Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 23 janvier 2011

Rafael Pinedo : Plop, chronique d'une apocalypse.


 Une bulle de savon qui éclate, transpercée par les rayons du soleil ? Un son joyeux, léger, discret, celui d’une goutte d’eau froissant fugitivement la surface d’un étang ? Non. Plop est un nom, ou plutôt une désignation : à son arrivée sur terre, c’est le bruit qu’a fait l’enfant tombé des entrailles de sa mère directement dans la boue qui recouvre toute la surface terrestre, où l’eau se mêle à la glèbe et aux souillures, et où aucune lumière ne pénètre. Le monde qui accueille ce nouveau-né qui attendra ses dix solstices pour enfin recevoir une ébauche d’identité semble avoir subi l’ultime cataclysme. Quelle apocalypse s’y est-elle produite ? Planète ravagée, parcourue par des meutes errantes organisées en « groupes » hiérarchisés selon des lois sauvages, la terre n’est plus un lieu hospitalier ; chaque colline, chaque anfractuosité recèle un péril ; ainsi les hommes, toujours en mouvement – en effet, la halte ne peut se prolonger car elle expose au risque d’une mauvaise rencontre – ne connaissent pas le repos. La nature a été souillée, pervertie par on ne sait quelle fin du monde. Elle se laisse timidement deviner en quelques endroits non pas préservés, mais moins atteints. Ainsi ce lieu de chasse où se déploient les membres du groupe en quête de gibier.
Ils sont arrivés au Lieu.
C’étaient des ruines, entourées de buissons épineux, certains hauts comme un homme.
De loin, on voyait quelques pans de murs, des poutres, des portes et des fenêtres béantes comme des yeux d’une tête de mort. Tout était recouvert de mousse, de champignons et de lierre à feuilles noires.
Les vestiges de la civilisation disparue ont été dévorés par une nature pourtant peu féconde, mais celle-ci semble les avoir colonisés, digérés, putréfiés. Les maisons n'offrent plus aux regards que des squelettes inquiétants, et personne ne songerait à s'y abriter. La pluie envahit tout, diluant le paysage, le noyant, abolissant la distinction entre les éléments :  l'eau se mélange à la terre, fusion malsaine et dangereuse - cette masse noire peut parfois consumer celui qui s'y aventure. Le roman, d'une écriture sèche et incantatoire, multiplie les  évocations de pièges guettant les humains trop confiants, qu'ils émanent du milieu lui-même, ou qu'ils aient été placés sur leur chemin par d'autres hommes. Ici, chacun est à la fois chasseur et proie.

Anselm Kiefer, Burning rods (1984-87)


   L'humanité a subi un sort ambigu. En effet, elle semble être revenue à une forme d'animalité, puisque les activités s'organisent autour de deux préoccupations essentielles : la nourriture et le sexe. La recherche d'une pitance est l'activité primordiale : elle est rare et de mauvaise qualité. Le Lieu inhospitalier décrit dans le chapitre intitulé "La chasse" regorge d'un gibier convoité mais dangereux : des chats. Faute de ceux-ci, l'on se rabat sur les rats, les insectes, des restes de viande corrompue sur une carcasse abandonnée; à défaut - ou, au contraire, ripaille ; de la chair humaine, prélevée sur les cadavres rencontrés, ou sur ceux que l'on a abattus pour les "recycler". Ce terme, régulièrement employé dans le texte, établit aussi un lien entre cette apocalypse et un passé historique marqué par la trahison des valeurs humaines et la barbarie institutionnelle. L'organisation de cet embryon de société, en effet, est complexe. Groupes, "Brigades" hiérarchisées, "Volontaires", "Récréation"... tous les humains sont classés selon leurs compétences ou leurs inaptitudes, les plus faibles étant voués à la mort afin que leur cadavre puisse servir. Cette organisation complexe se greffe sur la sauvagerie latente; chaque occasion particulière révèle les plus bas penchants de l'homme.

   Les relations entre humains ne sont plus régies que par l'intérêt individuel. Dans le Groupe, il n'est jamais question de solidarité, chacun tentant de maintenir sa place pour survivre et pour utiliser l'autre à des fins personnelles. Le verbe "utiliser" désigne d'ailleurs l'acte sexuel : aucune réciprocité n'existe dans le plaisir recherché. Jamais le sexe n'est voué à la procréation : la naissance d'un enfant est une calamité - la mère de Plop, la Chanteuse à la joie contagieuse, se prostre et cesse de chanter lorsqu'elle le met au monde. L'on pratique le sexe pour assouvir un besoin ; celui qui dispense à l'autre la satisfaction charnelle n'a pour seul but que d'extorquer un privilège, d'asseoir sa place au sein de ce conglomérat d'individus dépourvus d'identité et que ne rassemble que l'instinct de survie. Parfois, comme Plop avec la femme du Commissaire Général, la revendication est d'obtenir à son tour la satisfaction sexuelle, mais elle ne se produit jamais dans l'échange, chacun prenant son plaisir à son tour, et dans la douleur.

Un jour, au milieu des spasmes de plaisir, Plop a fait semblant de tomber sur elle. Sa bouche s'est retrouvée contre l'un des seins. Il l'a mordu. Elle a juré que jamais elle n'avait ressenti quelque chose de pareil. 
Elle lui a demandé de passer sa bouche, sa langue sur sa poitrine.
Plop a répondu qu'elle devait lui donner quelque chose en échange.
- Quoi? a-t-elle demandé.
- Du plaisir, a-t-il répondu, sachant qu'elle aurait dit oui à n'importe quoi.
Il lui a demandé de lui bander les yeux, de l'attacher, de le couper, de le contraindre, c'est comme ça qu'il jouissait, lui.

   Parodie de relation amoureuse, qui finalement n'a pour objectif que d'aboutir à la condamnation de la femme et de son mari, dans le plan conçu par Plop pour échapper à sa condition. Cependant, le récit ménage des surprises. Parfois, il semblerait que naisse un penchant ou une véritable affection. Plop entretient avec la vieille qui l'a sauvé une relation mêlée de respect ; lors de sa rencontre avec Bizarrine, il éprouve un sentiment ambigu, peur et attirance qui s'expliquent par cette humanité qu'elle possède en plus. En effet, la jeune fille et la Vieille ont en commun la lecture : dans ce monde déchu, peu d'être savent qu'existent des livres. Lire se transmet comme un secret, par l'initiation au sein d'un groupe d'élus qui doivent cependant se cacher. Ce monde mort est celui où les livres n'existent plus : le peu d'humanité qui subsiste est lié aux quelques pages qui demeurent, conservées précieusement et en cachette.

Anselm Kiefer
   Mais Plop, qui porte en lui le germe de la rébellion, le survivant inattendu qui pourrait rendre à l'humanité certaines de ses qualités, choisit un chemin ambigu : pour lui, le salut passe tout d'abord par l'exercice du pouvoir - et son intelligence se met au service de son opportunisme, puis par la mort recherchée et accueillie comme une délivrance. Le livre s'ouvre sur l'image de l'homme mourant, attendant sa fin qui se rapproche à chaque pelletée que l'un de ses congénères jette sur lui, prisonnier d'un trou qui devient son tombeau.

A chaque pelletée, à chaque poignée de terre qui tombe sur se tête, une image de sa vie émerge de son esprit.
Comme ça, jusqu'à maintenant, la fin.
Tout cet effort a été fait pour ce moment, pour arriver à ça, pour pouvoir, enfin, mourir.

   Le roman de Rafael Pinedo, auteur argentin mort en 2006, est âpre, violent, parfois insoutenable. Son écriture lapidaire souligne une réflexion désespérée sur l'humain et le monde, sur ce qu'il pourrait devenir après les livres. Sa lecture évoque un autre grand texte, La Route, de Cormac McCarthy, écrit quelques années après ce texte. Mais ici, il n'est guère question d'apprentissage. Si quête il y a elle s'inscrit dans une humanité privée de tous ses repères, puisqu'avec les livres ont disparu tous les liens qui favorisent la transmission : aucune mère, aucun père ne peut ici se charger de conserver en l'enfant l'étincelle du bien...



2 commentaires:

  1. les livres n'ont pas tant disparu, puisqu'il en reste des fragments. c'est d'ailleurs à ce moment que l'on sent qu'une trace d'espoir persiste. Mais elle sera définitivement annihilée par le choix de Plop.

    Sacré bouquin, je confirme !

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  2. Oui, Cyrod, vous avez raison : et d'ailleurs j'évoque les quelques pages qui subsistent. Rares et gardées secrètes, à l'image de cette humanité qui s'effrite inexorablement (je pense aux valeurs qui constituent un lien entre les hommes).
    Merci de votre passage ici...

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