Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 14 novembre 2010

Ramón Sender, Requiem pour un paysan espagnol & Le Gué : au seuil de l'amour et de la mort...



« Non, ce n’est pas moi. C’est quelqu’un d’autre qui souffre.
Moi, je ne pourrais pas souffrir autant.
Ce qui s’est passé, qu’un drap noir le recouvre,
Et qu’on emporte les lumières…
                                Nuit. »
(Anna Akhmatova, Requiem, traduction Jean-Louis Backès, Gallimard, 2007)

   Il est des livres dont on ne se remet pas. Placés sur notre chemin de lecteur un peu par hasard, au gré d’une rencontre, d’un partage, ils entrent dans notre vie pour jamais n’en ressortir. Leur lecture nous happe, nous envoûte, nous transforme : lire pour devenir autre, plus riche d’une expérience transmise à distance par un inconnu, l’auteur… Une intrusion douloureuse et salutaire. Ainsi, ce bel objet, livre mince pourtant, publié par les éditions Attila, contenant deux récits de Ramón Sender : Requiem pour un paysan espagnol et Le Gué, est une lecture bouleversante, une de celles dont on ne sort pas indemne.

   Sender, dont l’existence a été dramatiquement marquée par la guerre civile espagnole, est un écrivain en exil, mais que l’éloignement de son pays natal ne fait pas renoncer au combat, qu’il a adopté depuis sa jeunesse, contre les injustices et le fascisme. La littérature est pour lui un moyen de conserver le souvenir d’années douloureuses : il a perdu pendant ces tristes événements sa femme et son frère, fusillés par les franquistes. Ses œuvres, belles et pures, sont un miroir de cette tragédie. Entre les lignes du Réquiem por un campesino español et d’El vado se dévoile toute la complexité de l’âme humaine aux prises avec la guerre.


   Requiem pour un paysan espagnol est un court roman (un peu plus de quatre-vingts pages à peine) d’une intensité brûlante. Intitulé à l’origine Mósen Millán, du nom de son protagoniste, un prêtre confronté au fascisme et à la trahison, il a d’abord été publié au Mexique en 1953. Longtemps interdit en Espagne – sa possession était un crime passible de la peine de mort – il a cependant circulé clandestinement avant d’être librement diffusé après la mort de Franco. L’œuvre s’ouvre sur les préparatifs d’une messe de Requiem dite pour Paco, un jeune homme fusillé par les phalangistes. Dans la sacristie, le prêtre, Mósen Millán, est seul avec l’enfant de chœur. Il attend l’arrivée des villageois qui tardent à se présenter. Pourtant, Paco est un héros à propos duquel circule une chanson dont l’enfant se répète les paroles :
     « Et voilà le Paco du Moulin,
          il vient d’être condamné,
            et il pleure sur sa vie,
      en route pour le cimetière. »
Ce romance égrène ses strophes tout au long du récit, au fil des souvenirs du prêtre qui a accompagné tous les moments clé de l’existence de Paco, de son baptême à sa dernière confession… Le roman déroule la chronique de cette passion – chronique d’une mort annoncée puisque l’existence du jeune homme s’est déjà achevée lorsque le texte l’évoque pour la première fois. Le drame s’est noué bien avant, et le lecteur se retrouve pris dans une chronologie inversée, remontant à l’enfance de Paco, enfant raisonnable et fantaisiste, dont la vivacité et la curiosité ont suscité l’affection du prêtre. Le garçon s’épanouit sous le regard bienveillant de Mósen Millán, qui se remémore pieusement chacun des épisodes importants de l’existence du jeune homme :
   « Les yeux fermés, Mósen Millán se rappelait encore le jour de la noce de Paco. »
Ces réminiscences restituent l’image d’un jeune homme droit et courageux, tenant tête aux suppôts du franquisme qui cernent le village et engagé dans cette lutte des puissants contre les villageois. Le récit, épuré mais dense, trace le portrait d’une communauté rurale dont émergent des personnalités étonnantes et burlesques, comme la Jerónima, sage-femme et guérisseuse, qui se heurte au curé dont elle contrarie les rituels religieux. Les femmes du village se réunissent autour du carasol, le lavoir, lieu de tous les ragots et moqueries. Ainsi le drame se teinte parfois de comédie, comme dans les joutes qui opposent Jerónima au cordonnier, ennemi pleuré lors de son assassinat. Mais la tragédie est inéluctable ; un cortège d’ombres accompagne l’existence des villageois à mesure des avancées des phalangistes. Des hommes sont tués, ceux des grottes, trop misérables pour habiter une maison :
   « Un groupe de jeunes gens arriva au village, des fils de bonne famille, avec des bâtons et des pistolets.
   Ils avaient l’air de pas grand-chose, et certains poussaient des cris hystériques. Jamais on n’avait vu de gens aussi effrontés. Normalement, ces garçons rasés de près et élégants comme des femmes, on les appelait, au carasol, petites bites, mais la première chose qu’ils firent fut de passer une formidable raclée au cordonnier, sans que sa neutralité lui serve à quoi que ce soit. Puis ils abattirent six paysans, dont quatre de ceux qui vivaient dans les grottes, et ils laissèrent leurs corps dans les fossés de la route qui menait au carasol. Comme les chiens venaient pour lécher le sang, ils postèrent un des gardes du duc pour les écarter. Personne ne demandait rien. Personne ne comprenait rien. Les gardes civils n’intervenaient pas contre les étrangers. »
  
   Dans le récit s’inscrit en filigrane l’histoire d’un pays meurtri, d’une ruralité en proie à des menaces qui la ramènent au temps du servage. Jamais Sender n’explique la situation : il la suggère par touches, engageant le lecteur dans la découverte progressive des destructions commises par les fascistes. Au-delà de la politique, cette tragédie révèle des comportements inattendus, et la trahison vient de là où on ne l’attendait pas. La catastrophe mise en scène – ou plutôt, révélée avec finesse – met au jour la complexité de l’âme humaine, conduite à des choix intolérables… Pourtant, l’humanité subsiste dans le remords à moitié assumé, dans ce regret d’un prêtre célébrant la mémoire de celui qu’il a aimé…


   Le Gué, court roman écrit en 1948 et jusqu’alors inédit en français, revient sur le thème de la trahison déjà fondamental dans Requiem pour un paysan espagnol. D’une beauté stupéfiante, ce récit limpide et poétique se développe lui aussi autour du souvenir d’un mort. En effet, deux ans avant le début de l’histoire, Lucie a dénoncé le mari de sa sœur Joaquine, l’homme qu’elle aimait. Ce poids sur la conscience la mine ; elle éprouve le besoin de se confesser mais n’en trouve pas le courage. Or personne, d’ailleurs, n’est prêt à recevoir le brûlant secret. Lucie, alors, trouve dans la nature un écho à sa souffrance ; la rivière en crue, et le gué où elle retrouve sa sœur, résonnent de son chagrin et de sa culpabilité. Fuyant le monde des humains, elle se confie aux éléments, au vent, au courant de l’eau tumultueuse, et y perçoit une rumeur… La nature, ainsi, résonne de son désespoir.
   « Elle tournait le dos aux vergers et au village. La moitié de la matinée était déjà passée. Elle ne pouvait pas supporter d’avoir derrière elle la lointaine colline que dominait le cimetière. Plus elle y pensait, plus cela lui était difficile. Elle se leva, et prenant le panier, elle l’appuya sur sa hanche gauche. Puis elle chercha le gué et passa à pied sec les dalles qui émergeaient à intervalles rapprochés. Sur la berge opposée, elle voyait le village et le cimetière. Et elle essayait de capter la rumeur des eaux qui, en passant par le gué, lui parlaient, disant des mots qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. »

   Progressivement, la voix de l’eau lui devient claire : elle y entend l’écho de son âme : « lamperolina – lamperolana », « moucharde, moucharde ». Et la rivière, plutôt que la purifier, la confronte à ses fantômes. Une chemise s’envole, le vent la gonfle et la porte, spectre de l’homme aimé et dénoncé. La folie la guette et l’emporte, rendant sa confession impossible. La vérité, inacceptable, ne peut être entendue par ses proches, les deux autres femmes qui ont aimé cet homme : sa mère, son épouse. Demeure la culpabilité indicible, et la nature vive se fait tombeau. Puis la neige recouvre le paysage, et Lucie, morte et semeuse de mort, se perd dans la blancheur inhumaine au rythme de sa faux qui ne moissonne que le vide…

    Ainsi, ces deux courts romans, judicieusement réunis dans cet ouvrage, inscrivent durablement en nous la tragédie. Êtres confrontés aux affres de l’histoire, Mósen Millán et Lucie trahissent celui qu’ils ont aimé ; la tragédie nationale révèle les faiblesses de l’âme humaine, mais Sender, en une approche subtile et aimante, ne juge pas. Les « mouchards » sont aussi des victimes qui doivent survivre dans l’enfer de leur culpabilité, et, étrangement, les vainqueurs ne sont jamais vraiment montrés. La catastrophe atteint tous les hommes, et de cette situation ne peut naître qu’un désastre individuel et partagé.


Ramón Sender, Requiem pour un paysan espagnol & Le Gué, traductions de J.-P. Cortada et J.-P. Ressot, frontispices d’Anne Careil, éditions Attila, 2010.

Merci à Christophe Martinez pour cette découverte : il a fait de ces deux romans une belle chronique dans sa Taverne du Doge Loredan.

Une très intéressante lecture de cette œuvre de Sender est à découvrir sur le blog audio de Nikola Delescluses, Paludes (émission du 28 mai 2010).

8 commentaires:

  1. La première édition en France de "Requiem pour un paysan espagnol" a été publiée grâce aux courage de Bernard Lesfargues, éditeur à l'enseigne de Fédérop – par ailleurs poète et traducteur – dans une traduction de Jean-Paul Cortada.

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  2. Merci pour cette précision, Claude (puisque l'anonyme, c'est toi...)
    Il est très difficile de trouver certaines des oeuvres de Sender en ce moment, par exemple Noces Rouges, qui n'a pas été réédité depuis 1947 je crois. Mais les éditions Attila ont pour projet de remettre à l'honneur cette oeuvre magnifique...

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  3. Oui, d'ailleurs, je crois savoir d'après certaines sources bien renseignées que Sender sera au programme des publications d'Attila au cours du premier trimestre 2011.
    Sender est l'auteur d'une oeuvre prolifique et dense, dont une grande partie est encore à découvrir dans notre langue. Gageons qu'Attila poursuivra ses efforts pour mieux faire connaître celui qui décida d'offrir ses textes au domaine public après sa mort afin de contribuer à la connaissance de ceux-ci.
    Je me permets aussi de signaler les chroniques de Claro, qui rendent remarquablement justice que ce soit au Requiem pour un paysan espagnol, au Gué, ou aussi au Roi et la Reine.
    Par ailleurs, pour ceux qui parlent espagnol, on peut retrouver sur le Centro Virtual Cervantes( http://cvc.cervantes.es/actcult/sender/) de nombreuses pages consacrées à cet auteur majeur de la littérature hispanique.

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  4. Merci Anne-Françoise pour ce très beau texte. Tu arrives à suggérer ce qu'il y a de terrible et de profnd dans des textes qui paraissent pleins de pudeur. Et c'est cette impression d'un aveu impossible à faire car il viendrait briser la pudeur du ton que tu parviens à esquisser. En tous cas, tu m'avais déjà parlé de ces textes et donné envie de les lire. Mais lire cet article m'a donné une envie irrepressible de m'y plonger. Encore bravo

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  5. @Ed : merci pour ces précisions... J'attends moi aussi avec impatience la publication d'autres oeuvres de Sender. C'est vrai, j'avais oublié de dire que celui-ci a renoncé de son vivant aux droits de Requiem pour que le roman soit diffusé le plus possible (et les autres, effectivement, après sa mort). Et merci surtout de m'avoir fait découvrir Sender:-))
    @Yoann: merci, comme d'habitude tu es trop bienveillant... mais je suis très heureuse que tu aies envie de découvrir cette oeuvre belle, touchante et puissante.

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  6. Oublié de préciser que cette première édition française date de 1976.

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  7. Merci, Claude (je t'ai encore reconnu)...

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