« Du dedans de la
langue-de-mort ».
L’œuvre poétique de Celan semble
s’inscrire, avant la lettre, contre les thèses d’une prétendue
« incommunicabilité » ou « indicibilité » de
l’anéantissement. Depuis la fin de la guerre, sa courte vie ne fut qu’une
longue souffrance, qu’un chemin douloureux à la recherche des mots pour dire la brisure d’Auschwitz. Sa
déportation dans un camp de travail et la perte de ses parents, engloutis dans
l’univers concentrationnaire nazi, produisirent une fracture insurmontable dans
son existence qui ne put être supportée, pendant vingt-cinq ans, que par un
travail forcené d’écriture, par un besoin presque biologique d’expression[i],
au-delà des limites de la langue et des apories de la raison. L’extrême
difficulté d’approche de sa poésie tient, tout d’abord, à l’originalité d’une
recherche lexicale qui puise à plusieurs idiomes, qui exploite tout le spectre
de possibilités sémantiques des mots, qui n’hésite pas, si nécessaire, à en
forger de nouveaux, qui invente une nouvelle langue du deuil à la fois
universelle et irréductiblement personnelle, « un chant aux limites
extrêmes de l’orphisme – a écrit Claudio Magris – qui descend dans la nuit et
dans le royaume des morts, qui se dissout dans l’indistinct murmure vital, et
brise toute forme, linguistique et sociale, pour trouver le mot magique qui
ouvre la prison de l’Histoire[ii] ».
Un lecteur parmi les plus attentifs et
profonds de l’œuvre de Celan, George Steiner, a écrit que peut-être seule la
langue par laquelle on puisse vraiment pénétrer l’énigme d’Auschwitz c’est
l’allemand, c’est-à-dire en écrivant « du dedans de la langue-de-mort
elle-même[iii] ».
Quoique discutable en termes absolus – après Antelme, Levi et des poètes de
langue yiddish –, cette remarque définit assez précisément la démarche de
Celan. Le but de ce dernier n’a jamais été de « comprendre » au sens
philosophique ou historique du terme – le verbe verstehen n’appartient pratiquement pas à son vocabulaire – mais
plutôt celui de saisir, de restituer par les mots le sens d’une déchirure de
l’histoire à partir de la souffrance qui a marqué ses victimes. Or, tout en
puisant à la richesse de son bagage culturel de juif de Bucovine, à la croisée
de plusieurs langues et cultures, il a choisi de faire de l’allemand sa langue
d’expression poétique, parfaitement conscient de toutes les conséquences qu’une
telle posture impliquait tant sur le plan de l’élaboration que sur le plan de
la réception de son œuvre.
Ce choix fut explicitement formulé à
plusieurs reprises, notamment au début de son activité d’écrivain, lorsque la
possibilité d’une adoption de la langue roumaine n’était pas encore
complètement exclue (en 1946, il compose des poèmes et traduit Kafka en
roumain). En 1948, peu après avoir quitté Bucarest pour Vienne, il se définit
par la formule de « triste poète de la langue teutonique[iv] ».
Quelques mois plus tard, au moment où il s’installe définitivement à Paris, sa
fidélité à la langue allemande est réaffirmée dans une lettre à ses amis de
Roumanie : « Il n’y a rien au monde qui puisse amener un poète à
cesser d’écrire, même pas le fait qu’il soit juif et l’allemand la langue de
ses poèmes » (ibid., p. 56). Le sens de cette fidélité est précisé, à la
même époque, dans une lettre à ses familiers émigrés en Israël :
« Peut-être suis-je l’un des derniers qui doivent vivre jusqu’au bout le
destin de la spiritualité juive en Europe » (ibid., p. 57).
Allemand, Celan ne le fut ni ne se
considéra jamais, sa germanité étant délimitée par des frontières strictement
linguistiques. Né en 1920 à Czernovitz, capitale de la Bucovine annexée à la
Roumanie à la fin de la Première Guerre mondiale, Paul Antschel (il n’adopta le
nom de plume de Celan, anagramme de son vrai nom, Ancel en roumain, qu’à partir
de 1945) était un pur produit de la Mitteleuropa judéo-allemande. Il aimait
parfois se présenter comme un Habsbourgeois, « né Kakanier à titre posthume » (ibid., p. 6). Il appartenait donc
à un îlot linguistique allemand au sein d’une aire géographique de l’Europe où
le judaïsme s’exprimait surtout en yiddish, où la majorité de la population
parlait une langue latine, le roumain, et dans laquelle les influences
culturelles slaves – russes et ukrainiennes – étaient particulièrement fortes.
Pendant son adolescence, il fréquenta une
école juive où il apprit l’hébreu et il poursuivit ses études dans un lycée
allemand de Czernovitz. Entre 1938 et 1939, il séjourna une année en France, à
Tours, pour y amorcer des études de médecine et perfectionner sa connaissance
du français. À son retour à Czernovitz, après le début de la Deuxième Guerre
mondiale et l’occupation de la Bucovine par les troupes soviétiques, il se
consacra à l’étude de l’anglais. L’extraordinaire étendue de ses connaissances
linguistiques l’amènera à déployer une activité multiforme de traducteur – il traduira
en allemand Shakespeare et Pessoa, Baudelaire et Rimbaud, Char et Ungaretti,
Mandelstam et Tsetaeva, Essenine et Arghezi – et fera de l’allemand une toile
de fond, une sorte de palimpseste, selon l’expression de George Steiner, qu’il
ne cessera jamais d’enrichir par l’apport de mots, de nuances et d’atmosphères
issus d’autres contextes culturels[v].Comme
celui de Kafka, l’allemand de Celan était une langue minoritaire, élitiste et
marginale à la fois, une langue qui ne vivait pas en autarcie et qui ne pouvait
se préserver que dans la diversité. Son statut était donc complètement
différent de celui de l’allemand parlé à Berlin ou à Munich. Jusqu’au début des
années cinquante, l’Allemagne demeura à ses yeux un pays inconnu, étranger, ou
plutôt le pays de l’ennemi, le lieu d’où étaient venus les soldats qui, en
1942, devaient assassiner ses parents et le déporter, comme juif, dans un camp
de travail forcé, le pays où il s’était arrêté un matin, au lendemain de la
Nuit de cristal, en route pour Paris, comme il dira dans un de ses
poèmes : « Tu es venu / par Cracovie à l’Anhalter / Bahnhof / vers
tes regards coulait une fumée / qui était déjà demain[vi]. »
Après la guerre, quand la Bucovine fut à
nouveau occupée par l’armée russe, le choix de devenir un poète de langue
allemande coïncida avec le choix de l’exil, d’abord à Vienne et ensuite à
Paris. Dans la capitale française, il travailla comme traducteur et lecteur d’allemand
à l’École normale supérieure jusqu’à son suicide, dans les eaux de la Seine, en
1970. Être un poète de langue allemande signifiait donc, pour Celan, être un
poète de l’exil, chercher ses mots « du dedans de la langue-de-mort »,
explorer toutes les voies d’expression à l’intérieur de cette langue et, en
même temps, toutes les possibilités de transformation de son code, pour en
faire une autre langue, une « contre-langue[vii] »,
témoignage d’une absence.
La signature ironique d’une lettre de
février 1962 à l’écrivain Reinhard Federmann – « Pavel Lvovitsch Tselan /
Russki poët in partibus nemetskich infidelium / ‘s ist nur ein Jud (Paul Celan,
fils de Lev / poète russe dans le territoire des infidèles allemands / rien d’autre
qu’un juif[viii]) »
– révèle à la fois la complexité du rapport de Celan aux langues et son statut
d’Aussenseiter au sein de la langue allemande. Russe, latin et
allemand (emprunté à un passage du Médecin de campagne de Kafka) se mélangent
dans la reconnaissance d’une judéité assumée et revendiquée comme condition
existentielle du marginal et du paria. Cette vocation explique aussi son choix
de rester à Paris, où ses livres ne seront traduits qu’après sa mort et où il
demeura inconnu du large public alors qu’il avait déjà acquis une certaine
notoriété et reçu des prix littéraires en Allemagne.
On pourrait sans doute étudier l’itinéraire
intellectuel de Celan en s’appuyant sur la notion, élaborée par Régine Robin au
sujet des écrivains d’expression yiddish, de « traversée des langues[ix] »,
en précisant néanmoins que, dans le cas du poète de Czernovitz, cet humus
linguistique pluriel ne constitue pas une toile de fond cachée ou implicite
mais la base même de sa langue. L’allemand de Celan est, de ce point de vue,
aux antipodes de celui de Kafka. Bien qu’appartenant tous les deux à une même
culture allemande minoritaire, leur rapport à la langue est radicalement différent.
L’élégance de l’allemand de l’écrivain de Prague tient à sa précision, à sa rigueur, à son
dépouillement, on dirait presque à sa simplicité. La fascination de la langue
du poète de Czernovitz ne réside pas dans sa pureté mais plutôt dans l’immense
richesse des contaminations qui la traversent, qu’elle explore et suscite,
comme « un cheval de Troie rempli de signes d’identité, de vocables perdus,
de traces d’un passé ethnique et linguistique explosé[x] ».
Pour Kafka, qui se définissait dans une
lettre à Max Brod comme un homme de la westjüdische
Zeit, l’allemand était une langue de l’exil. Langue du juif occidental
assimilé, coupé de son passé et de ses racines (incarnées à ses yeux par les
comédiens yiddish qu’il avait découverts à Prague et auxquels il s’était lié d’amitié),
chacun de ses mots ne pouvait qu’exprimer une perte ; son caractère neutre
et pur découlait d’un vide, le vide du monde sécularisé de l’Occident, et de l’absence
d’un monde social authentique, la yiddishkeit,
auquel se rattacher et se nourrir[xi].
Pour Celan, qui écrit après Auschwitz, l’allemand est une langue de l’exil dans
un sens encore plus radical et profond. L’exil se confond désormais avec le
deuil, car il ne désigne plus un monde abandonné ou oublié par l’assimilation
mais un monde anéanti, détruit, disparu, réduit en cendres. C’est au prix de l’exil
qu’il peut encore écrire en allemand, qu’il peut essayer de restaurer et
transformer cette langue déjà souillée par l’ennemi. La langue demeure, après
avoir traversé les ténèbres du nazisme, comme la seule valeur non perdue au
milieu des ruines.
[i] Je
reprends ici une formule employée par Ester Ertel à propos des poètes yiddish
ayant survécu au génocide, pour lesquels « écrire était une obligation,
une manifestation quasi biologique du vivre » (Dans la langue de personne. Poétique yiddish de l’anéantissement,
Éd. Du Seuil, Paris, 1993, p. 16).
[ii] C.
Magris, Danube, L’Arpenteur, Paris,
1988, p. 392.
[iii] G.
Steiner, « La longue vie de la métaphore », Écrits du temps, n°14-15,
1987, p. 16.
[iv] Cité
dans John Felstiner, Paul Celan. Poet, survivor, Jew, Yale University Press, New Haven-Londres. 1995, p 51.
[v] G. Steiner, “A lacerated destiny.
The dark and glittering genius of Paul Celan”, Times Literary Supplement, juin 1995, p. 3.
[vi] P.
Celan, La Rose de personne, trad. Martine Broda, Le Nouveau Commerce, Paris,
1979, p. 139.
[vii] Voir
Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une
langue en trop, la langue en moins, Presses Universitaires de Vincennes,
Paris, 1993, p. 20.
[viii] Cité
dans J. Felstiner, Paul Celan, p.
185-186.
[ix] R.
Robin, L’Amour du yiddish. Écriture juive
et sentiment de la langue (1830-1930), Éd. du Sorbier, Paris, 1984.
[x] Alain
Suied, Kaddish pour Paul Celan. Essais,
notes, traductions, Obsidiane, Paris, 1989, p. 10.
[xi] Sur le
rapport de Kafka à la judéité, voir surtout Giuliano Baioni, Kafka, letteratura ed ebraismo, Einaudi,
Turin, 1984.
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