Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

samedi 7 novembre 2009

Tarkovski, Andreï Roublev





Où y a-t-il de la beauté ? Là où tout mon vouloir m’oblige à vouloir ; où je veux aimer et périr afin qu’une certaine image ne demeure pas uniquement une image. (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)


L’oeuvre dont je parle n’est pas un film. En tout cas, pas comme vous entendez ce mot. Ici, la caméra se fait pinceau, l’herbe et la terre matières, la voix, chant. Les cieux sont gris, et pourtant chaque nuance de bleu est perceptible ; l’eau se mêle à la terre, les prairies meurent au bord du fleuve, les flammes s’élèvent, les lumières dansent… Pourtant, Tarkovski a tourné en noir et blanc. Par magie, les couleurs manquantes s’imposent à nous, comme les parfums que l’on imagine ; le monde se crée sous nos yeux et avec nous en une série de scènes tristes ou joyeuses, tendres ou grotesques, violentes ou apaisées.
Trois silhouettes noires cheminent lentement dans un paysage d’une tristesse sereine. Des moines, l’un derrière l’autre, ne rompant le silence que lorsque s’abat sur eux une pluie d’orage. Des mots simples, de ceux qu’on échange sans y penser : ces hommes semblent frustes, comme les paysans qu’ils rencontrent dans la misérable auberge qui leur offre un abri. Leur entrée calme l’histrion qui se donnait en spectacle : non, ils ne sont pas tout à fait de ce monde…Leurs visages semblent taillées dans le bois ou dans la pierre : leurs gestes mesurés, leur verbe parcimonieux les éloignent de la vie qui jaillit autour d’eux.
Une trinité : Kyril, Danila et Andrei. Dans les films de Tarkovski, les personnages vont souvent par trois, comme les anges de l’icône peinte par Andrei Roublev, « La trinité de l’Ancien Testament ». Kris, Khari et Snaut dans Solaris ; le Stalker, l’Ecrivain et le Scientifique...
Kyril le terrien souffre d’avoir à renoncer aux biens de ce monde, Danila semble fait d’amour uniquement, Andrei, lui, a un don… La galerie Trétiakov à Moscou renferme des trésors de la peinture russe, en particulier des œuvres d’un certain Andrei Roublev dont on ne sait rien : seules ses œuvres attestent de son existence. Tarkovski lui crée une vie, comblant les lacunes de l’histoire. Andrei Roublev n’est pas un film historique, mais une méditation sur le temps, Dieu, l’art… Le cinéma de Tarkovski s’abreuve aux sources de l’art, de la philosophie et de la religion. Profondément mystique et russe dans l’âme, il a étudié la peinture, la sculpture, la musique. Sa Russie est celle de Dostoïevski, déchirée entre les conflits brutaux et l’idéal de la Terre Mère Sainte Vierge, alors même que le régime soviétique tente de renverser ces valeurs ancestrales. Pourtant, il ne renonce jamais et comme par miracle réussit, malgré d’immenses difficultés, à faire produire ses œuvres. Le film enchaîne des séquences au rythme méditatif, même lorsque les images sont violentes. Ces scènes s’organisent en une ample chronologie qui recouvre les premières années du XVè siècle, suivant le peintre en différents lieux, conciliant immobilité et mouvement. Autant de tableaux dont Andrei Roublev n’est pas l’auteur, mais le spectateur. En effet, si ses œuvres constituent le motif du film, jamais on ne le voit peindre. L’une des scènes initiales se voue aux icônes de Théophane le Grec, qui devient son maître. Plus tard, Andrei est impuissant face à la blancheur des murs d’une église sur lesquels on lui a commandé un Jugement Dernier – dans un geste de colère, il y projette une tache de couleur comme une giclée de sang, la peinture dégoulinant de ses doigts semble une souillure. Les fresques réalisées dans la basilique de Vladimir sont détruites lors du sac de la ville par les Tatars, dans une scène d’apocalypse. Nous ne verrons rien de cette œuvre sinon des débris. Andrei, à ce moment, fait vœu de silence et renonce à la peinture.
Ces détours, le refus de montrer le geste du peintre, l’absence de la représentation de ces images sacrées nous dévoilent que le sujet est ailleurs. Roublev est à la fois voué au monde et hors du monde : il porte sur lui un regard de commisération, mais aussi d’incompréhension. Un chrétien, le Petit-Prince, participe au saccage d’une cathédrale ; une sorcière le délivre lors d’un sabbat… L’innocente qu’il a sauvée d’un viol (et qui rappelle par bien des aspects les Douces de Dostoïevski, ces jeunes femmes faibles d’esprit mais détentrices d’une forme de sainteté, menacées par la violence et la concupiscence des hommes - Lisaveta Smerdiachtchaïa, violentée par Fiodor Karamazov, par exemple) refuse d’être protégée par lui et choisit de rejoindre le guerrier Tatar qui veut la séduire. Roublev semble n’avoir plus de place dans le monde, et la caméra de Tarkovski se détourne de lui pour un temps. A l’issue de l’avant-dernière séquence du film, « La cloche », il comprend enfin que ce don qu’il possède n’est pas au service des hommes, mais de Dieu. Mais Tarkovski n’est pas simplement un croyant orthodoxe consacrant son film à son idéal chrétien : toute l’œuvre témoigne d’un déchirement et d’un questionnement douloureux. Parfois paisible, elle est traversée d’éclairs de violence ( l’arrivée des guerriers Tatars rappelle la vitalité brutale des cavaliers de Ran ou de Kagemusha) ; les paysans refusant la conversion au christianisme sont bien plus doux que ceux qui viennent pour les tirer de leur paganisme (la scène du sabbat alterne exultation des corps et paix des images, étoiles glissant entre les herbes hautes, scintillement des flammes sur les eaux calmes). Pour lui, l’esprit est supérieur à la matière : tout son cinéma explore le conflit entre spiritualisme et matérialisme. Les deux premières scènes du film nous montrent des fous : l’un tente de s’envoler grâce à un étrange ballon et s’écrase, l’autre est cet histrion –un fou, un bouffon médiéval- que sa langue trop bien pendue conduit au bagne pour dix ans. L’irrationalité de ces deux personnages se lit comme une vraie liberté. Le premier, avant sa chute (dont on ne connaîtra jamais les conséquences) est parvenu à voler, à s’élever vers le ciel. Sa folie lui confère le courage de tenter cette expérience inouïe et de la réussir. Le second est celui qui se détache de toute contrainte pour vivre libre d’esprit. Andrei Roublev découvre que la liberté pour lui réside dans le détachement de tout jugement humain, dans l’abandon de toute crainte de l’échec. Il se libère de lui-même , et la fin du film, retrouvant la couleur, nous montre enfin ses œuvres, dans un mouvement de caméra lent et sensuel consacrant paradoxalement la pureté de ces icônes.
On ne peut évoquer Andrei Roublev sans celui qui l’incarne, l’acteur Anatoli Solonitsyn, extraordinaire d’intensité, de force et d’hésitation, de courage et de faiblesse, véritablement habité…

10 commentaires:

  1. Hello !
    Ah Tarkovski...
    Malheureusement, je n'ai pas eu l'occasion de voir ce... cette oeuvre.
    Je la rajoute sur ma liste.
    A bientôt.
    A.D.O.

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  2. On peut dire un film tout de même... Il est extrêmement différent de Stalker et de Solaris (l'univers qu'il peint est la Russie du Moyen-Age, et non un futur indéterminé) mais on y retrouve les interrogations existentielles de Tarkovski. Il est magnifique!!! J'espère que vous l'aimerez...
    A bientôt
    Anne-Françoise

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  3. Chère Anne-Françoise,
    Ton article est vraiment beau et juste: tu poses la difficle question de savoir qui est A. Roublev (alors que dans le film, c'est comme s'il passait simplement pour s'effacer devant l'histoire et le sacré) et, si le personnage est plus la clé que le thème du film, quel est ce thème. Tu m'avais dit que tu aimais ce film, et ta manière de le présenter m'éclaire vraiment beaucoup, il y a vraiment beaucoup de choses que je n'avais pas comprises.
    Le rapprochement avec les héroïnes vulnérables de Dostoievski me semble tout à fait pertinent, tout comme la constante des trois personnages (qu'on peut également trouver dans "l'Enfance d'Ivan").
    Ce que je trouve vraiment très juste, c'est ce que tu dis sur le fait qu'on devine les odeurs, les nuances de couleur qui ne nous sont pas directement données à percevoir. C'est très troublant ce que tu dis, car tu mets le nom sur une façon de percevoir qu'il bien difficile d'identifier; c'est exctement ça!
    A bientôt

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  4. Merci, Yoann! J'ai pourtant eu l'impression de ne pas pouvoir nommer ce que le film m'inspire...A chaque fois que je le vois, il me livre d'autres clés. J'aurais écrit cet article différemment après un autre visionnage. D'ailleurs, je le (re-re-re)regarde à nouveau ce soir! Une véritable obsession. A demain

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  5. D'ailleurs, maintenant que j'y repense, la scène initiale (le prologue) me semble métaphorique de la suite du film: Andrei Rublev n'y apparaît pas, et le paysan qui arrive en barque, passant le moins de temps possible sur le sol pour s'envoler dans son ballon de fortune, pourrait bien constituer une image du moine dont l'existence sur terre n'est qu'un passage, cherchant à toucher Dieu à travers ses images. En s'élevant, la caméra nous dévoile les visages de saints gravés sur le haut du portail de l'église où s'est réfugié le paysan pour prendre son essor. Dernière image terrestre mais presque divine, créée de la main d'artistes voués à Dieu comme Andrei... L'homme ne peut guider ni son élévation ni son trajet, tou entier aux mains d'une puissance qu'il ne contrôle pas. Le ballon s'écrase enfin, mais l'homme a disparu : il ne reste qu'un agglomérat de terre, d'air (dans le ballon encore en partie gonflé), de feu se consumant encore et d'eau à la limite de laquelle il s'est échoué. Dernière image de la séquence : la nature vierge, un cheval quel'on croit blessé mais qui s'ébroue. L'élément humain a disparu, s'est évaporé : seule reste la création originelle.
    Bon, il n'est pas très tard mais je suis un peu fatiguée, et ce ne sont là certainement qu'élucubrations.

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  6. Chère Anne-Françoise,

    À mon grand dam, je ne connais pas ce film d'Andreï Tarkovski, pourtant toute son oeuvre fascine l'athée que je suis. (J'ai découvert il y a peu "Solaris"). Mais je me pose une question : si l'homme était chrétien, semble-t-il, le cinéaste n'est-il pas plus proche du panthéisme ? Témoins, ces superbes et longues séquences méditatives sur des algues mollement agitées dans ruisseau, un cheval au galop venu on ne sait d'où, le vent dans les herbes (ah ! le vert de ces herbes dans "Le miroir") ou des flammes au milieu de la neige. J'oubliais le finale du "Sacrifice" : cet arbre mort, ressuscité ? qui se détache dans le ciel, comme un calligramme oriental, avec la musique de Bach.

    À bientôt.

    Marc.

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  7. Cher Marc,
    je ne suis pas une spécialiste du mysticisme russe, mais il me semble que les artistes russes ont souvent une approche qui pourrait mêler christianisme et panthéisme. Cela tient peut-être à cet idéal russe de la Terre Mère Sainte Vierge que Dostoïevski évoque longuement dans son Journal d'un Ecrivain, et que l'on retrouve dans les Frères Karamazov lors des scènes au monastère chez le Starets Zossime par exemple. La religion orthodoxe accorde beaucoup plus de place à l'idée de résurrection qu'à celle de souffrance : j'ai toujours été frappée, en Grèce par exemple, de ne voir aucun calvaire, aucun crucifix, mais plutôt des images radieuses et apaisées... Le vert joyeux et tendre de l'herbe dans le Miroir (qui moi aussi m'a marquée) se retrouve aussi dans Stalker. La Zone se démarque du monde "normal" par les couleurs vives de la nature (le vert en particulier), alors que le monde des hommes est traité par Tarkovski dans des teintes ternes (une espèce de sépia extrêmement triste).
    Andrei Roublev est un film en noir et blanc, mais dont le spectateur devine les couleurs: quand je repense à la première séquence, j'ai l'impression de voir ce vert de la nature. Bizarrement mon imagination restitue au film ses couleurs (peut-être sous l'influence des oeuvres que tu évoques). Je crois l'avoir dit dans mon post, mais la seule scène en couleur est à la fin : les personnages ont disparu, seule demeure la peinture d'Andrei Roublev (la vraie, filmée avec amour, lentement, dans un dévoilement progressif - la couleur d'abord...)
    Merci, Marc, de tes lectures : cela me fait toujours plaisir de trouver un commentaire de toi au bas de mes platitudes...
    Anne-Françoise

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  8. Si tu as vu Stalker, ça devrait te plaire...
    ( ce compte rendu élaboré sur Ernesto Sabato)
    voir http://si-peu-de-nous.over-blog.com/article-le-blog-de-stalker-85385518.html

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  9. Chers amis de Tarkovski, je suis à la recherche d'Andreï Roubliev, version intégrale, soit je pense 205 minutes, en DVD. Sauriez-vous si elle existe ?
    merci de me dire augustindrillon@gmail.com

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  10. TArkovski, ce sont aussi les analyses pertinentes de films, que l'on peut lire chez "Stalker" ( tiens-tiens)!!

    par exemple sur "l'Enfance d'Ivan": http://www.juanasensio.com/archive/2005/06/23/l-enfance-d-ivan-de-tarkovski-par-francis-moury.html

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