Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

lundi 15 mars 2010

Espaces de Perec


« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (mon père l’aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… » (Perec, Espèces d’espaces, 1974)

   De la page immaculée, étincelante d’absence et de vide, un monde peut-il naître ? L’œuvre de Georges Perec, dans sa dimension protéiforme, à la fois jeu, recherche, calcul, réflexion, construction, interroge la « blancheur rigide » de la feuille (Mallarmé, Un coup de dé), marquant cette pureté abstraite et froide d’une empreinte travaillée, quête d’espace, de temps, d’origine, source de vie…
   En effet, l’existence de Perec semble se greffer sur le néant de l’oubli destructeur. Point de souvenir d’enfance qui viendrait orienter une destinée : ni passé, ni commencement hors de la mémoire d’autrui, les maigres papiers retrouvés n’offrant que peu d’appui à un enracinement ; à cette absence, quelle réponse donner, sinon la littérature ? W ou le souvenir d’enfance, publié en 1975, rend compte de cette recherche désespérée. Perec y entrelace la fiction, seul souvenir gardé de son enfance – un roman écrit à l’âge de douze ans, à l’analyse de documents restés dans les annales familiales, qui lui permettent de se reconstruire un passé. Seule l’écriture peut se substituer à cette mémoire effacée. « Je n’ai pas de souvenir d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, ma mémoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six (…) Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidente apparence, son innocence me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ? » (W ou le souvenir d’enfance, chapitre II). La fiction imaginée par l’enfant se développe en un lieu soigneusement défini, utopie au début, univers de plus en plus angoissant, qui évoque progressivement, sans que l’enfant auteur en ait conscience, les camps d’extermination où sa mère a disparu. Fiction et réalité se rejoignent tragiquement dans un espace littéraire recréé par Perec adulte, offrant une sortie au labyrinthe de la mémoire, mais pour faire face à l’horreur du monde : « Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… » (op. cit., chapitre XXXVI). C’est en lisant L’univers concentrationnaire de David Rousset que Perec comprend l’étrange concordance entre le lieu imaginaire et l’espace réel qui a vu mourir sa mère. Le lieu garde la mémoire des corps invisibles qui l’ont peuplé ; sa création ressuscite le souvenir.
   Le roman devient alors l’espace de tous les possibles, fondement de toute vie, celle-ci se développant à la fois dans le réel et dans le fantasme. Un lieu clos n’est plus une prison, mais une possibilité d’envol : la chambre d’Un homme qui dort devient le lieu du rêve, alternative à une réalité désolante. Cet espace s’organise à l’infini, jusqu’à épouser toutes les circonvolutions de l’imagination. L’immeuble situé 11, rue Simon-Crubellier, lieu rassemblant les nombreux personnages de La vie mode d’emploi, est clos, défini par sa façade, les parois qui séparent les appartements, les pièces ; son plan précis s’organise de façon méticuleuse, sans laisser la moindre place au hasard. Pourtant, il ouvre également un espace au voyage, une échappatoire à Bartlebooth (compromis entre le Bartleby de Melville qui refuse de quitter son bureau et Barnabooth, le voyageur du monde reflet du poète Valéry Larbaud). Les chemins qu’il  ménage sont innombrables malgré les contraintes imaginées par Perec. En effet, le roman (les romans, plutôt, puisque c’est au pluriel que le mot s’offre sur la page de garde) se développe selon une stratégie savante et de multiples trajets : chaque pièce de l’immeuble figure une case, constituant une sorte d’échiquier sur lequel se dessinerait la polygraphie du cavalier, le romancier s’interdisant de revenir une deuxième fois dans la même case. Roman des contraintes  dans sa structure, ses thèmes, les citations qu’il entrelace à son texte ( Belletto, Bellmer, Borges, Butor, (…) Freud, Kafka, Nabokov etc.) – au lecteur de les repérer, s’il le souhaite, défini par un cahier des charges très compliqué, La vie mode d’emploi propose d’innombrables pistes, de la plus directe à la plus complexe, multipliant à l’infini les lectures envisageables… Puzzle ou labyrinthe, il se construit et se dérobe, monde de papier se dévoilant à l’envi.
   L’œuvre de Perec, savante et limpide, se joue de toutes les limites, se soustrait à toute catégorie, ouvre des perspectives insoupçonnées à chaque lecture, sans jamais enfermer le lecteur, passant de la tragédie au burlesque, miroir du monde né du drame mais aussi de la fantaisie d’un auteur qui fusionne noirceur et légèreté. Comme Bartlebooth reconstituant ses puzzles, le lecteur éprouve parfois un état de grâce, « la sensation d’être un voyant : il [perçoit] tout, [comprend] tout, il [pourrait] voir l’herbe pousser, la foudre frapper l’arbre, l’érosion meuler les montagnes comme une pyramide très lentement usée par l’aile d’un oiseau qui l’effleure (…) » (chapitre LXX)

Oeuvres citées:
Un homme qui dort (Denoël, 1967)
Espèces d'espaces (Galilée, 1974)
W ou le souvenir d'enfance (Denoël, 1975)
La vie mode d'emploi (Hachette, 1978)

Voir aussi le remarquable travail de Marylin Rolland sur La vie mode d'emploi  et W ou le souvenir d'enfance ici ...

PS: merci à Frédérique de m'avoir mise en contact avec le travail de David Bellos, auteur d'une très intéressante biographie de Perec (que je n'ai pas, je n'ai donc pu la citer précisément):
David Bellos, Georges Perec, Une vie dans les mots (Seuil, 2002).

1 commentaire:

  1. w ou le souvenir d'enfance, justement grand souvenir... qui n'est pas si utopique que ça, quand on regarde le monde du sport d'aujourd'hui où c'est l'enjeu de gagner qui est le maître mot...
    Quel que soit le moyen... la multiplication des histoires de dopage dans le sport le met au grand jour, c'est celui qui a les plus d'habileté à tricher et contourner les règles qui va se trouver mis sur le piédestal.

    Dans W, c'est un monde clos avec des logiques mathématiques terribles, si je me souviens bien, c'est celui qui gagne qui aura une dose de nourriture plus élevée que celui qui perd, etc...

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