. Ainsi Clément et Hortense vivent-ils dans des espaces séparés, le traducteur dans son bureau, sa femme dans ce grenier qu’elle quitte pour se promener ou aller nager. Leur rencontre n’a lieu que dans leur chambre close, propice au contact des corps, au plaisir partagé, mais l’homme, très vite, s’aperçoit que s’est interposée entre eux une présence mystérieuse, un homme dont il ne voit pas le corps mais qui pourtant entraine sa compagne dans des ébats auxquels il ne peut se joindre.
   La lecture est ici associée à l’élan vital : « Je lis, je vis », dit Hortense, « Je jouis, je vis ». L’acte de lire s’inscrit dans le plaisir ; ces textes dont l’homme ne comprend pas bien l’intérêt, « d’un érotisme désuet, bien peu excitant », sont pour elle source d’une intense jouissance intellectuelle aussi bien que physique.
   Je suis remontée dans mon grenier. J’ai trouvé un exemplaire magnifique sur grand Vergé du Xixian ji – le Pavillon de l’Ouest – sans nom de traducteur. Je coupe lentement, avec délectation, les pages bruissantes. La lecture me soulage et me redonne des forces, puis des joies, du plaisir, du vrai plaisir, de la jouissance.
   « Sans nom de traducteur » : or Clément, lui, est celui dont s’effacera le nom, puisque sa tâche est d’ « écrire les autres », c’est-à-dire de disparaître. D’ailleurs, ce travail d’écriture l’éloigne de la lecture :
   Je me suis trouvé un petit fauteuil près d’une lucarne et, installée là, je lis des heures pendant que Clément, à l’étage en dessous, s’évertue à rendre en français ce qu’il perçoit du travail d’un écrivain qu’il ne connaît même pas. Je crois que c’est cela qui lui manque, le temps de la lecture. Il traduit, il traduit, il traduit mais il ne lit plus.
   Lire est donc un acte vital et nourricier. Sans la lecture Clément s’éloigne du réel et se laisse de plus en plus perturber par cette rencontre fantomatique qu’il fait parfois, dans cet escalier qui donne son titre au récit : une main invisible, dispensant un plaisir involontaire, violent et destructeur, et qui lui rappelle cet homme sans corps qui fait l’amour à sa femme à côté de lui. Traduire l’a-t-il éloigné de lui-même ? Est-il en train de devenir un autre ?
   La sensualité des mots et des situations se fond avec l’effroi. Le plaisir pur n’existe plus, il s’associe à une hantise. Ce récit érotique joue chez le lecteur d’un double attrait, Eros et Thanatos mêlés, l’un prenant sur l’autre le pouvoir. Et l’écrivain privé d’œuvre et de lectures disparaît, absorbé par un néant dont il ressuscite, uni à cette présence inquiétante en haut de l’escalier…

Young Appolo

   Publié aux éditions de la Cabane, ce texte au titre énigmatique, très court, semble à l’opposé du précédent. Claude Chambard y fait entendre une voix différente, et pourtant, là aussi, il s’agit  de livres, de mort… D’amour aussi, celui que Claude Chambard éprouve pour un auteur que nous vénérons tous deux (et nous sommes loin d’être les seuls) : Walter Benjamin, ce philosophe dont la pensée embrasse tous les domaines mais s’inscrit dans l’idée du seuil, du passage, et dont l’existence individuelle se fond dans le drame universel.
   Ce texte profond et poétique fait subtilement renaître le fantôme de l’auteur disparu à Port-Bou, dans sa chambre de l’Hôtel Francia. Une silhouette d’abord, observée de loin semble-t-il, mais dont on pénètre la conscience habitée par l’incertitude, l’effacement d’un passé que de toute façon il ne pourra jamais retrouver. Ce personnage discret appartient à notre monde, mais demeure presque invisible. Sa vie est vouée à l’écriture et aux livres, « locataire » de la bibliothèque dont il s’efforce de lire tous les ouvrages même si cette tâche est vouée à l’échec. Cette existence dans les mots est un devoir, une nécessité à laquelle il ne peut échapper.
   Il a l’air de chercher un mot, puis le suivant. Comme s’il devait combler un immense vide de langue. Une sorte d’angoisse.
C’est un sacré travail, dur & ingrat.
Il faut trouver l’impulsion, instinctivement, ça ne s’apprend pas.
Chaque jour, il faut avoir la volonté de trouver un mot, puis le suivant.
Par le courage, une nécessité vitale.
Ça ne s’explique pas.
Le travail ne s’explique pas, jamais.
Il faut juste montrer.
C’est de l’ignorance. Il ne faut pas avoir de complexe. L’ignorance est une bénédiction. On demeure vivant, spontané & sincère.
   Peu à peu le texte nous conduit dans la conscience de Walter Benjamin – ou de cet homme qui lit et écrit – et le « il » cède au « je » ; ce passage coïncide avec le moment de la révélation pour le lecteur. La silhouette s’incarne au moment où la mort s’approche, dans une série de notations brèves, bribes qui construisent un être dont lequel chaque lecteur peut éprouver l’humanité, dans cette attente qui fait fuir les mots :
   Je n’ai plus de force dans les mains.
Les mots se dérobent, ils ne comprennent pas qu’ils sont le récit sans moi.
  Les mots survivent « sans moi », c’est pourquoi l’écrivain et le lecteur peuvent avoir la certitude d’avoir déjà croisé cette ombre vivante, en lequel, un instant, va se fondre l’auteur… Finalement, si l’approche de la mort a éloigné les mots, ceux-ci sont la survie d’un homme, d’une pensée éclatante née dans la discrétion, et qui, aujourd’hui, nous hante toujours et nous fait vivre.


   Ainsi, à travers ces trois textes très différents, se dessine une œuvre riche reflétant les préoccupations d’un auteur à la recherche de lui-même mais aussi tourné vers les autres. Sa générosité  le place au cœur de l’humanité, à la croisée des chemins, écrivant, lisant, diffusant ses réflexions et relayant celles qui lui sont chères. Une vie dans les livres, dans les phrases, dans les mots, dans la quête d’un rythme, d’une sonorité qui rendra à la pensée toute sa puissance. La multiplicité des thèmes ne peut masquer une lancinante préoccupation : comment, au-delà de la fatalité, les mots peuvent-ils à la fois nous lier et nous faire (sur)vivre ? Les textes de Claude Chambard s’adressent directement à chacun d’entre nous : les figures de l’auteur et du lecteur y sont imbriquées à tel point que nous pouvons tous, qui que nous soyons, nous y reconnaître un peu, et nous abandonner à cette réflexion profonde et essentielle sur la place de la littérature dans notre existence.
      
Titien, La Vierge et l'enfant...

Young Appolo (2008)

Allée des Artistes a été publié aussi dans le coffret Travelling : Ed Wood en a fait une belle critique ici.

8 commentaires:

  1. merci de cette triple lecture, éclairante et éclairée.

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  2. Merci beaucoup, Anne-Françoise. Belle lecture, sensible et néanmoins pointue, comme d'ordinaire.

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  3. Une invitation à lire, comme un prolongement, une extension de mots et de vie ...

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  4. Merci à vous deux... Les nouvelles de Claude Chambard sont effectivement une invitation au voyage intérieur et nous interrogent sur ce mystérieux itinéraire qui nous conduit d'un texte à l'autre, dans une sorte d'errance qui paradoxalement nous construit.

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  5. Merci bien pour ton partage..

    j'ai retenu de l'extrait du 3è ouvrage:
    " Il a l’air de chercher un mot, puis le suivant. Comme s’il devait combler un immense vide de langue. Une sorte d’angoisse.
    C’est un sacré travail, dur & ingrat.
    Il faut trouver l’impulsion, instinctivement, ça ne s’apprend pas.
    Chaque jour, il faut avoir la volonté de trouver un mot, puis le suivant.
    Par le courage, une nécessité vitale.
    Ça ne s’explique pas."

    ce qui recoupe ce que je te disais... trouver l'impulsion qui fait que, une fois posé, un trait va appeler une couleur, puis une autre puis un effacement et un recouvrement, et ainsi de suite...
    et c'est ainsi que se construisent les choses presque à notre insu,

    Chercher le mot et le suivant... à la limite c'est presque suivre un mot, suivre par les mots le déroulement des phrases, qui seraient celles d'une pensée...

    Parallèlement, je pense aussi au très bel ouvrage de Pierre Bergounioux, qui ne s'appelle pas le mot et le suivant, mais "Ce pas et le suivant", qui relate le retour au pays ( des Landes en Corrèze), d'un forestier blessé... ou la marche ( à pied) qui le conduit petit à petit chez lui, obéit surtout à la démarche "mécanique", qui fait qu'après le pas, vient le suivant et le suivant du suivant... livre par ailleurs magnifiquement "parlé", dont je recommande la lecture ( pour mieux comprendre ensuite toute l'oeuvre de P B.

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  6. Oui, tu as raison, l'écriture, comme la peinture, naît d'une dynamique à la genèse parfois inexplicable, mais qui enclenche un travail. Finalement, c'est le sens du mot "création" que l'on peut ramener à ses origines - une démarche qui fait surgir un monde du rien, qui le conçoit et le développe. Ce monde de mots, de couleurs, acquiert une existence réelle; mais il est changeant car l'empreinte de ce qui est dit ou fait se nuance du vécu, de l'imaginaire de celui qui lit ou contemple. Et la création se développe, continue à vivre...
    Je ne connais pas ce livre de Pierre Bergounioux et le lirai avec intérêt.
    Merci en tout cas de (re)lancer le débat, et de ta présence active sur ces pages...

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