Lire Guantanamo est une expérience humaine tout autant que littéraire, qui invite à un questionnement de chaque instant : comment, à partir de la froideur de documents officiels divulgués sans empressement par les autorités américaines, dans l'anonymat d'interrogatoires aux protagonistes sans visage, reconstituer le non-dit, le discours que sous-tendent des rapports de force justifiés, pour les vainqueurs, par cette "war on terror" initiée par George W. Bush - rapports subis par des coupables et des innocents, des victimes et des manipulateurs - tous, quel que soit leur camp, captifs d'attitudes monolithiques qui les dépassent? Comment, et la question est lancinante, imaginer la naissance d'une oeuvre poétique à partir de telles données?
Guantanamo est une oeuvre qui sonde profondément la relation qui s'instaure entre littérature et réalité, mais qui ouvre aussi la voie à une introspection qui associe la genèse du livre à sa réception par le lecteur...
Frank Smith a eu la gentillesse de bien vouloir répondre avec bienveillance et précision à quelques-unes des questions qu'a suscitées en moi la lecture de ce livre intense et détaché à la fois, mais dont les traces s'inscrivent profondément en celui qui s'y engage. Je le remercie de tout coeur d'avoir accepté de m'accorder cet entretien à distance.
Par quel chemin avez-vous été conduit à vous intéresser aux documents livrés par le Pentagone, ces trois cent dix-sept procès-verbaux d’interrogatoires de détenus sur la base américaine de Guantanamo ?
F.S. : Le 23 janvier 2006, à la suite d'une plainte déposée par l'agence Associated Press et fondée sur le Freedom of Information Act - la loi qui permet à tout citoyen américain d'exiger et d'obtenir la publication de documents officiels -, le juge fédéral de New York, Jed Rakoff, ordonnait au Pentagone de dévoiler l'identité de centaines de détenus de la base de Guantanamo. Un mois plus tard, le département de la Défense décidait de ne pas faire appel et d'appliquer la décision. C'est ainsi qu'a été obtenu du FBI un mémorandum confidentiel sur l'utilisation de méthode d'interrogatoires musclée contre les terroristes présumés. En deux ans de procédure judiciaire contre l'administration de Washington, plus de 90 000 pages de documents administratifs concernant les centres de détention en dehors du territoire américain ont ainsi été rendus publiques.
Informé par la presse, je suis allé voir de plus près, et ai examiné cette matière tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain.
Vous aviez déjà utilisé ces interrogatoires dans le cadre d’une création radiophonique originale. Quelles différences essentielles existe-t-il, à votre avis, entre la manière dont l’œuvre sonore peut avoir été reçue par les auditeurs, et l’effet que votre livre peut produire sur le lecteur ? L’onde créée par le son qui incarne en quelque sorte la parole du détenu ne vous semblait-elle pas, au départ, davantage susceptible de transmettre une émotion ? Pourquoi ce besoin d’y revenir?
F.S. : Je me suis englué dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique, que je coordonne à France Culture. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Au milieu des récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
Sans doute l'émotion soulève-t-elle parce que les textes sont portés par des voix. Le travail d'écriture, entamé après la réalisation radiophonique, avait, lui, pour but de présenter l'objet de la parole, de donner (et non faire) sensation en restant réticent vis à vis de l'émotion. Je voulais me méfier des effets encore plus. Paradoxalement, par le passage à l'écrit je pensais pouvoir gagner aussi en force. Ce qui est compliqué dans toute activité, c'est l'équilibre entre la force et l'espace dans lequel on intervient. Comme le dit le général Giap, connu pour être le vainqueur de la bataille de Dien Bien Phu qui a sonné la défaite et le départ des Français d'Indochine : plus on prend de l'espace, plus on perd sa force. Je voulais ne pas trop en faire pour garder la force. C'est aussi lié à des questions de vitesse, me semble-t-il. A la radio, la vitesse par le rythme des voix qui rayonnent n'est pas de la même grandeur que celle propre à l'écriture, qui, quant à elle, mesure le rapport d'une évolution au temps différente, davantage en phase avec la pulsion intérieure. Curieusement, il y a encore dans le son du programme radiophonique beaucoup de visible, que j'ai tenu à faire disparaître dans la matière écrite du livre pour laquelle j'ai fait le vœu de pauvreté.
Vous avez adopté une forme de neutralité insistante, qui, pourtant, installe un espace d’inquiétude, dans lequel la parole dépossédée d’identité est réduite à elle-même. Comment, par exemple, en êtes-vous venu à cette lancinante alternance de voix anonymes et sans timbre ? Vous auriez pu choisir, puisque vous revendiquez votre œuvre comme une fiction, de donner un visage, un passé, une famille à ces détenus….
F.S. : Des hommes et des femmes parlent. Voilà le point de départ de ce texte. J'ai essayé en effet de délimiter et mettre en place un espace neutre en ménageant une distance sans laquelle aucune tentative d'élucidation ne saurait être possible. De ces paroles, je me suis saisi en travaillant sur le moins, le négatif, en ôtant, en gommant, en retirant toute substance métaphorique. Pas d'idées sinon dans les choses, selon l'axiome de William Carlos Williams, que j'ai placé en exergue du livre. Qui peut le moins donne le plus. C'est une opération de soustraction qui a aussi eu lieu là. Soustraire b de a (calculer a − b) c'est trouver le nombre qui complèterait b pour donner a. On combine deux ou plusieurs grandeurs du même type pour donner un seul nombre, appelé la différence. C'est cette différence que je voulais atteindre. Ce n'est pas pour faire joli - souci esthétique. Ce n'est pas non plus pour faire puissant - souci moral. C'est pour gagner en lisibilité, en tension et en force. L'anecdote, le contexte ne m'intéressent pas. Des fictions, notamment au cinéma, ont été réalisées à partir du témoignage de détenus de Guantanamo : le résultat est saisissant de sensationnalisme, donc suspect. Ce que je voulais approcher par l'écriture, c'est l'irréductible, la part humaine dans l'homme. Ce qui reste d'humain quand l'humain a disparu. Ce que j'ai cru comprendre du concept de thisisness que théorise Julia Kristeva, c'est la singularité de chacun, le point de l'irréductible, le réel de notre singularité quelconque. Ce qui fait qu'on est Un, à un endroit et en un temps donnés, ce quelqu'un-là. Chacun est une question posée. Avec le vertige qu'elle fait trembler, cette question, et en même temps la force qu'elle déploie. C'est peut-être ce que j'aurais essayé d'aborder avec Guantanamo, poser le questionnement de l'humain, de l'irréductible humain dans l'homme, quand l'homme est contraint par l'homme à ne plus être un homme.
Votre œuvre, pourtant, n’est pas une poétisation du réel, elle en est une transcription poétique, ce qui est différent. En quoi, selon vous, la distance instaurée par le langage entre la réalité et ce que l’on pourrait considérer comme une translittération permet-elle l’éclosion de la vérité (ou d’une vérité) ?
F.S. : Oui, la poétisation du réel, c'est l'enjoliveur. C'est casser le toit de la bagnole pour en faire une décapotable. Je ne peux pas, cela. Ce qui me semble important, ce n'est certes pas de faire beau, de toucher avec des mots dans les phrases les petits oiseaux, le ciel bleu et la mer qui varie, mais au contraire se concentrer sur l'objet qui est dit, présenter cet objet en sachant que l'émotion est en quelque sorte consubstantielle à la forme du poème. Transcription, copiage, recopiage, répétition. Et répéter ce n'est pas radoter ni ressasser. Ce sont les mêmes mots, les mêmes phrases, et pourtant ce ne sont pas les mêmes énoncés. En biologie, la transcription mène à la traduction, dans le champ des adn d'enzymes. On ne serait pas loin de cela, n'est-ce pas ? J'ai tenté d'adopter une démarche objectiviste, sur les traces du poète américain Charles Reznikoff. Ce travail veut interroger les rapports entre les énoncés et vient les déplacer, les agencer, les questionner afin de mettre en lumière des liens restés inapparents et inopérants jusque-là. Ces liaisons sont à distinguer de l'effet de la métaphore qui a pu historiquement dériver en un processus d'intensification imagée du réel, tandis que l'objectivisme est le dévoilement dans le réel objectif de connexions inaperçues - cachées volontairement ?
L'objectivisation du réel dans son souci de dévoilement ne serait-elle pas en phase avec l'énonciation de la vérité ? La vérité dans ce texte passerait par le récitatif qu'il devient.
Vous êtes-vous assigné une mission en entreprenant l’écriture de Guantanamo ? Pensez-vous (comme je le crois) que votre livre puisse avoir une portée politique ? Et d’ailleurs, est-ce pour vous la fonction de la littérature ?
F.S. : Je ne me suis pas assigné une mission en particulier. Je crois vouloir être présent aux choses du monde qui m'entoure et dont je fais partie. L'art au présent et l'art du présent. Pas d'esthétisme documentaire, ni de revendication spectaculaire, non. De la grammaire, de la ponctuation, avant toute chose, oui. Et dans cette affirmation, je veux bien prendre le risque de me présenter comme un poetic war reporter.
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