Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

samedi 9 janvier 2010

Ordet, La Parole de Dreyer




L’œuvre de Carl Theodor Dreyer est hantée par des thèmes religieux : un cinéma qui n’a pas pour vocation le divertissement. Ses films n’invitent pas le spectateur à se détourner de lui-même, mais à une réflexion profonde. La Passion de Jeanne d’Arc en 1927, et même Vampyr (1932), film de commande inspiré de nouvelles de Sheridan Le Fanu semblent s’éloigner de ce terrain où la foi s’interroge. Pourtant, le premier mue l’héroïne historique en une figure presque christique, ses souffrances étant acceptées en un sacrifice mystique ; Vampyr, lui, place dans une pénombre effrayante le conflit entre salut de l’âme et damnation (et Coppola, pour son Dracula, s’en souvient certainement). Mais Ordet (La Parole) se concentre tout entier sur l’importance –ou l’absence – de la foi.
Dreyer a eu le projet de filmer une vie de Jésus. Or Johannes, le fils aîné d’une famille de paysans du Jutland, croit qu’il est le Christ revenu sur terre. Dans l’isolement de sa folie née de la lecture de Kierkegaard (selon qui la foi n’est qu’une affaire de passion) , il est un exclu aimé malgré tout. Quoi qu’incompris, il demeure enveloppé dans une sollicitude qui naît de l’humanité des personnages de Dreyer. Chacun d’entre eux, d’ailleurs, semble se définir par son rapport à la religion : le père, animé d’une foi joyeuse, s’oppose l’athéisme revendiqué par son fils cadet, dont l’épouse, confiante, ne doute pas un instant du salut.
Etrangement, ce Christ semble à peine sorti de son tombeau : son corps se déplace avec raideur, sa voix bizarrement placée est monocorde, comme celle d’un mort-vivant. Il sème plus l’inquiétude que l’espoir dans le cœur troublé des siens. Chacun tente d’expliquer cette folie qui dérange car elle pousse jusqu’à ses derniers retranchements la foi qui unit presque tous les personnages. Johannes reproche d’ailleurs à son père de croire en son corps mort, mais pas au Christ vivant, ce qui met en question la qualité de sa foi. Ainsi, le vieil homme se trouve placé au rang de ceux qui, deux mille ans plus tôt, ont refusé de reconnaître le Messie.
Un Christ inquiétant, dont pourtant les enfants ne se méfient pas, lui accordant une confiance lumineuse, croyant en la réalisation du miracle qu’il leur annonce. Car dans ce film se joue également un autre drame : la mort en couches de l’épouse aimée, de la tendre belle-fille qui par ses soins rendait la vie de chacun si douce. De cette mort horrible, montrée dans toute sa cruauté, naît le chagrin, le désespoir ; la foi du père vacille, dans le sentiment d’injustice qui l’habite.
La mort a transformé l’univers. Dreyer a créé pour cette famille un territoire protégé par une solide croix de granit qui constitue une frontière avec le monde des autres, ces tristes croyants qui cultivent l’idée de la mort comme seule perspective pour le salut de l’âme. Les habitants du village sont tristes, leurs cantiques lugubres rythment les austères cérémonies religieuses orchestrées par le cordonnier. Avant le désastre, Borgensgaard, la ferme où vit Johannes, est un monde heureux que même le noir et blanc de l’image cinématographique n’attriste pas. Des draps claquent au vent tels des guirlandes de fête, leur blancheur reflétant la pureté et la paix qui règnent dans la famille. Le soleil se mire sur les flots étales, et même les maigres pâturages du Jutland semblent pleins de promesses. Le bétail est abondant, la nature opulente. Mais la tragédie recouvre brutalement cet univers d’un voile funèbre. Les draps ont disparu, remplacés par le linceul qui recouvre Inger : seule demeure la grisaille d’un paysage qui a perdu tout éclat (Deleuze, dans son livre L’image-mouvement, analyse de façon passionnante le traitement du noir et blanc chez Dreyer, qu’il rapproche de Bresson) .
Johannes disparaît, on le croit mort lui aussi : cette nouvelle participe de l’idée de fatalité. La bénédiction divine s’est éloignée. Morten et ses fils font l’expérience du deuil de la femme morte, mais aussi de leur foi ou de l’espoir de la trouver.
Pourtant, le retour du fils perdu, débarrassé de sa folie, accomplit le miracle auquel ne croyaient que les enfants. Redevenu lui-même, conscient cependant de sa promesse, Johannes ressuscite Inger, dans une scène d’une pureté absolue. Le film, pourtant, n’est pas une apologie du miracle, l’œuvre d’un militant de la foi : en effet, si Johannes est sorti de sa folie, c’est pour que subsistent, plus forts que tout, la confiance et l’espoir en l’homme.
Ce film surprenant, d’une irréelle beauté, d’une intensité incroyable, constitue l’occasion de multiples réflexions, sur la religion certes, mais aussi sur la place de l’humain dans ce monde, harmonieuse ou non selon le regard que l’on pose sur lui. Le personnage d’Inger porte en lui l’idée que rien ne s’arrête jamais vraiment, que rien ne se fige, ouvrant une réflexion sur le sens de l’existence…

12 commentaires:

  1. chère Anne-Françoise,
    Encore un film que je n'ai pas vu, et encore un film que tu me donnes envie de voir! J'aime beaucoup ta manière d'aborder les films et les livres, tu ne les résumes pas, tu ne t'intéresses pas qu'à une seule dimension (l'histoire, ou le cadrage, ou la bande-son), mais tu livres tes impressions et donnes quelques clés de lecture, et surtout une immense envie d'aller à l'oeuvre elle-même.
    A bientôt
    Yoann

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  2. Cher Yoann,
    si c'est ainsi que tu vois mes textes, tant mieux! Mais sur Ordet, je suis loin d'être satisfaite de ce que j'ai écrit : mon texte est sans doute réducteur (j'ai eu beaucoup de mal à l'écrire sans trop en dévoiler - trop de mal tout court). En général, je rédige mes petites chroniques juste après avoir vu un film, avoir terminé une lecture, et uniquement lorsque j'ai aimé ce que j'ai vu ou lu. Aucune polémique, juste l'envie d'inciter mes amis à entrer dans une oeuvre...Ce sont des impressions plutôt spontanées - et imparfaites, mais sincères.
    A toute à l'heure ;-)

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  3. Anne Françoise,
    Ca y est, je suis une fidèle lectrice!
    Certes, Yoann est plus rapide que moi...
    Pour ne pas reprendre son commentaire, j' ajouterai que j'ai l'impression d'être plus intelligente à chaque lecture, enrichie par ton propos mais aussi par la reflexion qu'il ouvre. Tu sais rendre si accessible et si simple les choses les plus complexes.
    Je suis hermétique( allegique?) aux critiques qui se mettent en scène pour nous écraser de leur érudition, et qui, finalement nous éloignent de ce qu'ils commentent!
    Toi, tu me donnes naturellement et si facilement envie de réfléchir et de sortir des sentiers battus!!Et tu sais qu'il y a du boulot!!
    Merci à toi, je suis ta première fan, désolée pour les autres!

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  4. Merci beaucoup, Sophinette! Mais ton affection te rend trop bienveillante... En tout cas, tu ne sais pas combien cela me fait plaisir que tu me lises!!!

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  5. Bonjour, et bonne année aussi.
    La Passion de Jeanne d’Arc est le seul film que j'ai vu de ce cinéaste.
    En mettant de côté "l'ancienneté" je dois dire que j'ai moyennement aimé. Par contre j'ai adoré les maquillages à la Murnau.
    Les gouts et les couleurs...
    A.D.O.
    PS :J'ai fait un petit tour à Mulhouse, et j'ai trouvé dans une boutique de livres anciens sur la grande place, un magnifique ouvrage avec moult lithographies sur les châteaux d'Alsace. Un pur bonheur.

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  6. Eh bien, vous n'allez pas me croire, mais la boutique en question se trouve au rez-de-chaussée de ma maison!!! Incroyable, non?
    Bonne année à vous aussi...

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  7. Attendez... c'est une blague ?
    Incroyable!
    Si ça se trouve, nous nous sommes peut être croisés ?
    Le monde est petit.
    Bonne journée.

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  8. Ce n'est pas une blague du tout! Mais je ne me souviens n'avoir croisé ni Gerbier, ni Le Bison... Je vous aurais reconnu tout de même!!!Surtout si vous ressemblez à Lino Ventura.
    Amicalement

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  9. L'un des plus beaux films du septième art, encore plus saisissant peut-être que les plus achevés des maîtres Bresson, Tarkovski ou Bergman.
    Votre invitation est très belle. Il n'est pas inutile de parler de ce chef-d'oeuvre absolu.

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  10. Je ne résiste pas au plaisir de dire que votre commentaire est très juste et très beau aussi. J'ai vu le film hier soir, enfin ! et ainsi découvert votre blog .... Bravo, Anne-Françoise, et merci.

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    1. Oh, merci ! Je vous prie de m'excuser de répondre si tard, je n'avais pas vu votre message. Merci de tout coeur...

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  11. Coucou Anne-Françoise....
    Je viens juste de le visionner cette semaine, et comme je cherchais des avis, je tombe par hasard sur seuil-en-seuil... alors malgré la difficulté que j'ai eu pour le visionner ( décalage des sous-titres en français d'une bonne vingtaine de secondes sur ceux en anglais ( heureusement que je le comprends à peu près)...-- toujours est-il que c'est effectivement un pur bijou...
    Des personnages hiératiques, d'une foi ritualisée, et pourtant profonde... qui sont liés par cette foi entre eux ( ce qui devrait être d'ailleurs le but de la religion, qui contient dans son etymologie le mot relier ), et une tendresse une acceptation mutuelle mais dans les épreuves les plus douloureuses.
    L'histoire de Johannes se prenant pour le Christ est quand même parfois "pesante", mais fait comprendre ( moi qui suis athée), que certaines personnes peuvent avoir une sensibilité, une perception différente des autres... par rapport à la rationalité incarnée par le médecin dans ce film, notamment.
    En tout cas chaque personnage est un "bloc", une sorte d'archétype de l'humain, dans le sens le plus noble,
    même si la place de la croyance religieuse si importante dans leur comportement ( par exemple lors de la demande en mariage du jeune), me dérange quand même pas mal....
    mais je peux supposer que c'est une réalité dans certains pays protestants... ( je retrouve un peu la même chose dans "Breaking the Waves" de V Trier ).

    Toujours est-il qu'au niveau plastique,
    ce film est d'une beauté sidérante, aux cadrages d'anthologie,
    l'éclairage qui rappelle celui de certains tableaux flamants,
    et un scénario qui reste d'une simplicité "lumineuse", avec en plus
    une direction d'acteurs impeccable, qui vivent leur situation "au naturel",
    ce qui fait qu'on entre de plain pied avec eux dans le drame qui se joue...

    du rôle du patriarche, soucieux de maintenir sa communauté familiale ( et qui a l'impression de se faire manipuler, parfois )...
    --

    Donc, un très grand moment de l'histoire du cinéma...

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