Tout a été dit sur 2666 de Roberto Bolaño, même si aucune recension n’est capable de saisir ne serait-ce qu’une partie de cette œuvre dont la première caractéristique semble être la démesure. La mienne ne fera pas exception. Comment alors justifier ce besoin d’écrire sur un tel livre ? Est-il possible de figer un instant la pensée en mouvement, fugitive, captivée, égarée, retrouvée puis perdue à nouveau dans les méandres de ce roman tentaculaire ? Le hasard a fait naître Bolaño au Chili : cette terre l’a rejeté comme un organisme indésirable, lui donnant tout de même, involontairement, des racines qui, prolongées indéfiniment, pourraient bien avoir franchi la frontière de l’Argentine, le plaçant au contact des fondations d’un labyrinthe borgésien…
L’image du labyrinthe cède ici à celle de la bifurcaria bifurcata, cette algue autotrophe et pérennante dont les ramifications s’étendent presque à l’infini. 2666 est d’une construction à la fois savante et aléatoire – non que l’auteur n’en ait contrôlé le moindre développement, la moindre digression : à l’égal du monde qu’il englobe, le roman fonctionne à la fois comme une constellation, projetant thèmes et personnages dans un univers apparemment désorganisé, mais il contient aussi de subtiles indications, balises discrètes donnant au lecteur le rôle de détective, comme Fate dans la troisième partie (« Fate » en anglais est le fatum des anciens, la destinée). Mais de quoi est-il ici question ?
Inachevée, l’œuvre se compose de cinq livres aux thèmes distincts. Le premier, « La partie des critiques », suit la quête de quatre universitaires européens unis par leur passion commune pour l’œuvre d’un mystérieux romancier, Benno von Archimboldi, qu’ils décident de pister jusqu’au Mexique, dans une poursuite hasardeuse menacée par l’insuccès. A Santa Theresa, près de la frontière avec les Etats-Unis, leur chemin croise brièvement celui d’Amalfitano, protagoniste de la seconde partie, universitaire comme eux, mais dont l’existence s’organise (ou se désorganise) autour de pôles très différents : sa fille, sa femme disparue (la folie douce de cette dernière trouve écho dans la dernière partie) et un étrange traité de géométrie suspendu par lui à une corde à linge en guise de happening, feuilleté au gré du vent. Le troisième livre, « La partie de Fate », a pour personnage principal un journaliste afro-américain que le hasard (toujours) conduit à Santa Theresa où il doit suivre un match de boxe. Son attention est plutôt attirée par des crimes dont des dizaines de femmes sont victimes, mais qui semblent ne préoccuper personne. « La partie des crimes » lui succède, interminable et sombre litanie, décompte de tous les crimes évoqués précédemment, dont toutes les victimes sont identifiées, décrites, autopsiées. Le dernier, « La partie d’Archimboldi », nous ramène, après des méandres étonnants, à l’énigmatique auteur poursuivi – la quête s’achevant au Mexique après avoir commencé en Allemagne, le roman s’insinuant dans les pas d’Archimboldi dans une grande partie de l’Europe, en URSS, en Roumanie, en Italie…
Mais l’unité de l’œuvre est réelle. Bolaño avait prévu une édition de ces cinq parties, constituant chacun une entité. La mort de l’auteur a conduit ses ayant-droit à éditer le roman dans son intégralité, décision qui nous permet de saisir la profonde diversité du livre, mais aussi son harmonie sidérale, contraignant le lecteur à un cheminement erratique mais attentif. L’épicentre de la narration se situe à Santa Theresa (ville jumelle de Ciudad Juarez, au Mexique, connue pour les nombreux assassinats de femmes qui s’y sont réellement commis). Un lieu auquel l’on accède pour des raisons multiples, mais qui semble aussi l’omphalos d’un monde voué au mal. Bolaño propose une réflexion passionnante sur la relation qui existe entre l’art et le mal, sans faire ouvertement référence aux œuvres philosophiques traitant de ce thème depuis la guerre. Sa pensée est concrète, le roman n’abandonnant presque jamais la narration pour des digressions philosophiques. Cependant, le quatrième livre, par la pénible et longue taxinomie des crimes, nous oblige à nous interroger sur ce qui nous pousse à ne pas refermer le livre… Ce catalogue constitue une sorte d’obstacle à la lecture, montagne dont l’ascension ne mène à rien, si ce n’est à une accumulation d’images morbides livrées sans explication, puisque l’assassin ne sera sans doute pas découvert. Et pourtant naît une sorte d’esthétique criminelle exerçant une fascination indéniable. Nous qui aurions horreur d’être confrontés à une telle réalité, pourquoi en acceptons-nous la description, la lecture suscitant forcément en nous des images épouvantables, d’autant plus qu’elles émanent en grande partie de notre propre imaginaire ?
Un moment, dans la dernière partie, Bolaño nous ramène à une autre horreur, aux origines différentes mais aux effets comparables : la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale dans laquelle s’inscrit un moment le destin de Hans Reiter qui n’est pas encore devenu Archimboldi. Mais le mot de « destin » est-il bien choisi ? L’auteur s’y réfère souvent, sous différents avatars (Sisyphe et Odysseus, Fate, le magnétisme de ce lieu de mort qui attire un à un tous les personnages du roman – sauf un, et non le moindre)…Et pourtant, les protagonistes du roman semblent plutôt être les jouets d’une farce monumentale, poussés par le hasard sur toutes les routes du monde, échouant dans leurs quêtes. Le destin de l’homme est-il donc de se perdre ? Bolaño combat l'idée que l’existence individuelle dévoilerait sa signification à la fin – les morts meurent oubliés, loin de ceux qui les cherchent. Mais la destinée de chacun s’inscrit sans doute dans une volonté qui la dépasse, dans un jeu universel dont l’homme ignore les règles.
Que reste-t-il alors ? L’art, et la culture. Bolaño, romancier à l’écriture limpide, presque trop simple parfois, fait preuve d’une érudition exceptionnelle. Tous ses personnages se retrouvent à un moment ou à un autre confrontés à l’idée de littérature. Benno von Archimboldi (dont je ne vous révèlerai rien de plus) n’était pas destiné à devenir romancier. Ses œuvres pourtant sont celles d’un savant (le Bitzius qu’étudient Pelletier, Morini, Espinoza et Norton évoque l’existence d’un auteur suisse peu connu, Jeremias Gotthelf, pasteur d’une petite paroisse près de Morat). Les errances des soldats perdus dans le désastre de la guerre ont parfois d’étranges décors : un château de Transylvanie où ils rencontrent par hasard un général roumain plein de vitalité , mais qui finira crucifié à l’envers par ses propres hommes. Ce château labyrinthique en évoque d’autres ; l’ossuaire qui l’entoure (peut-être celui de Dracula) est un miroir des charniers laissés par les nazis, mais aussi du désert qui entoure Santa Theresa , dont chaque creux découvert recèle des restes humains… Ainsi, la littérature est un reflet de la réalité, et inversement ; il devient difficile de distinguer ce qui relève de l’une ou de l’autre. Le roman est d’ailleurs émaillé de références directes à des œuvres réelles (qui se mêlent à celles, imaginaires, écrites par Archimboldi) : les personnages sont tous des auteurs, des lecteurs ou les deux à la fois. Même le pharmacien camarade d’Amalfitano en fait partie : à la grande désolation de son ami, il s’intéresse à La Métamorphose plutôt qu’au Procès ou au Château, et à Bartleby plutôt qu’à Moby Dick.
Ainsi le monde se dévoile-t-il par petites pièces, comme dans un gigantesque puzzle dont nous attireraient uniquement certaines parties : le bleu étincelant d’un ciel mexicain, le corps d’une jeune fille violée, le dessin compliqué d’une algue, la silhouette dégingandée d’un soldat perdu… Autant de morceaux que nous ne pouvons rassembler, car il manque toujours un élément, une petite pièce à la forme contournée qui nous échappe, dissimulée à nos regards, et que nous ne retrouverons qu’une fois le puzzle détruit dans un geste d’impatience…
Je m’aperçois ici que j’ai omis une idée m’étant venue à la lecture de la dernière partie, et proche de celle de puzzle. Ce nom, hommage à l’italien Giuseppe Arcimboldo, évoque ces compositions savantes et surprenantes de légumes, de viandes composant des visages que l’on décèle en retournant le tableau, dont le sens diffère selon que l’on regarde l’œuvre à l’envers ou à l’endroit. J'aurais pu commenter aussi le titre du roman, dont la symbolique arithmétique est presque limpide...
Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois éditeur, 2008.