Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 15 novembre 2009

The Wooster Group : Vieux Carré, de Tennessee Williams


Parfois, l'expérience théâtrale peut se révéler éprouvante. Un fauteuil - inconfortable, un auteur trop ou trop peu connu, un spectacle dont on avait presque oublié qu'on devait aller le voir... Et puis, un cataclysme.
La scène est en désordre : des praticables disposés au hasard; un cable d'où pend une unique ampoule, nue; des écrans de tailles et formes aléatoires. Des piliers de métal, des portes coulissantes, simples contreplaqués noircis. Un sac de déchets gît, éventré. Un seau de plastique blanc, dans lequel on devine un amas d'objets hétéroclites.
La lumière ne s'éteint pas : pourtant, nous sommes au théâtre. Qu'en est-il du rituel, du rideau, de l'annonce du début du spectacle? Même l'ouvreuse omet l'habituel message demandant l'extinction des portables. On s'installe et on attend.
Un brouhaha d'abord : des voix enregistrées, des sons indistincts. Le spectacle est en anglais, les voix superposées, entremêlées, m'empêchent de comprendre. Les acteurs sont arrivés, en désordre: on n'a pas réalisé que la pièce avait vraiment commencé. Puis, les voix se font plus nettes, le jeu commence. Est-ce vraiment un jeu? Des images nous choquent, nous exaspèrent, le sexe s'affiche, envahit l'espace scénique. Un vieillard poursuit un jeune homme de ses assiduités : la scène est crue, directe, rien n'est allusif, tout est montré. Une spectatrice quitte la salle.
Quel lien unit ces personnages, dont on commence à reconnaître les noms? Rien, sinon ce lieu, un immeuble délabré de la Nouvelle-Orléans, dans le quartier de Vieux Carré. Petit à petit, le désordre s'organise, non sur scène, mais dans l'esprit du spectateur. Ce personnage que nos yeux ne quittent jamais, le seul à ne pas être nommé, c'est l'Ecrivain qui découvre dans ce désastre à la fois son identité et sa mission.
Vieux Carré, pièce non traduite en français, est l'une des dernières de Tennessee Williams. Une pièce de piètre renommée, semble-t-il. Et pourtant, le Wooster Group en fait une expérience étonnante de souffrance partagée. La trame narrative en est absente. Le synopsis distribué à l'entrée est de peu d'utilité pour comprendre ce qui se joue sur scène... Il est question de vivre, d'écrire, et de finalement s'effacer à la vie pour continuer à écrire. Williams transpose au théâtre ses débuts d'écrivain en même temps que la découverte de son homosexualité. Cette révélation n'a rien de romantique : le jeune homme ne fuit pas les manoeuvres de séduction du voisin débauché et souffreteux qui l'initie. Le plaisir est sordide ; la salle, gênée. Sur scène se déroulent successivement ou simultanément des rencontres dont les enjeux ne se découvrent qu'au fur et à mesure. Des personnages se dessinent : une vieille femme recherchant son fils, sombrant peu à peu dans la folie, un couple mal assorti, que seul le sexe semble unir, le vieux libidineux mais aussi mourant à petit feu, des personnages disparates réunis par la misère, et qui ne créent jamais de véritable lien. L'écrivain se tient au milieu de tout cela, faisant l'expérience de la vie et de la misère, mais se retirant petit à petit, refusant tous les rôles qui lui sont offerts (amant, ami, fils), oubliant son projet de fuite pour mieux observer les tragédies qui se révèlent à lui. Pour Tennessee Williams, l'écriture est une souffrance. Elle se nourrit des blessures des autres et du renoncement à soi, pour aboutir à l'effacement du monde réel et à la solitude. Autour de lui, les humains disparaissent, relégués dans la pénombre de l'absence. La vie n'est possible que par les mots frénétiquement posés sur le papier.
La lumière s'éteint. C'est la fin. Sur scène ou en coulisses, des personnages sont morts, d'autres ont fui. Le silence s'est finalement établi : le cliquetis de la machine à écrire s'est tu. Les applaudissements tardent à venir, non par désapprobation, mais parce qu'à un tel spectacle il est difficile de montrer sa joie. Les comédiens saluent, le visage grave. Ce "jeu" ne les a pas laissés indemnes...
Du théâtre, ou pas? Peu importe. Mais un temps partagé dans la misère, la violence et le désastre quotidien...
Sortie du théâtre, je ne peux parler. Il me faut donc écrire.

PS (le 7 décembre) : je viens de revoir "Un tramway nommé désir". Le film et la pièce s'éclairent, se renvoient l'un à l'autre... La voisine de l'écrivain et Blanche se ressemblent un peu ; l'on retrouve dans Vieux Carré l'eau bouillante versée par un trou du plancher sur des voisins bruyants. L'immeuble où vivent Stanley et Stella Kowalski est ouvert aux quatre vents, sonore des voix de la rue et des cris des habitants de la cour. La pièce présentée par le Wooster Group pourrait constituer une genèse de l'oeuvre de Tennessee Williams, et pourtant elle a été écrite beaucoup plus tard, ce qui la rend encore plus poignante, l'auteur se regardant dans le miroir du temps, osant affronter la vérité que refuse Blanche Dubois.

5 commentaires:

  1. Bonjour,
    cherchant quelques points de repères après avoir assisté samedi soir à une représentation de "vieux carré", je découvre votre blog, retrouve beaucoup de mes sensations dans la description de l'expérience que vous relatez, apprécie vos lignes sur le seuil, suis ému par la citation de Paul Celan, aime le gris doux, le bleuet, le jade et le rose balais de vos signes sur fond noir, suis un peu triste de voir "0" devant "commentaires", ai envie de vous laisser ce petit mot et de vous saluer en passant. Gilles

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  2. Merci... Votre commentaire me touche beaucoup. Je pense que mes lecteurs habituels, n'ayant pas vu la pièce, n'ont guère été inspirés par ce post. "Vieux Carré" a dérouté plus d'un spectateur à Strasbourg, et j'ai eu la désagréable impression que le travail du Wooster Group n'a vraiment pas été apprécié à sa juste valeur. Pour moi, cela a fait l'effet d'une révélation, d'un choc tellement violent que j'ai eu du mal à m'en remettre. De la douloureuse expérience d'écrire...
    Mais mon blog est très confidenciel et je suis toujours étonnée que des lecteurs s'y égarent au passage. C'est très gratifiant - quoique ces chroniques, très imparfaites et trop rapides, ne puissent intéresser grand monde.
    Encore merci, Gilles, d'avoir pris le temps de déposer sur ces pages noires ces mots qui apportent un peu de lumière...

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  3. C'est vrai qu'on ne sait pas trop comment réagir en te lisant, quand on n'a pas vu la pièce; mais tu nous donnes envie non pas de la voir, mais de la vivre. Tu décris une expérience de pure théatralité - je crois qu'Artaud aurait aimé la pièce. Du coup, on t'envierait presque ta douleur, si tant est qu'on puisse vraiment vouloir vivre la douleur d'un autre. En tous cas, tu as bien fait d'écrire ton sentiment sur la pièce, pour que ceux qui s'y sont perdus puissent trouver une bouée, une balise qui puisse leur faire savoir qu'ils ne sont pas les seuls à osciller entre perplexité, douleur et impression d'une profondeur particulière de la pièce.

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  4. C'est vrai qu'il y avait quelque chose du théâtre de la cruauté... Merci, Yoann! Depuis, la douleur éprouvée s'est muée en regret de ne pas avoir pas pu figer le temps. La vie est née ce soir-là sur scène, non du désordre (comme auraient pu le croire certains) mais d'un travail d'une précision absolue qui pourtant pouvait créer l'impression de chaos. Une expérience inoubliable, malheureusement peut-être unique aussi...

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  5. J'ai été très intéressé par ce que vous dites du Vieux Carré. J'ai noté, il y a un certain temps, une citation soi-disant extraite de cette pièce (je ne me rappelle plus où je l'ai trouvée) :
    "On doit tous se laisser respirer dans ce putain de monde". J'ai commencé à écrire un livre et je la cite sur la page de garde.

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