Parfois, l'expérience théâtrale peut se révéler éprouvante. Un fauteuil - inconfortable, un auteur trop ou trop peu connu, un spectacle dont on avait presque oublié qu'on devait aller le voir... Et puis, un cataclysme.
La scène est en désordre : des praticables disposés au hasard; un cable d'où pend une unique ampoule, nue; des écrans de tailles et formes aléatoires. Des piliers de métal, des portes coulissantes, simples contreplaqués noircis. Un sac de déchets gît, éventré. Un seau de plastique blanc, dans lequel on devine un amas d'objets hétéroclites.
La lumière ne s'éteint pas : pourtant, nous sommes au théâtre. Qu'en est-il du rituel, du rideau, de l'annonce du début du spectacle? Même l'ouvreuse omet l'habituel message demandant l'extinction des portables. On s'installe et on attend.
Un brouhaha d'abord : des voix enregistrées, des sons indistincts. Le spectacle est en anglais, les voix superposées, entremêlées, m'empêchent de comprendre. Les acteurs sont arrivés, en désordre: on n'a pas réalisé que la pièce avait vraiment commencé. Puis, les voix se font plus nettes, le jeu commence. Est-ce vraiment un jeu? Des images nous choquent, nous exaspèrent, le sexe s'affiche, envahit l'espace scénique. Un vieillard poursuit un jeune homme de ses assiduités : la scène est crue, directe, rien n'est allusif, tout est montré. Une spectatrice quitte la salle.
Quel lien unit ces personnages, dont on commence à reconnaître les noms? Rien, sinon ce lieu, un immeuble délabré de la Nouvelle-Orléans, dans le quartier de Vieux Carré. Petit à petit, le désordre s'organise, non sur scène, mais dans l'esprit du spectateur. Ce personnage que nos yeux ne quittent jamais, le seul à ne pas être nommé, c'est l'Ecrivain qui découvre dans ce désastre à la fois son identité et sa mission.
Vieux Carré, pièce non traduite en français, est l'une des dernières de Tennessee Williams. Une pièce de piètre renommée, semble-t-il. Et pourtant, le Wooster Group en fait une expérience étonnante de souffrance partagée. La trame narrative en est absente. Le synopsis distribué à l'entrée est de peu d'utilité pour comprendre ce qui se joue sur scène... Il est question de vivre, d'écrire, et de finalement s'effacer à la vie pour continuer à écrire. Williams transpose au théâtre ses débuts d'écrivain en même temps que la découverte de son homosexualité. Cette révélation n'a rien de romantique : le jeune homme ne fuit pas les manoeuvres de séduction du voisin débauché et souffreteux qui l'initie. Le plaisir est sordide ; la salle, gênée. Sur scène se déroulent successivement ou simultanément des rencontres dont les enjeux ne se découvrent qu'au fur et à mesure. Des personnages se dessinent : une vieille femme recherchant son fils, sombrant peu à peu dans la folie, un couple mal assorti, que seul le sexe semble unir, le vieux libidineux mais aussi mourant à petit feu, des personnages disparates réunis par la misère, et qui ne créent jamais de véritable lien. L'écrivain se tient au milieu de tout cela, faisant l'expérience de la vie et de la misère, mais se retirant petit à petit, refusant tous les rôles qui lui sont offerts (amant, ami, fils), oubliant son projet de fuite pour mieux observer les tragédies qui se révèlent à lui. Pour Tennessee Williams, l'écriture est une souffrance. Elle se nourrit des blessures des autres et du renoncement à soi, pour aboutir à l'effacement du monde réel et à la solitude. Autour de lui, les humains disparaissent, relégués dans la pénombre de l'absence. La vie n'est possible que par les mots frénétiquement posés sur le papier.
La lumière s'éteint. C'est la fin. Sur scène ou en coulisses, des personnages sont morts, d'autres ont fui. Le silence s'est finalement établi : le cliquetis de la machine à écrire s'est tu. Les applaudissements tardent à venir, non par désapprobation, mais parce qu'à un tel spectacle il est difficile de montrer sa joie. Les comédiens saluent, le visage grave. Ce "jeu" ne les a pas laissés indemnes...
Du théâtre, ou pas? Peu importe. Mais un temps partagé dans la misère, la violence et le désastre quotidien...
Sortie du théâtre, je ne peux parler. Il me faut donc écrire.
PS (le 7 décembre) : je viens de revoir "Un tramway nommé désir". Le film et la pièce s'éclairent, se renvoient l'un à l'autre... La voisine de l'écrivain et Blanche se ressemblent un peu ; l'on retrouve dans Vieux Carré l'eau bouillante versée par un trou du plancher sur des voisins bruyants. L'immeuble où vivent Stanley et Stella Kowalski est ouvert aux quatre vents, sonore des voix de la rue et des cris des habitants de la cour. La pièce présentée par le Wooster Group pourrait constituer une genèse de l'oeuvre de Tennessee Williams, et pourtant elle a été écrite beaucoup plus tard, ce qui la rend encore plus poignante, l'auteur se regardant dans le miroir du temps, osant affronter la vérité que refuse Blanche Dubois.