« Un père mort eût été peut-être
Un meilleur père. Le mieux
C’est un père mort-né.
Toujours repousse l’herbe par-dessus la frontière.
L’herbe doit être arrachée
de nouveau et de nouveau qui pousse par-dessus la frontière. »
(Heiner Müller, Le Père, 1958)
”Kunst ist die Krankheit, mit der wir Leben ”(1)
(Heiner Müller in Gesammelte Irrtümer 1, p. 55)
L’œuvre théâtrale de Heiner Müller s’inscrit dans un mouvement complexe, à la fois reconnaissance et rejet d’une histoire, celle de la littérature, qui coïncide avec celle de l’humanité. Constant aller-retour entre le présent et le passé, elle détruit les mythes pour mieux dévoiler l’essence de l’homme pris dans ses contradictions, entre appartenance à une communauté et destin individuel – si l’on peut parler de destin, puisqu’ici il est toujours responsable de ses choix, même si ceux-ci sont parfois motivés par la situation historique. Ainsi, dans la plupart de ses textes s’entrecroisent un passé littéraire peuplé de fantômes, Prométhée, Philoctète, la Merteuil et Valmont dans Quartett, et un présent marqué par l’écroulement d’une culture, celle de l’Europe ravagée par la Seconde Guerre Mondiale, et qui, symboliquement, correspond dans la biographie de Müller au cataclysme de la mort du père, ancien déporté, qui dans ce monde nouveau et chaotique qui émerge, représentait la possibilité d’un idéal moral et politique.
Or, dans Hamlet-machine se mêlent les références à l’œuvre de Shakespeare, dont le texte de Müller, bref et d’une densité étonnante, peut se lire comme une réécriture (Müller passe ainsi de la traduction à l'appropriation) , et à l’histoire récente, à travers l’évocation des « ruines de l’Europe » et à ces conseillers qui suivent « au pas de l’oie » le cortège funèbre du « géniteur » - Polonius, père d’Hamlet, dont le frère assassin s’apprête à « [saillir] la veuve ». Vision de violence, dans laquelle aucun repère ne subsiste, puisqu’au père mort succède un couple de meurtriers, la mère devenant une putain aux jambes écartées… Cette catastrophe familiale prive Hamlet (mais peut-être aussi l’auteur, à travers ce « J’étais Hamlet » qui ouvre ce texte âpre et intense) de toute possibilité de filiation, donc de reconnaissance. Dans le titre de la pièce, les initiales H. M. (HamletMaschine) sont peut-être aussi celles de l’auteur, Heiner Müller, qui d’ailleurs le reconnaît aisément : « Dann gab es noch dieses Stück, für das ich noch keinen Titel hatte, und weil ich irgendeine Illustration aus einem Band von Duchamp drin haben wollte, ergab sich automatisch der Titel HAMLETMASCHINE. Das wurde dann so interpretiert : HamletMaschine = H. M. = Heiner Müller. Diese Auffassung habe ich mit Sorgfalt verbreitet. » (Gesammelte Irrtümer 1, p.115)(2). Mais cette identité est fluctuante : au « J’étais Hamlet » de l’acte 1 répond le « Je ne suis pas Hamlet » de l’acte 4. L’auteur – personnage – interprète parfois se dissocie en entités indépendantes, un peu comme un pays se désagrège puis tente de se recomposer.
La pièce, d’une brièveté incisive, se caractérise d’abord par la langue employée : un flux de paroles, apparemment ponctué de manière traditionnelle, mais dans lequel de subtiles nuances apparaissent. Par exemple, les questions n’en sont pas toujours. « Que me veux-tu. » « N’as-tu pas de sang sur tes chaussures. » Le point se substituant à la ponctuation interrogative indique que la question doit être posée, mais qu’elle ne peut avoir de réponse. Elle n’ouvre ni dialogue, ni réelle réflexion, mais existe comme pour signaler un manque, un vide, une absence, une impossibilité d’être au monde. D’autre part, si Heiner Müller désire que sa pièce soit lue comme une pièce classique (« Sie können den Text der HAMLETMASCHINE als fünfaktiges Stück lesen, ganz klassisch in der Dramaturgie. Jedes Stück ist, wenn es theaterwirksam ist, nichts anderes als die Beschreibung einer Orgasmuskurve (…)”)(3). En effet, le texte se construit en cinq parties designees chacune par un titre qui crée une identification possible entre l’histoire d’Hamlet et celle de l’Europe d’après-guerre :
1. « Album de famille ». Lors des funérailles de Polonius, Hamlet, seul en scène, s’adresse successivement à tous ceux qui prennent part à son destin : Polonius, Horatio, sa mère (dont il évoque le viol à venir), et Ophélie (« Laisse-moi manger ton cœur qui pleure mes larmes, Ophélie », p. 72)
2. « L’Europe de la femme », dont la figure centrale est Ophélie – non pas la fiancée, mais cet être qui veut mourir. Ophélie est ici l’image de la destruction de soi, qui serait comme une destruction du monde.
3. « Scherzo », qui s’ouvre sur une longue didascalie-invocation de la mort : « Université des morts. Chuchotements et murmures. De leurs pierres tombales (chaires) les philosophes morts lancent leurs livres sur Hamlet. Galerie des femmes mortes. La femme à la corde La femme aux veines ouvertes, etc. Hamlet les contemple dans l’attitude d’un visiteur de musée (de théâtre). Les femmes mortes lui arrachent ses vêtements. D’un cercueil dressé portant l’inscription HAMLET 1 sortent Claudius et, vêtue et maquillée en putain, Ophélie. Strip-tease d’Ophélie » (p. 73). Dans une ultime et désespérée tentative de se reconstruire, Hamlet essaie de s’approprier l’identité d’Ophélie, dont la pureté originelle n’est même plus un souvenir. Ce transfert aboutit à la constitution d’un couple improbable, celui d’Hamlet et d’Horatio, dans une grotesque parodie d’idylle romantique sous l’égide d’une « madone au cancer du sein ». Tout est pourri dans ce royaume de Danemark, miroir d’une Europe en décomposition, privée même des ressources de la philosophie.
4. « Peste à BUDA bataille pour le Groenland ». Cette délocalisation fondée à la fois sur un jeu de mots bouffon et sur une localisation hasardeuses signale l’impossibilité de s’inscrire dans un espace, l’idée de stabilité ayant déjà été mise à mal dans l’acte précédent par les mouvements de la balançoire qui abrite les ébats de Hamlet et d’Horatio, et par leur danse comique. Heiner Müller insiste d’ailleurs sur l’aspect comique de la pièce : « Wenn man die HAMLETMASCHINE nicht als Komödie begreift, muss man mit dem Stück scheitern. »(4). Ainsi, la tragédie et la comédie grinçante (comédie désespérée, regard à la fois engagé et distancié) se trouvent associées dans cette exposition d’un monde voué au chaos et que rien ne peut reconstruire. Cet acte est aussi celui de l’échec de l’histoire / Histoire, les monuments érigés par les hommes (tombeaux, statues) abolissant toute dynamique. « L’espérance ne s’est pas réalisée », la révolution a échoué, rendant impossible toute autre tentative. Se dessine ainsi une opposition entre deux mondes, l’un où la Révolution a échoué, semant partout des cadavres, l’autre placé sous le signe d’un capitalisme triomphant, le monde des humiliés et des lâches. Le regard de Heiner Müller est amer, désabusé, mettant dos à dos les deux systèmes auxquels il a été confronté, celui de l’Ouest qui s’est dissous dans le nazisme de son enfance, et cet Est qui, finalement, lui apparaît dans toutes ses erreurs. Le mouvement s’est fracassé contre l’inertie, brisant tout espoir. L’échec de la révolution porte en elle celui de toutes les révolutions à venir…Aucune dynamique ne peut exister dans cette débâcle de l’Histoire. Le vocabulaire de la destruction marque toute la pièce, et en particulier cet acte. Destruction revendiquée par l’auteur : « Mein Hauptinteresse beim Stückschreiben ist es, Dinge zu zerstören. Dreissig Jahre lang war Hamlet eine Obsession für mich, also schrieb ich einen kurzen Text, HAMLETMASCHINE, mit dem ich versuchte, Hamlet zu zerstören. Die deutsche Geschichte war eine andere Obsession, und ich habe versucht, diese Obsession zu zerstören, diesen ganzen Komplex. Ich glaube, mein starker Impuls ist der, Dinge bis auf ihr Skelett zu reduzieren, ihr Fleisch und ihre Oberfläche herunterzureissen. Dann ist man mit ihnen fertig.” (5)
Le spectateur est associé à ce mouvement destructeur par le dédoublement de l’acteur : “Je me vois”, “je ne joue plus de rôle »… Le spectateur, ainsi, peut se projeter dans tous les personnages, dans les éléments du décor, même. Explosion / implosion, éclatement qui aboutit à une fragmentation de soi et du monde, les morceaux éparpillés se mêlant dans un puzzle insoluble, toute tentative de reconstruction étant vouée à l’échec jusqu’à la Nausée (terme récurrent dans ce passage où il s’inscrit comme une invocation). Ce motif n’est pas étranger à la littérature, que Müller s’approprie, l’idée du crime et du châtiment creusant son empreinte dans le texte, le crâne fracassé de Polonius (ici, il n’est pas question de poison dans l’oreille, la violence ne prend pas ces allures raffinées) se reflétant dans le miroir dostoïevskien de la lame de cette « hache pour l’unique crâne de l’usurière ».
5. « Furieuse attente / Dans l’armure terrible / Des millénaires » : la pièce s’achève sur l’idée d’une apocalypse, vision de laquelle se détache Ophélie, la femme. Toute promesse de naissance est niée : la jeune femme rejetant avec violence l’idée de donner la vie. « Je rejette toute la semence que j’ai reçue. Je change le lait de mes seins en poison mortel. Je reprends le monde auquel j’ai donné naissance (…) ». Ophélie s’est muée en Electre, figure du deuil et de la vengeance. Et l’image finale est celle d’une matrice stérile qui l’emprisonne…
L’humanité – terme à prendre dans son sens large, mais aussi dans son usage politique – n’a plus d’espoir. Marx, Lénine et Mao apparaissent brièvement dans la pièce, incapables de finir cette phrase qui pourrait ressusciter l’espoir : « IL FAUT BOULEVERSER TOUS LES RAPPORTS DANS LESQUELS LES HOMMES… ». Quelle possibilité reste-t-il à Hamlet – à l’homme ? Ne devenir plus qu’un corps, une machine, se priver volontairement de toute pensée, car toute pensée est douloureuse – ce que signalaient déjà les philosophes morts jetant leurs livres sur Hamlet. « Mon cerveau est une cicatrice », dit-il lors de sa dernière apparition. L’humour ou la distance ironique introduites par Heiner Müller dans le texte intensifient paradoxalement la tragédie : l’homme n’a même plus la possibilité de se livrer au désespoir. Il ne peut plus que rire de son sort…
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Heiner Müller, Hamlet-machine (Les Editions de Minuit, 1985, traduction Jean Jourdheuil)
Gesammelte Irrtümer 1 - Interviews und Gespräche, Verlag der Autoren, 1986)
Et un lien vers une video (le monologue d'Ophélie / Electre) avec Einstürzenden Neubauten pour la bande son...
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Notes:
(1) L'art est la maladie avec laquelle nous vivons.
(2) Il restait encore cette pièce pour laquelle je n'avais pas encore de titre, et comme je voulais y faire figurer n'importe quelle illustration d'un volume de Duchamp, le titre, Hamlet-machine, s'est présenté à moi automatiquement. Voilà comment il a été interprété : Hamlet-machine = H.M. = Heiner Müller. J'ai scrupuleusement répandu cette interprétation.
(3) Hamlet-machine peut être lue comme une pièce en cinq actes, d'une conception dramaturgique tout à fait classique. Toute pièce d'une véritable valeur théâtrale se conçoit comme la montée d'un orgasme.
(4) Si l'on ne comprend pas que la pièce est une comédie, c'est qu'elle doit être un naufrage.
(5) Ce qui m'intéresse le plus, lorsque j'écris une pièce, c'est de détruire des choses. Pendant trente ans j'ai été obsédé par Hamlet : j'ai donc écrit un court texte, Hamlet-machine, pour essayer de détruire Hamlet. L'une de mes autres obsessions était l'histoire de l'Allemagne : j'ai essayé de détruire toute cette obsession, ce complexe. Je crois que ce qui me fait agir, c'est de réduire les choses à leur squelette, d'arracher leur chair, de les dépouiller de leur surface. C'est ainsi qu'on en finit avec elles.
PS : je suis désolée d'infliger ces calamiteuses traductions à mes éventuels lecteurs - il se trouve que ces entretiens n'ont pas encore été traduits en français (pas à ma connaissance, en tout cas), et que j'ai dû procéder moi-même à ce massacre.
PPS: merci à M. pour sa relecture et ses observations constructives... et pour m'avoir permis de lire ces entretiens de Heiner Müller, dont je recommande la lecture à tous (c'est profond, drôle, désespéré, méchant, intelligent... c'est du Müller, quoi!)
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Notes:
(1) L'art est la maladie avec laquelle nous vivons.
(2) Il restait encore cette pièce pour laquelle je n'avais pas encore de titre, et comme je voulais y faire figurer n'importe quelle illustration d'un volume de Duchamp, le titre, Hamlet-machine, s'est présenté à moi automatiquement. Voilà comment il a été interprété : Hamlet-machine = H.M. = Heiner Müller. J'ai scrupuleusement répandu cette interprétation.
(3) Hamlet-machine peut être lue comme une pièce en cinq actes, d'une conception dramaturgique tout à fait classique. Toute pièce d'une véritable valeur théâtrale se conçoit comme la montée d'un orgasme.
(4) Si l'on ne comprend pas que la pièce est une comédie, c'est qu'elle doit être un naufrage.
(5) Ce qui m'intéresse le plus, lorsque j'écris une pièce, c'est de détruire des choses. Pendant trente ans j'ai été obsédé par Hamlet : j'ai donc écrit un court texte, Hamlet-machine, pour essayer de détruire Hamlet. L'une de mes autres obsessions était l'histoire de l'Allemagne : j'ai essayé de détruire toute cette obsession, ce complexe. Je crois que ce qui me fait agir, c'est de réduire les choses à leur squelette, d'arracher leur chair, de les dépouiller de leur surface. C'est ainsi qu'on en finit avec elles.
PS : je suis désolée d'infliger ces calamiteuses traductions à mes éventuels lecteurs - il se trouve que ces entretiens n'ont pas encore été traduits en français (pas à ma connaissance, en tout cas), et que j'ai dû procéder moi-même à ce massacre.
PPS: merci à M. pour sa relecture et ses observations constructives... et pour m'avoir permis de lire ces entretiens de Heiner Müller, dont je recommande la lecture à tous (c'est profond, drôle, désespéré, méchant, intelligent... c'est du Müller, quoi!)
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