Il y a quelques années, le Salon du Livre à Paris accueillait la Suisse comme invitée d’honneur. J’avoue qu’à l’époque, la perspective de découvrir la littérature helvétique passa au second plan, après celle de parcourir les allées de cette gigantesque librairie, rêve et cauchemar à la fois de tout lecteur compulsif. Mes références étaient quasi inexistantes : comme toute petite fille j’avais dévoré les Heidi de Joanna Spyri ; j’admirai ces arpenteurs de génie qu’étaient Cendrars et (surtout) Robert Walser ; j’avais tenté de lire Ramuz, qui, à l’époque, m’avait un peu ennuyée (j’avoue que la véritable rencontre avec cet écrivain ne s’est jamais vraiment faite) ; j’avais été élevée dans le culte lointain de Jeremias Gotthelf, dont les œuvres complètes occupaient une étagère entière de la bibliothèque paternelle – Gotthelf, pasteur dans le canton de Berne d’où était originaire une partie de ma famille, mais dont les romans un peu austères, ancrés ans la paysannerie locale et réputés pour le regard conservateur que portait l’auteur sur la société de son époque, ne m’enthousiasmaient guère. D’ailleurs, quelle ne fut pas ma surprise, mêlée d’un peu d’émotion, de retrouver le nom de Bitzius (le vrai nom de Gotthelf) dans la première partie de 2666, celui-ci étant l’objet des recherches d’Arcimboldi, le romancier imaginé par Roberto Bolaño… Au détour d’un stand, celui des Editions de l’Âge d’Homme, mon regard s’arrêta sur les deux volumes d’un roman qui, je ne sais pourquoi, fut le seul que j’achetai ce jour-là. Henri le Vert, ce jeune homme vêtu d’un costume taillé dans l’uniforme de son père, entra dans mon existence de lectrice et s’y inscrivit durablement. J’avais envie d’en parler un jour, et puis, j’ai lu sur Shigekuni, un site dont j’ai déjà parlé ici, cette chronique intelligente et sensible. J’en ai traduit les trois premiers paragraphes, et les lecteurs anglophones pourront en découvrir la suite en suivant le lien à la fin de l’article…
« Ce roman extraordinaire, dont le titre en français est Henri le Vert, est généralement considéré comme un des plus grands romans de la littérature mondiale (ne vous inquiétez pas, il ne s’agit pas ici de le canoniser), et même si je trouve qu’établir des classements en littérature est hasardeux, surtout lorsque l’on embrasse une longue période, je n’ai pu m’empêcher, en refermant ce livre, de reconnaître combien cette catégorisation se justifie. Veuillez noter qu’il y a eu deux éditions d’Henri le Vert du vivant de l’auteur, la première en 1854-1855, lorsque celui-ci, âgé de 33 ans, était encore un homme jeune et plein d’enthousiasme. La seconde a été publiée 25 ans plus tard, alors que Gottfried Keller était devenu un homme établi et bedonnant, presque aussi vieux que moi (sic). Il y a des changements significatifs entre les deux versions et beaucoup de ce qui caractérise la première édition a été modifié dans la seconde, en particulier sa fin sombre, « sombre comme un cyprès » selon les propres mots de Keller. Je déconseille à quiconque voudrait lire ce roman de commencer par la seconde version – hélas, je n’ai pu savoir sur quelle édition se fondaient les traductions.
Henri le Vert n’est pas un roman parfait, loin de là. Si on le compare à des romans parfaits comme par exemple Le bon Soldat de Ford Madox Ford, il semble presque informe, juvénile, parfois forcé. Keller ébauchait son roman et le rédigeait pendant que les presses tournaient, son éditeur lui arrachant pratiquement les brouillons des mains. Après la publication, Keller a immédiatement exprimé sa répugnance envers le résultat de son travail. Il a élaboré et rédigé son roman pendant plus de dix ans en combinant des extraits disparates, en élaguant ici et là. Les seuls éléments immuables pendant toutes ces années ont été l’idée de base et le dénouement. Pour expliquer pourquoi il n’avait pas simplement abandonné l’idée de ce roman plutôt que d’essayer de le réviser en une version acceptable, Keller disait qu’il y avait des parties de l’oeuvre qu’il ne pouvait expliquer, qu’il ne pouvait reproduire. Certains passages « ne peuvent s’écrire qu’une seule fois, se livrer qu’une seule fois », écrit-il. Après avoir fini le livre, le lecteur est capable de désigner des phrases, des chapitres, des scènes auxquels se réfère ici l’auteur. Je crois que cela en dit beaucoup sur ce livre et l’effet qu’il produit sur le lecteur.
L’intrigue n’a rien de remarquable en soi. En tant que Bildungsroman, elle suit les règles du genre. Elle s’attache aux pas d’Henri Lee, un jeune homme de Zürich, pendant les premières étapes de son éducation sentimentale et intellectuelle jusqu’aux ténébreuses dernières pages. L’un des nombreux aspects remarquables du roman est sa structure. Après une quarantaine de pages, Keller y insère un récit autobiographique qui évoque une « Jugendgeschichte » (une histoire de jeunesse) et qui constitue presque la moitié du roman. Cette partie est rédigée à la première personne ; le narrateur est Henri lui-même, et pendant tout le reste du roman il promène partout avec lui le manuscrit de cette Jugendgeschichte. Dans les derniers épisodes du livre, lorsqu’il revient à Zürich, pauvre et en disgrâce, il ne possède plus rien que les vêtements qu’il porte sur le dos et ce manuscrit. La suite du roman est prise en charge par un narrateur omniscient à la troisième personne, qui, fidèle à la littérature de l’époque, porte quelque jugement sur le personnage, juste assez pour équilibrer les impudences d’Henri qui nous ont accompagnés pendant si longtemps. Le roman, dans l’ensemble, pourrait parfois se rapprocher de ces rêves longs et compliqués qui y sont relatés, mais il semble étrangement équilibré. Des personnages y entrent et en sortent, la Jugensgeschichte commence au début d’un volume et s’achève au milieu d’un autre, le narrateur à la troisième personne semble parfois n’accorder qu’un intérêt ennuyé aux pensées et aux sentiments d’Henri, parfois même il ne semble les remarquer qu’à peine, mais le tout, miraculeusement, se révèle cohérent. C’est la voix et les pensées d’Henri qui créent cette cohérence, pas l’intrigue, ni le style, ni Henri, ce fat prétentieux. « [NB : l’auteur de l’article porte ici un jugement que je me suis permis d’atténuer].
La suite de cet article est à découvrir en suivant ce lien...
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Gottfried Keller, Henri le Vert, tomes I et II, L'Âge d'Homme, 1987 et 1990
Et Jacques Chessex, l'avez-vous lu chère Anne-Françoise ?
RépondreSupprimerOui, c'est un auteur que j'apprécie beaucoup (L'Ogre, bien sûr, mais aussi, entre autres, Jonas et Le vampire de Ropraz). J'ai ici fait une chronique au sujet du Dernier crâne de Monsieur de Sade : je me permets d'en indiquer le lien.
RépondreSupprimerhttp://annefrancoisekavauvea.blogspot.com/2010/01/un-crane-propos-de-lultime-roman-de.html
Mais je l'ai découvert après ma rencontre avec Keller, c'est pourquoi je ne l'ai pas évoqué.
C'est un grand plaisir de recvoir votre visite en ces lieux, Christophe...
Bonjour Anne-Françoise,
RépondreSupprimerje viens de découvrir l'existence de Gottfried Keller, et de son roman Henri le vert, à travers une chanson de Thomas Fersen : l'enfant sorcière.
Et puis j'ai lu votre post, dont il ressort qu'il vaut mieux découvrir ce roman par la première édition. J'ai cherché à droite, à gauche, sur le net, mais pas moyen de m'assurer que les bouquins proposés sont en effet des textes de la première édition. Auriez-vous un tuyau ? Je précise que je peux difficilement faire autrement que de l'acheter sur internet, car je vis au Japon. Merci pour votre aide.
Alexandre
Bonjour Alexandre!
RépondreSupprimerUn lecteur au Japon, c'est incroyable! Merci beaucoup de votre passage et de votre intérêt pour cette chronique qui en réalité doit tout à Marcel Inhoff. La seule édition du roman de Gottfried Keller, à ma connaissance, est celle de L'Âge d'homme, elle ests assez ancienne (il me semble que le roman n'a plus été réédité depuis 1990). Elle s'appuie sur cette fameuse première version - je vérifierai quand je serai chez moi.
Je vous souhaite autant de plaisir à lire ce roman que j'en ai eu!
Belle journée
Anne-Françoise