Pénétrer dans l’œuvre de Romain Verger est entreprendre un voyage étrange et paradoxal. Etrange, car il ouvre sur des contrées lointaines et mystérieuses quoique s’inscrivant dans le réel. Paradoxal, car le lecteur est pris dans un double mouvement : une exploration d’un ailleurs inconnu, mais aussi une plongée dans l’intime ; ainsi se crée une spirale à la fois spatiale et temporelle, un vortex s’emparant du lecteur pour l’entraîner dans des zones inattendues. Des trois romans déjà publiés émerge une tumultueuse harmonie, tant le monde qui se dessine à travers les mots de l’auteur est violent et cohérent : il constitue autour de l’homme un espace difficile à déchiffrer, mais qui, progressivement, l’absorbe, l’ingère, l’assimile intimement.
Le narrateur de Zones Sensibles appartient au monde réel, voire à notre univers quotidien. Enseignant en banlieue parisienne, il prend chaque jour le train pour retrouver des classes difficiles. Il se prénomme Romain, comme l’auteur, élément narratologique qui pourrait égarer le lecteur habitué aux récits d’autofiction ; mais c’est peut-être un leurre de plus placé sur son parcours, ou alors, un moyen de rappeler que tout roman est l’émanation d’une conscience ou d’un inconscient – des deux, en réalité. D’emblée, le voyage de Romain le déroute – même s’il s’engage sur un trajet précis guidé par les rails de ce train de banlieue au trajet inéluctable : les mornes perspectives qui se succèdent au rythme lancinant de cette course désespérante éveillent l’imagination qui permet de lui échapper, ou alors suscitent l’endormissement et le rêve. Les repères terrestres s’effacent pour laisser place à un paysage marin, qui envahit progressivement tout l'univers du passager de ce train de banlieue. Ainsi, le sol, la terre, le bitume constituent un carcan dont il faut s’échapper, le narrateur pressentant que ce monde solide n’est pas le sien.
Allant d’un point à un autre, comme faisant du sur-place, je m’habitue à circuler à contre-sens des foules massées vers la ville, à traverser l’espace à rebrousse-poil, embraquant avec moi les cours d’eau pour les déverser là, au ban du monde, aux confins des zones sèches. Mais je sais que la mer est à portée de main, innervant secrètement bétons, ciments et bitumes gelés. Même serrée de toutes ses fibres jusqu’à tenir dans le maigre bras de la Seine, loin de toute embouchure, je sens sa présence quotidiennement, saturant l’air comme l’annonce d’un raz-de marée.
La sensation de ne pas appartenir à l’élément terrestre se précise : Romain se plaint d’une douleur aiguë , sise dans la partie osseuse de son corps, sa colonne vertébrale,qui symbolise cette étrangeté, d’autant que le docteur Moore est incapable de la soigner, le corps du narrateur subissant une succession de traitements impuissants à le soulager. Parallèlement, les composants de son univers habituel sont transposés dans le monde fantasmatique qui l’accapare de plus en plus, un espace océanique d'odeurs iodées, d'embruns, de liquide salé : une collègue se métamorphose en sirène, un manuel scolaire devient algue rouge… La douleur inexplicable s’intensifie, et lui ouvre une porte vers un ailleurs surprenant :
Mon corps est la division du fer, il est au croisement fracassant des trains, il est ce skaï couvert d’écrits obscènes et de ratures, l’entaille des cailloux, un tunnel traversé par les vents, il est l’immense patience des parapets. C’en sera bientôt fini. On m’arrêtera prochainement. Je m’y prépare comme à des noces.J’avance vers ma destination : ma réinvention.
Aquarium de Nouméa |
Après l’opération chirurgicale évoquée comme « une parenthèse » au milieu exact du roman commence l’étonnante modification. Le narrateur, en convalescence à l’Armor Balnéo, est accueilli par le docteur Alpheus – rappelant le dieu-fleuve fils d’Océan et de Téthys – dans un monde à la fois étrange et familier qui unit le présent au passé : « Les passants en bas ont l’air désuet, venus d’un autre temps. Leurs vêtements, leur démarche, leur voix, tout en eux semble compassé. », et qui exsude l’océan. Tout, les remous que créent leurs déplacements harmonieux, le son produit par leurs voix, évoque la mer :
Pour en avoir entendus plusieurs, on dirait qu’ils parlent sans voyelle : des sons en « ch », « s », « f », et « th ». Même le « k » est doux, comme s’il était toujours suivi d’un « s » qui l’absorbait. A les entendre, on eût dit un concert de coquillages ; moules et coques découvertes, par milliers claquant dans les sourdines du vent.
Sonorités d’enfance, celles du coquillage que l’on colle à son oreille… Or ce périple aux confins du terrestre est aussi un voyage dans le temps, qui semble s’abolir, rythmé par des activités qui s’invitent, agréables mais dénuées de sens (Romain s’abandonne à un programme qu’il ne cherche pas à comprendre, séduit, bercé par ce mystère). L’évolution du traitement qu’il subit avec délice lui échappe, comme les subtiles modifications subies par son corps, qu’il remarque mais dont il s’inquiète à peine. L’évasive chronologie semble dissoudre toute appréhension, toute rudesse ; les contours s’adoucissent, plus aucun choc ne vient heurter le corps de Romain dont la douleur a disparu. Le rythme du texte, sa prosodie s’adaptent à la douceur de cet univers aquatique et épousent les mouvements de cette conscience bercée.Les repères s'abolissent pour laisser place à un monde équivoque et doux, enveloppant le narrateur comme une ouate protectrice qui l'emmaillote:
Je ne sais depuis combien de temps ma cure a commencé, ni quand elle prendra fin. Je ne compte plus les rendez-vous chez le docteur Alpheus, les virées en fauteuil sur la digue, les bains de mer, les heures passées devant la baie vitrée ni mes rêves qui rouvrent le jour à même la nuit. La lecture du journal me raccrocherait bien au temps, au temps du monde, s’il ne livrait quotidiennement son flot de nouvelles macabres. Tout aussi immuable, la face bleue du ciel, percée de son orbite aveuglante, et l’imperturbable cycle des marées .
L’élément marin semble suspendre le narrateur entre ciel et terre, dans des limbes agréables qui amortissent la dureté du monde, comme le liquide amniotique qui baigne l’enfant à naître, le protégeant des contacts brutaux tout en laissant filtrer des sons atténués. Cette position du fœtus fait d’ailleurs partie des soins prodigués à Romain : « Mon programme s’est enrichi d’un nouveau soin : le bain flottant. On me fait rentrer dans une énorme coquille remplie d’algues et d’une eau si salée que je flotte sans effort comme un bouchon de liège. On la referme et je dois rester une heure au moins dans l’obscurité. »… Ainsi s'amorce une régression de l'homme vers l'enfance, mais qui ne peut s'arrêter à ce stade humain. Le corps du narrateur est engagé dans un processus inéluctable qui l'intègre plus intimement encore au monde. Les êtres prennent une consistance intermédiaire, mi humains mi animaux marins. Ainsi, les deux femmes qui deviennent les compagnes de prédilection du narrateur se muent en étranges sirènes ou en otaries organisant une voluptueuse chorégraphie marine :
Ce matin, Ophélie et Ondine s’adonnaient à une curieuse parade. Elles tournaient dans le bassin de natation en nageant ventre à ventre, tantôt l’une au-dessous de l’autre, tantôt l’inverse. Il fallait parfois plusieurs tours avant que celle qui se trouvait sous l’eau ne réapparaisse en surface et ne reprenne sa respiration. Puis elles alternaient, poursuivant leur ballet aquatique. Lorsqu’elles passaient devant moi, je suivais des yeux leurs corps nacrés ondulants et recueillais les vaguelettes nées de leurs mouvements. En ne cherchant d’aucune manière à me cacher d’elles, je ne pouvais que constater que je n’existais plus à leurs yeux.
Les deux femmes aux prénoms d’eau instillent d’abord un peu d’émoi érotique dans l’existence du narrateur qui de ce fait se trouve encore rattaché à la terre. Leur relation qui semble sexualisée n’a d’ambiguïté que pour Romain, dont le pouvoir de fantasmer n’a pas encore disparu. Ainsi se trouve-t-il troublé par l’évocation du bain que les femmes prennent en commun. Mais la sexualité aussi doit être niée : ainsi se trouve-t-il isolé par ce rêve étrange qu’il relate au docteur Frida :
Alors je reviens sur mon dernier rêve : j’étais étendu sur une plage, le sexe enfoncé dans le sol. Je voulais féconder la terre de mon sperme. A mes côtés, une femme était assise et remuait du sable entre ses lèvres. La rive prenait tout à coup l’eau : une vague immense emportait les baigneurs. J’étais seul à résister, ancré à la terre par mon pénis. « Respire, me disait la mer, circule dans mes courants, aspire le peu d’eau qui reste. » Puis des mouvements, des chaînes ou des courroies m’agrippaient aux pieds et me tiraient par la portière d’un train.
Ce rêve rappelant la réalité, celle d’avant la cure, est l’un des derniers contacts du narrateur avec son vécu d’homme, même si parfois, fantasme, réminiscence ou étrangeté de la situation, il revoit quelques-uns des personnages qui ont autrefois peuplé son quotidien : Ariel, la collègue-sirène, Manuel, transplanté de son marché de banlieue à cette station balnéaire, qui devient un messager de l'océan... De même, sa sexualité s’endort progressivement, à mesure des imperceptibles transformations subies par son corps dont la consistance perd de sa rigidité et devient de plus en plus souple. Ses membres acquièrent une remarquable élasticité, pendant que son sexe s’amenuise.
Bien que saillant, il est à présent de la taille d’une limace et a la forme d’un hexabranchus. Il ne me procure ni plus ni moins de sensations qu’une autre zone de mon corps, devenu totalement et uniformément sensible, mais d’une sensibilité autre et nouvelle, étendue aux perceptions infinitésimales. Comme lorsqu’un rayon de soleil expose soudain les particules de poussière en suspension dans l’air, je les sens se poser sur ma peau, ainsi que les déplacements d’air annonciateurs d’une approche, je pressens, aux modifications de ma texture, les tempêtes, les passages pluvieux, les remontées de la mer, les changements de lune aux relâchements de ma peau, à l’ouverture de ses pores.
Grande barrière de corail |
Ainsi, la métamorphose de Romain (qui a entretemps perdu son identité) se poursuit insensiblement, l’éloignant de l’humain pour le rapprocher de l’élément marin, de la fluidité qui permet l’union des formes et des contours capables de s’imbriquer à la perfection. Ce corps devient tout entier « zone sensible », perméable aux moindres nuances de l’atmosphère, en harmonie avec le cosmos… Mais cette transformation est annonciatrice d’une disparition – puisque le corps ne peut subsister dans sa forme à la fusion désirée.
Les trois beaux et subtils romans de Romain Verger nous conduisent à penser notre place dans l’univers, de manière différente (j’aborderai Grande Ourse et Forêts Noires dans des chroniques à venir) mais dans une lancinante harmonie : les interrogations qu’ils suscitent sont douloureuses, puisqu’il s’agit de réfléchir à cette parenthèse que constitue la vie, entre l’obscurité antérieure à la conception et le néant de la mort. Ce passage, chemin à l’origine inconnue et à l’issue mystérieuse, peut nous remplir d’angoisse. Zones Sensibles imagine une symbiose possible au prix d’un renoncement à l’humanité ; Grande Ourse et Forêts Noires explorent d’autres voies passionnantes mais angoissantes ; mais chacun de ces romans accorde une place essentielle au questionnement métaphysique, ouvrant des perspectives fascinantes et poétiques.
Arcimboldo, L'eau |
Et pour découvrir l'univers de Romain Verger :
Et puis, à découvrir d'urgence, ses autres romans : Grande Ourse (Quidam, 2007) et Forêts Noires (Quidam, 2010)