Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 15 avril 2010

Antoni Casa Ros, Enigma


« L’écriture est un fragment infime de l’errance » (Enigma, p.15)
« En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc. (…) » (Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan)

   L’univers d’Antoni Casas Ros se déploie sous le signe du mystère, de l’énigme revendiquée jusqu’au titre de ce dernier roman. Ses personnages, croisant leurs destinées à partir de rencontres fugaces et hasardeuses, y inscrivent une chorégraphie savante et désespérée. A l’épicentre de ce monde, les livres. Chacun des protagonistes entretient avec la littérature une relation particulière : Joaquim, universitaire, enseigne les lettres avec passion et douleur, conscient de n’être qu’un romancier médiocre mais exigeant, déçu par ces « auteurs criminels qui abandonnent ou laissent flotter leur héros dans l’incertitude » ; Zoé, son élève, brillante et brûlante, attirée par ce professeur d’exception, tentée par l’écriture romanesque, elle aussi ; Ricardo, tueur à gage et poète, dont chaque contrat a pour prélude la poésie ; Naoki, enfin, murée dans le silence, se refusant aux mots.
   Etoiles éparses d’une constellation, ils entretiennent chacun un singulier rapport avec le mot « Enigma ».  Naoki écoute rituellement, chaque jour, les Enigma Variations d’Elgar. Zoé veut en faire le titre de son roman. Ricardo a intitulé Enigma Variations son premier recueil de poèmes. Pour Joaquim, le mot « Enigma » désigne le « mal étrange, non répertorié par la psychiatrie », dont il souffre depuis toujours,  qui le pousse à détruire, dans les librairies qu’il visite, les livres des « écrivains les plus talentueux et les plus honnis ». Son désir est « que le public, pris d’une transe soudaine, se mette à les piétiner, à les réduire en lambeaux, en pâte à papier et qu’ils redeviennent des arbres, subitement, au cœur de Madrid, Paris, New York ou Mexico ». Ainsi, chaque personnage recèle une part d’ombre, un mystère dont il ne détient pas la clé , qui pousse Zoé à offrir son corps à la mer, sirène menacée de disparaître dans l’infini, qui enferme Naoki dans le mutisme et la culpabilité, qui conduit Ricardo à donner la mort sans état d’âme (ou presque), qui oblige Joaquim à mutiler les œuvres des romanciers qu’il admire…
   Le roman et ses personnages se placent sous le signe de la littérature, par de nombreuses et savantes références. Balzac et Barbey d’Aurevilly créent le lien qui se tisse entre Zoé et Joaquim : la jeune fille devient personnage pour son professeur, qui la nomme secrètement « Fulvia » d’après La fille aux yeux d’or ; son amour pour elle est décuplé par l’analyse qu’elle fait de la relation entre Tressignies et la duchesse d’Arcos dans La vengeance d’une femme. Ricardo renonce à son dernier contrat quand sa victime répond au poème de Machado qu’il lui offre par une œuvre de Clara Janés… Vila-Matas, Sade, Saramago, Lobos Antunes, Roberto Bolaňo se mêlent aux personnages du roman, dans lequel l’on croise aussi, discrète, la silhouette de l’auteur, Antoni Casas Ros. Nulle tentation, pourtant, de céder aux démons de l’autofiction : l’entrecroisement de la fiction et de la réalité a ici un tout autre effet, celui de donner corps à l’idée qu’entre un lecteur et l’œuvre qu’il lit se joue beaucoup plus qu’un simple divertissement. Les livres, en effet, ne nourrissent pas seulement l’imaginaire de ceux qui les ouvrent : ils inscrivent en eux une trace indélébile, un chemin vers le monde mais aussi vers soi, établissant un lien avec l’univers à travers l’espace et le temps. Ainsi, la lecture dilate l’espace intime, permet l’expansion du moi en harmonie –ou en dissonance – avec autrui, présent ici à travers les mots qu’il a assemblés. Cette voie, dans un rayonnement toujours plus intense, se déroule au hasard des lectures comme autant de rencontres pouvant influencer une existence, créant en chacun des bifurcations, des ramifications, reliant les étoiles de la constellation infinie de la littérature.

San Francisco, Japanese Garden (photo personnelle)

   Le lieu dans lequel se retrouvent les quatre personnages, une librairie (plaisamment nommée « Bartleby & Co » en hommage à Enrique Vila-Matas, dont le Voyage vertical subira un sort que je m’interdis de vous dévoiler, tout comme Etoile distante de Bolaňo), est symbolique : s’y trouvent réunis auteurs personnages et lecteurs, dans une belle confusion, un enchevêtrement équivoque de la fiction et du réel. D’autres lieux de Barcelone : un bar, le Volcano, la plage, la chambre en noir et blanc de Naoki, l’Onyx, un club privé aux règles déroutantes… Autant d’endroits privilégiant à la fois la rencontre et la révélation, car tous les personnages constituant ce quatuor épars se rejoignent pour accomplir leur destinée, dans une quête platonicienne de l’harmonie. A la symbiose des esprits répond le contact des peaux, des corps qui fusionnent dans une danse de vie et de mort, dans l’acceptation de soi et des autres. Et finalement, c’est le silence qui l’emporte, comme une nécessité vitale : « Nous demeurâmes silencieux. Cette intimité est rare. Les êtres ont toujours besoin de remplir le silence mais, entre nous, c’était une régénérescence de notre part intime » (p.208). De ce silence, de ce refus de communiquer par les mots, naît l’apaisement. Demeure tout de même une interrogation : l’amour absolu existe-t-il ? Peut-il survivre, à ce point d’incandescence ? Cette question consume Zoé, qui ne conçoit qu’une réponse : l’écriture. « En cheminant, je me demandais s’il y avait un substitut à l’amour des êtres. Pouvait-on sentir cette joie se déployer avec la même intensité en aimant la littérature, la musique, la poésie ? Pouvait-on brûler du même feu ? J’imaginais que seule la création pouvait procurer cette joie. Mais alors, pourquoi les mots ne sortaient-ils pas de moi comme ma sève, comme mon sang ? » (p.209).
   La force de ce beau roman, au ton étrange, troublant, entrelaçant l’amour, la violence, la mort… et la littérature, est de nous mener sur la voie de cette réflexion ouverte, Antoni Casas Ros ne nous imposant aucune solution, nous plaçant dans la situation de ses personnages qui s’interrogent jusqu’au bout.

Antoni Casas Ros, Enigma, Gallimard, 2010
Antoni Casas Ros a publié un autre très beau roman : Le théorème d’Almodovar (Gallimard, 2008, disponible en Folio), et un recueil de nouvelles qu’à ma grande honte je n’ai pas encore eu l’occasion de lire : Mort au Romantisme (Gallimard, 2009)

3 commentaires:

  1. « En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc. (…) » (Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan).
    Cela suffit pour me mettre en bouche;).

    RépondreSupprimer
  2. Alors lance-toi... Au-dessous du volcan et Enigma sont deux romans très différents, qui pourraient même sembler ne rien avoir de commun, si ce n'est cette relation à la littérature, au monde créé à travers les mots. C'est pour cela que j'ai tout de suite pensé à cette phrase:-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. bon Célan sur le seuil...
      et ce verbe que je suppose , je le veux, je vais m' en imprégner
      merci très chère
      ps: vous avez assurément une plume
      wahida

      Supprimer