Le titre du beau roman de Tabish Khaïr publié aux Editions du Sonneur est étrange : Apaiser la poussière... La poussière est celle que soulève le bus qui relie Gaya à Phansa, dans l'état du Bihar: pour l'"apaiser", un geste inlassablement reproduit par ce marchand de mithais, dont la boutique,au bord de la route, offre aux voyageurs le réconfort de confiseries, ces tilkuts au sésame dont la pâte s'enroule et s'entortille autour d'un poteau en bois. L'effort constamment répété a pour but de figer la petite tornade suscitée par le passage du véhicule. Il ne s'agit pas de protéger la pâte de sésame pilé qui set de base à la friandise : l'homme sait bien que c'est impossible. Mais le monde doit retrouver son agencement originel, chaque grain reprendre sa place, pour s'opposer tant bien que mal à la menace du désordre. Tentative dérisoire :
Avec des gestes habiles, l'homme plongea ses mains dans le seau et les agita pour répandre des arcs d'eau autour de lui. Les gouttes tombèrent sur la poussière sèche du bord de la route, d'abord en l'éclaboussant, puis en formant de véritables lassos, des lassos d'eau qui, espéraient l'homme, obligeraient la poussière à rester au repos pendant les premières heures de la circulation matinale.
Le roman de Tabish Khaïr, le premier que nous puissions lire en français (dans la belle traduction de Blandine Longre) nous entraîne dans un périple étonnant, de "Chez-soi" à "Chez-soi", voyage à l'itinéraire plein d'imprévus, de rencontres de hasard, dont le trajet réglé d'avance s'adapte aux impondérables de l'existence. Le bus conduit par Mangal Singh constitue un microcosme improbable où se croisent des destins disparates. Chaque voyageur transporte avec lui son passé, son histoire; le texte, qui semble se disperser en différents éclats correspondant à des voix disparates, trouve son unité dans ce véhicule qui rassemble ces existences pour un moment, celui où chacun espère retrouver son foyer. Des silhouettes, des visages, un vêtement... Les êtres se côtoient sans se connaître, et pourtant, le récit, progressivement, nous dévoile leur identité : dans la jeune femme effrontée accompagnée de son enfant nous reconnaissons Zeenat, la servante dont Irfan, le premier narrateur, a été amoureux; le jeune garçon aux lunettes de soleil en plastique, qui transporte avec lui un magnifique sari varanasi, est Chottu, que le lecteur a rencontré à Patna... Différents narrateurs prennent en charge le récit, certains à la première personne, comme Irfan ou le contrôleur. Les voix narratives alternent, dans un ballet compliqué au départ, mais dont la chorégraphie s'éclaire au fur et à mesure. Ainsi, le roman éclate en une multitude d'histoires, nous confrontant à toutes les classes sociales, mais aussi à tous les registres, du drame à la comédie, de la nostalgie à la tragédie. Une mosaïque bigarrée naît de ces éclats rassemblés, à l'image d'une société à la fois composite et, d'une certaine façon, solidaire.
De ces fragments inscrits dans des chapitres courts surgit un monde unifié par le mouvement, les couleurs, les odeurs, les sons, tout ce qui se présente à chacun équitablement. En effet, si la vie n'offre pas à tous le même confort, les mêmes chances, tous peuvent sentir le parfum qui s'élève du fleuve, percevoir le bruissement de la circulation, observer le vol des oiseaux... Tabish Khaïr accorde une place essentielle au langage des sensations. Elle est particulièrement importante dans les chapitres à la deuxième personne, dont l'identité du protagoniste demeure floue - il s'agit d'un habitant de l'immeuble où Chottu était le domestique de madame Prasad à Patna:
La nuit s'épaissit.Tu es allongé sur ton lit. Les bruits habituels arrivent jusqu'à toi. Le fait de savoir, même de façon précaire, que ce monde t'est connu te rassure. Des chiens aboient à qui mieux mieux d'un quartier à l'autre, un camion passe parfois en grondant, quelqu'un chante dans l'étreinte de la nuit - un ivrogne ou un paysan qui rentre tard -, des portes s'ouvrent et se ferment ça et là dans l'immeuble, le robinet goutte sans relâche dans la cuisine des Sharma. S'il faisait plus froid ou plus chaud, tu entendrais les craquements perçants de quelque chose qui s'étire ou se rétracte à l'intérieur des murs.
S'il est difficile de savoir si l'on va quelque part, si le foyer que l'on regrette et que l'on désire existe toujours, il est possible de décrypter les signes que renvoie le monde. L'écriture de Tabish Khaïr est d'une grande sensualité, elle se nourrit de sons, de parfums, de couleurs, éveillant chez le lecteur l'impression de sentir, de voir, de toucher, de goûter même, car la cuisine tient dans le roman une place importante. Dans le début du roman, l'un des personnages principaux est Wazir Mian, cuisinier, ou plutôt chef, qui porte son art à la perfection. Dans les chapitres qui évoquent Wazir, le narrateur, Irfan, se remémore également son amour pour Zeenat, la servante des voisins, dont il perçoit la présence rien que par l'odeur qu'elle dégage, un parfum enivrant pour lui, mais des effluves grossières selon d'autres. Vers la fin du roman, un jeune homme, voyant passer des teetars, des perdrix, se rappelle que leur chair est supposée délicate mais qu'il n'en a jamais mangé.
Mais les odeurs, les bruits, les goûts même, sont fugitifs, et ne parviennent à figer ce monde toujours en mouvement, à l'image de ce bus qui finira par s'arrêter inopportunément. Les identités aussi sont floues dans ce pays en mutation, dans lequel l'organisation originelle en castes est remise en cause officiellement - mais pas vraiment dans les moeurs. Mangal Singh aurait voulu être écrivain, il conduit le bus. Irfan désirait Zeenat, il l'a laissée s'échapper. Celle qui se fait appeler Parvati était un homme, un eunuque; elle change d'identité pour fuir l'existence de proscrite qu'elle menait. Rasmus, le firangi - l'Européen - est né d'un père indien, mais il ne parle pas très bien la langue de ses origines. D'ailleurs, le langage se trouve également au centre du roman. Blandine Longre, pour sa traduction, a choisi de conserver les termes urdus ou hindis qui émaillent l'anglais utilisé en Inde et choisi par Tabish Khaïr (un lexique est placé à la fin de l'ouvrage).
Qu'est-ce que "Chez-soi"? Un lieu stable, un repère que l'on aimerait éternel? Dans ce monde incertain, aucune maison n'est plus solide que la mémoire que l'on en conserve:
J'ai le chez-moi de mes souvenirs, cette maison de, disons, soixante-neuf pièces. J'ai vu pour la première fois le monde que j'ai essayé de vous décrire à travers les fenêtres de ces pièces en fouillis, ces pièces toutes pêle-mêle - comme dans un bhoolbhoolaiya, comme dans une maison qui s'agrandit et que l'on démolit au fil des années, comme dans l'un de ses états mentaux (lorsque l'on rêve, que l'on se souvient ou que l'on médite), quand il n'y a pas de ruptures dans la façon dont les choses s'écroulent ou refluent. Mes chez-moi, fragiles, embrouillés, monstrueux, qui n'ont jamais été circonscrits par Ammi ké yahan, la maison d'Ammi, ou par notre ghar, même si j'ai toujours porté leur fardeau.
Ainsi le roman est-il une tentative pour fixer le monde dans les mots qui le constituent; de l'entrelacs de ces voix, de ces langues, s'édifie un univers pérenne. Le regard kaléidoscopique s'organise en une mosaïque chatoyante dont les couleurs s'harmonisent pour créer un univers où chacun trouve sa place. Le voyage peut s'achever, les destins restent suspendus - au lecteur de contribuer à cette construction en imaginant des développements possibles : il se trouve lui aussi intégré à l'oeuvre, petite pièce de cet assemblage, y inscrivant à son tour ses émotions, ses sensations, se forgeant ces souvenirs qui l'aideront à ériger ces murs plus solides que la pierre : ceux de la mémoire.
Tabish Khaïr, Apaiser la poussière, traduction de Blandine Longre, Editions du Sonneur, 2010
NB : en lisant le roman et en rédigeant cette note, je n'ai pu me sortir de la tête un morceau que vous pouvez écouter en suivant ce lien. Il me semble que Cornershop a eu plus de succès en Grande-Bretagne qu'en Inde, mais ce sont des sonorités qui me rappellent des souvenirs à moi aussi...
Bravo pour une critique aussi pertinente, qui rend justice à l'un des plus grands écrivains Indiens contemporains...
RépondreSupprimerUn très beau roman, effectivement, qui ne peut que confirmer la qualité du travail des éditions du sonneur (j'avais également vivement apprécié "la brebis galeuse" d'Ascanio Celestini). Je suis sûr que ton bel article convaincra ceux qui ne l'ont pas encore fait de le lire !
RépondreSupprimerJe vous remercie tous les deux d'avoir passé le seuil de mon blog pour laisser ici un commentaire. J'aimerais que l'oeuvre de Tabish Khaïr soit reconnue à sa juste valeur - merci à vous, Sébastien, d'avoir fait le passeur, et aussi aux Editions du Sonneur de nous permettre de le lire dans la très belle traduction de Blandine Longre.
RépondreSupprimerQuant à toi, Fred, tu sais que tu m'as convaincue de lire le Celestini : je l'ai devant moi, c'est l'une de mes toutes prochaines lectures...
Ce qui est sûr c'est que moi je suis convaincu de lire du Anne-Françoise Kavauvea...
RépondreSupprimerDu quoi? Alain, c'est trop gentil mais l'amitié doit t'aveugler un peu. Et de toute façon, le A.G. c'est beaucoup mieux.
RépondreSupprimer