Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mercredi 26 août 2009

Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (1655)



En quoi une œuvre picturale peut-elle totalement bouleverser celui qui la contemple ? En arpentant les galeries d’un musée, l’on peut se considérer simple promeneur dans un bel environnement ; ou alors, méthodiquement, s’attarder devant chaque œuvre – plus encore si l’on s’est procuré le guide audio presque systématiquement proposé à l’entrée ; l’on peut également opérer un choix prémédité en préparant sa visite. Mais il est possible aussi – et c’est ce que je préfère – se laisser séduire, appeler par les œuvres. Certains tableaux accrochent le regard, nous obligent à nous arrêter devant eux pour les détailler, entreprendre avec eux un dialogue à la fois sensuel et intellectuel. Il arrive alors de se laisser gagner par l’émotion, comme à l’écoute d’un concerto ou à la lecture d’un roman. Cependant, accepter d’être fragilisé par le tableau exposé est parfois difficile : le spectateur devient spectacle ; l’intimité avec l’œuvre ne peut exister que dans des conditions trop rarement réunies.
Lorsque je me rends au musée du Louvre, c’est en général par envie (besoin, presque) de me retrouver face à Bethsabée…
Cet attrait est presque inexplicable. Certes, il s’agit d’une toile relativement connue, dont le thème se réfère à un épisode célèbre de l’Ancien Testament. Une scène qui pourrait donc être convenue, Rembrandt n’étant pas le seul à avoir représenté ce sujet.
Sur une toile de grandes dimensions (un carré d’1m42x1m42), le corps dénudé d’une femme au bain, tenant dans sa main droite une lettre, se découpe sur un fond assez sombre et pourtant chaleureux par la richesse du tissu brodé d’or qui s’y expose. Assise sur un sofa d’un rouge éclatant mais qu’on devine à peine, elle s’appuie avec langueur sur un fin drap blanc. Ce corps définit dans l’espace pictural une diagonale qui sépare la toile en deux parties qui contrastent avec douceur : la partie gauche dans l’ombre, celle de droite toute de clarté. Un clair-obscur à la Rembrandt, donc… Oui et non.
En général, chez Rembrandt, cette technique (très utilisée à l’époque, depuis Le Caravage et La Tour) sert à mettre en évidence un visage (celui du philosophe, de Saskia, le sien même), un personnage dans une foule (effet utilisé pour les deux personnages au premier plan dans La Ronde de Nuit). Ici, c’est la nudité de Bethsabée qu’il magnifie. Or Rembrandt a peint peu de nus. Son époque est austère, les Pays-Bas se sont convertis au Protestantisme, et si les sujets bibliques (de l’Ancien Testament le plus souvent) sont appréciés, la peinture est plutôt intimiste.
Justement, dans cette œuvre, c’est l’idée d’intimité qui s’impose d’abord.
La jeune femme est à son bain, une servante à ses pieds, scène que nul regard extérieur ne devrait troubler. Elle est riche – c’est la femme d’Urie, général dans l’armée du roi David. Sa nudité révèle d’ailleurs son opulence, la blancheur du corps étant soulignée par les bijoux qu’elle porte : un bracelet au bras droit, un pendentif et des perles d’oreille. Sa chevelure luxuriante est à peine retenue, prête à s’échapper d’un entrelacs de ruban et de corail. Sa domestique lui essuie délicatement le pied, dans un geste habituel mais emprunt de respect. Mais les regards ne se croisent pas : chacune des femmes est seule, la servante à sa tâche, et Bethsabée à ses songes…
La lettre – un peu chiffonnée, qui semble avoir été lue et relue, occupe le centre de la toile. On devine que c’est son contenu qui suscite la rêverie. Le contemporain de Rembrandt, d’ailleurs, n’a aucun doute à ce sujet : il connaît l’histoire de David et Bethsabée. Le roi David, ayant aperçu Bethsabée au bain (déjà) et s’étant épris d’elle, la convoque par cette lettre à un rendez-vous qu’elle ne peut refuser mais qui fait d’elle une traîtresse. D’autres peintres ont déjà représenté cette scène, mais celui de Rembrandt, plus que tous les autres, fait de Bethsabée un personnage seul et poignant.

Ce corps représenté grandeur nature dégage une grande sensualité : chaque repli, chaque ombre, chaque nuance de chair semble avoir été peint avec amour. Rembrandt ne peut cacher l’amour qu’il éprouve pour son modèle, Hendrickje, sa compagne après la mort de sa femme Saskia qu’il a très souvent représentée elle aussi. Il connaît ce corps, le peint avec un érotisme plein de pureté. C’est sans doute ce paradoxe qui crée l’un des charmes du tableau. La peinture est ici matière, elle semble créer la respiration. Bethsabée – Hendrickje respire sous nos yeux, ou plutôt soupire, car à la sensualité de l’œuvre est étroitement associée la tristesse du regard que le corps ne peut démentir. Plus que ce corps pourtant exposé à la lumière, c’est le visage de Bethsabée qui attire notre attention. Jeune, beau, il est un peu penché, dans une attitude songeuse ou résignée.
A travers cette œuvre, Rembrandt peint le passage entre l’innocence et la trahison, le moment où la décision se prend, inéluctable. Bethsabée n’est pas encore coupable en acte, mais malgré elle sa trahison se projette dans cette toile. Le regret est perceptible –or un regret ne devrait s’éprouver qu’après… Une réflexion s’engage sur le temps qui change et parfois corrompt, sur le seuil que l’on franchit presque avant d’agir. Bethsabée est seule avec sa servante, mais elle ne s’appartient plus, elle est déjà dans le désir du roi, dans le projet de l’acte. Elle accepte son sort avec résignation : la fin du bonheur se lit ici, dans le contraste entre la décontraction du corps et la tristesse du regard.
Si Rembrandt saisit ce moment avec une telle intensité, une concentration du sentiment, une perfection dans l’harmonie des formes et des couleurs, c’est peut-être aussi que le thème le concerne. Non pas que Hendrickje s’apprête à le trahir – au contraire, elle a toujours été envers lui d’une fidélité indéfectible, s’arrangeant avec Titus, le fils, pour sauver Rembrandt de la ruine, et mourant avant lui, trop jeune. Mais l’on se demande si à travers ce tableau le peintre ne saisit pas l’idée même du passage, du changement insensible mais qui sépare les êtres… Bethsabée va trahir à contre cœur, Hendrickje, la jeune femme si fraîche qu’aime Rembrandt, mourra six ans après l’achèvement de la toile (et Rembrandt, très aimé, a déjà connu ce deuil avec la mort de sa femme Saskia). A-t-il conscience que son bonheur est menacé ? Le mot de mélancolie me vient ici : c’est ce que me suggère l’expression du visage de Bethsabée ; c’est-à-dire une tristesse, un regret de ce qui ne peut plus exister.

Hendrickje est au centre d'un beau travail de René Chabrière que vous pouvez consulter sur son blog.

13 commentaires:

  1. J'aime Rembrandt plus que tout autre peintre, plus que Van Gogh même, et chaque fois que je vais au Louvre, je fais mon possible pour aller saluer l'autoportrait qui tient compagnie à Bethsabée. Sublimes l'un et l'autre, mais c'est toujours l'"Autoportrait au chevalet" qui retient mon attention, si la salle est suffisamment calme. Pourtant, j'ai découvert un autre autoportrait, encore plus poignant, celui de la National Gallery. Le dépouillement y est plus grand encore, le regard plus intense, peut-être parce que l'homme sait qu'il va bientôt mourir et, en effet, Rembrandt s'y montre pour la dernière fois. Au Louvre, il pose encore (si peu) dans son costume de peintre et avec ses instruments ; à Londres, plus aucune représentation. Du moins, c'est ainsi que mes yeux myopes les voit l'un et l'autre.
    Est-ce ma myopie qui m'oblige à rester longtemps devant ces tableaux avant d'en discerner le fond, le mauvais éclairage ou la technique picturale qui force l'attention ? J'aime cette illumination progressive, elle participe de l'intensité et de la beauté de l'oeuvre, du temps qu'elle exige, du recueillement indispensable mais, hélas ! pas toujours possible.

    As-tu remarqué la déformation du bras gauche de Bethsabée ? D'abord, je n'y ai pas cru. "Encore un coup de ma fichue myopie", ai-je pensé. Et puis, revoyant le tableau, j'ai dû me rendre à l'évidence : l'épouse d'Urie l'a tortu. Comme moi. Il n'y a pas de quoi être fier, d'autant plus que je peux attendre longtemps avant d'avoir de si long cheveux. Arrêtons là ces comparaisons impertinentes avant de sombrer dans le scabreux.

    Savais-tu que Rembrandt est le peintre le plus souvent cité dans "La Comédie humaine" ? Rien d'étonnant quand on relit les descriptions de "La recherche de l'absolu" ou du bureau de Derville dans "L'interdiction".

    RépondreSupprimer
  2. Le bras de Bethsabée m'a toujours frappée, ainsi que sa main un peu grande... Cela contribue peut-être à l'impression que quelque chose bascule dans ce tableau. Ca me touche beaucoup. Quant à l'autoportrait qui voisine avec Bethsabée, je l'aime énormément aussi. Je ne sais pourquoi, j'ai décrété à 10 ans que Rembrandt était mon peintre favori, et cet amour ne s'est jamais démenti malgré les années. Mais il n'est pas exclusif!
    A bientôt
    Anne-Françoise

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour
    J'aime beaucoup cette phrase. Je cite :
    "Se laisser séduire, appeler par les œuvres."
    A.D.O.

    RépondreSupprimer
  4. Depuis bien longtemps j'adore ce peintre et je me souviens pour les toiles du Louvre plus je fixais la toile plus de détails je voyais"le clair obscur". Bonne soirée.

    RépondreSupprimer
  5. Bonsoir,

    J'ai lu, il y a quelques jours, une autre interprétation de ce tableau. La lettre apprendrait à Bethsabée la mort d'Urie, son époux. D'où l'air triste, légèrement amer. Mais cette interprétation est moins riche que celle communément admise.

    RépondreSupprimer
  6. C'est vrai... Et puis, c'est notre liberté de spectateur que d'imaginer. A bientôt, Marc!

    RépondreSupprimer
  7. Toujours le même plaisir de lire un texte sur Renbrandt - ce qui me permet de découvrirun très beau blog sur lequel je reviendrai.
    Ceci dit je ne partage pas ce type d'analyse fondé sur la biographie. Rembrandt, à mon sens et je l'ai exprimé déjà sur mon blog, c'est autre chose. Ce matin encore, après une visite au Prado j'écrivais combien la peinture se construit contre l'image. j'aurais pu ajouter qu'elle est aussi une négation de la biographie.
    Mais je reviendrai vous lire (Et superbe Kiefer!)

    RépondreSupprimer
  8. Merci, Hermès... J'avoue que je me suis laissée emporter par une passion presque enfantine pour ce peintre, et le tableau crée en moi tant d'émotions que j'ai du mal à prendre du recul!
    Je vais de ce pas lire votre (vos?) texte(s) sur Rembrandt.

    RépondreSupprimer
  9. C'est une très belle analyse, qui mêle des éléments objetcifs (détails biographiques, historiques, remarques sur la couleur ou les lignes) et les impressions fortes et diffuses que te laisse la contemplation de ce tableau. Merci pour ce beau texte qui donne envie de retourner voir ce tableau, en espérant y puiser le même sentiment intense que celui tu ressens.
    PS: ton blog est très réussi

    RépondreSupprimer
  10. Merci beaucoup, Yoann... Je suis loin d'être une spécialiste de la peinture et mes textes sont très imparfaits! A bientôt

    RépondreSupprimer
  11. Coucou, en revant sur ton blog, une autre idée m'est venue. Elle a trait à la question du musée. Est-il le bon endroit pour regarder une oeuvre d'art? D'un côté, c'est le seul moyen d'enter en contact avec l'oeuvre réelle et, si cette dernière est de grande dimension, d'en faire une expérience authentique. Mais de l'autre, je me demande s'il ne faudrait pas pouvoir observer l'oeuvre seule, sans l'environnement des autres oeuvres. Une oeuvre exoposée seule, un musée par oeuvre, projet utopique, certes, mais qui semblerait la seule façon de proposer un accès authentique et privilégié à chaque oeuvre, sans qu'elle ne tire ombrage du voisinage des autres oeuvres... Et puis, comment faire l'expérience du néant que doit être l'oeuvres pour Blanchot au milieu des autres visiteurs et des autres oeuvres?

    RépondreSupprimer