Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mercredi 23 septembre 2009

Las Hurdes, tierra sin pan




Etrange découverte à la fin d'un DVD : dans les bonus proposés avec Viridiana de Bunuel (film auquel je consacrerai certainement bientôt un post), le court-métrage de 1932 sur Las Hurdes, région misérable d'Estramadure, à l'ouest de l'Espagne, près de la frontière portugaise. Ce film d'un réalisme tellement implacable qu'il frôle le surréalisme sous le signe duquel Bunuel a placé toute son oeuvre jusqu'à présent crée encore aujourd'hui un véritable choc...

J'en avais entendu parler il y a quelques années lors d'une émission de radio, mais avais complètement oublié son existence. C'est le hasard, donc, qui l'a offert à mes regards... pour inscrire en moi une marque indélébile. Ces images violentes (il n'y a pourtant ni bagarre, ni crime) constituent un terrible constat de la société pré-franquiste.

La région est presque inaccessible. Le cinéaste et ses techniciens s'engagent dans une véritable expédition pour l'atteindre, franchissant obstacles naturels ou humains (la dernière barrière est un ensemble d'églises à l'abandon, d'ermitages désolés). Puis la montagne, desséchée et hostile, qui ne laisse présager aucune présence humaine. Puis d'étranges écailles géantes, posées à même le sol : ce sont les toits des maisons de la plus grosse bourgade de ce territoire isolé. Aucune fenêtre , aucune ouverture n'est ménagée dans les murs de ces maisons de pierres grossièrement assemblées; la fumée ne sort par aucune cheminée, mais s'échappe des failles des cloisons. La rue principale du village (mais peut-on vraiment parler de rue?) est le lit d'un torrent, où adultes, enfants et bêtes (des porcs, uniquement) boivent à même le sol. L'instituteur du village - aux Hurdes, il y a tout de même une école - a du mal à empêcher les enfants d'y tremper le pain qu'il leur distribue, les obligeant à le manger devant lui. Les paysans misérables sont contraints d'aller à la montagne pour y chercher la terre de leurs champs, qu'ils aménagent au bord de la seule rivière de la région. A chaque crue, tout est à recommencer. Ici, pas de médecin, pas de travail : c'est une société livrée à elle-même et qui ne sait comment évoluer - le crétinisme y est fréquent, les maladies touchent toute la population. Certaines scènes sont insoutenables : une femme fiévreuse est couchée sur le sol, le visage creusé (le commentaire nous apprend qu'elle est morte deux jours plus tard); un homme figé devant l'entrée de sa maison est le père d'une petite fille qui vient de mourir. La mère n'a plus de larmes, et l'enfant est emportée dans une sorte d'auge qui servira même de bateau (car il faudra bien traverser la rivière pour arriver au cimetière, maigre prairie dont les herbes folles dissimulent les croix).

Témoignage ethnologique ou dénonciation d'une intolérable misère?

Le film, très vite interdit en Espagne à l'époque, a tout de même suscité la juste indignation de nombreux spectateurs, et a constitué un motif de révolte : son influence dans le déclanchement de la guerre civile est réelle.

Mais le plus étrange est cette fascination esthétique qu'il fait naître : on est mal à l'aise d'être un peu voyeur, de juger et surtout de ne pas comprendre cette résignation totale face à la misère.

4 commentaires:

  1. Je crois me souvenir que Bunuel a noirci le tableau, usant de trucages et d'une mise en scène qui exagère la misère du pays. L'historien Marc Ferro en avait fait, me semble-t-il, la démonstration. À vérifier.

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  2. Apparemment, le seul trucage aurait été de tuer d'un coup de feu une pauvre chèvre qui ne voulait pas tomber de la falaise... Je n'ai pas vu l'émission de Marc Ferro (dont j'appréciais énormément les analyses à partir d'actualités croisées - j'en ai oublié le nom). Je me suis peut-être laissée duper, mais j'ai aussi le souvenir d'un reportage radiophonique dans la région (avec je crois le journaliste Ramon Chao) qui interrogeait des survivants de l'époque.

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  3. "Histoires parallèles", non ?

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  4. Oui, c'est ça... (encore mon Alzheimer qui m'a joué des tours).

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