A qui imagine l’univers des films de Kurosawa comme un monde d’une esthétique absconse, la vision de Ran oppose un retentissant démenti. Certes, l’immense réalisateur japonais nous offre des images d'une beauté irréelle, des scènes de combats splendidement chorégraphiées, des décors extraordinaires et des costumes somptueux, mais l’œuvre réussit l’étonnante symbiose d’une épopée et d’un film intimiste.
Dans la veine de ses grandes fresques historiques, le film nous transporte dans le Japon du XVIème siècle, déjà cadre de son film précédent, Kagemusha. Comme dans celui-ci, Kurosawa propose au spectateur une réflexion sur le pouvoir, la violence, le sacrifice. Kagemusha était l’histoire d’un voleur échappant à la crucifixion en raison de sa ressemblance avec Shingen, chef du clan Takeda, dont il devenait pour un temps la doublure, l’ombre (selon la traduction du mot « Kagemusha » qui en japonais signifie « l’ombre du guerrier »). Il apportait à son rôle de la truculence, par sa difficulté à s’adapter à l’univers policé et codé des chefs de guerre, mais aussi de l’humanité dans sa relation avec son petit-fils d’adoption, et enfin un dévouement véritable dans son ultime sacrifice. Le film, tourné la plupart du temps en intérieur, était théâtral, hiératique, empruntant directement au Nô et à ses cérémonies parfois hermétiques pour le spectateur occidental.
Ran débute en pleine nature : le paysage ondule au souffle du vent, des paravents de tissu sont déployés pour créer un espace de réception (et cette image m'en suggère une autre, prémonitoire : les tentures de soie du décor dépouillé de Richard II mis en scène par Ariane Mnouchkine au festival d'Avignon. Ce soir-là, le mistral avait uni son souffle à celui de Shakespeare pour magnifier la tragédie). C’est là que le vieil Hidetora, chef des Ichimonji, a réuni ses fils et ses alliés pour leur annoncer qu’il renonce au pouvoir. Son choix se révèle rapidement désastreux : ayant confié le gouvernement de ses terres à ses fils aînés et chassé Saburo, le plus jeune, parce qu’il lui avait parlé avec trop de franchise, il se retrouve presque immédiatement dépossédé de tout, sans abri même. Le spectacle des violences déchaînées par ses fils ingrats lui fait perdre la raison. Commence alors une errance, un chemin de croix, dont le seul compagnon est son bouffon, personnage complexe qui se comporte dans le film comme le chœur dans les tragédies antiques.
En effet, tout dans ce film se réfère au théâtre, même si l’espace y est ouvert. Sous le ciel (des nuages annoncent ou ponctuent l’action) et dans les vastes plaines, Hiderota est prisonnier de sa décision, de ses erreurs. Sa folie traduit son refus de reconnaître la vérité, de comprendre les conséquences terribles de sa faute. Saburo le prédisait au début du film : c’est la fin d’un monde, la fin du monde… Certains signes subtilement placés par Kurosawa annonçaient une suite tragique : le fils renié est celui qui a disposé des branches au-dessus de son père endormi, créant un petit arbre pour lui faire de l’ombre ; le vieillard (qu’on croyait peut-être mort) se réveille en sursaut d’un cauchemar dont le sens ne se dévoile que progressivement, celui d’une solitude terrible. La fatalité pèse sur ce personnage qu’on voudrait sage mais dont la conduite a été folle. Rapidement, le spectateur reconnaît dans ce scénario une histoire plus ancienne, celle du roi Lear, que le réalisateur a ouvertement choisi d’adapter – il a déjà filmé Macbeth et s’est inspiré d’Hamlet pour un autre de ses films. Son univers cinématographique se réfère aussi à Dostoïevski (L’Idiot) et à Gorki (Les Bas-fonds) qu’il a portés à l’écran au cours des années 50. Comme dans la pièce de Shakespeare, la tragédie s’éclaire par moments d’un sourire apporté par Kyoami, le bouffon. Mais celui-ci se désespère et pleure autant qu’il rit, devenu le protecteur de son maître. L’esprit égaré du vieillard l’empêche de reconnaître la voie du salut, aveuglement symbolique qui trouve son écho dans les yeux de Tsurumaru qu’il a lui-même crevés après avoir fait massacrer sa famille. Mais le jeune homme a pardonné, tout comme sa sœur Sué qui cherche dans la pratique religieuse la force de l’absolution, aimant celui qui a semé terreur et mort dans son univers.
Ran, film aux multiples richesses, splendeurs et merveilles, se lit aussi comme une réflexion sur la grâce et le pardon. Sué et Tsurumaru sont en effet les réceptacles du bien, dans la pureté et la prière – le jeune homme est d’ailleurs asexué (lorsqu’ils le rencontrent – fatalement – Hiderota et Kyoami voient en lui une fille), ni adulte, ni enfant ; sa sœur cherche la paix dans le Bouddha. Mais dans cette œuvre désespérée, Dieu ne répond pas. Les purs sont massacrés comme les autres, il n’y a de salut ni pour Hiderota, ni pour Saburo : père et fils meurent en se retrouvant. Une statuette de Bouddha tombe dans un précipice, lâchée par Tsurumaru qu’elle était supposée protéger : ainsi, Dieu est mort, et l’homme condamné à survivre dans un monde sans avenir.
La pureté et la beauté des images ponctuent ou accompagnent ce cheminement pessimiste dans une œuvre universelle.
Dans la veine de ses grandes fresques historiques, le film nous transporte dans le Japon du XVIème siècle, déjà cadre de son film précédent, Kagemusha. Comme dans celui-ci, Kurosawa propose au spectateur une réflexion sur le pouvoir, la violence, le sacrifice. Kagemusha était l’histoire d’un voleur échappant à la crucifixion en raison de sa ressemblance avec Shingen, chef du clan Takeda, dont il devenait pour un temps la doublure, l’ombre (selon la traduction du mot « Kagemusha » qui en japonais signifie « l’ombre du guerrier »). Il apportait à son rôle de la truculence, par sa difficulté à s’adapter à l’univers policé et codé des chefs de guerre, mais aussi de l’humanité dans sa relation avec son petit-fils d’adoption, et enfin un dévouement véritable dans son ultime sacrifice. Le film, tourné la plupart du temps en intérieur, était théâtral, hiératique, empruntant directement au Nô et à ses cérémonies parfois hermétiques pour le spectateur occidental.
Ran débute en pleine nature : le paysage ondule au souffle du vent, des paravents de tissu sont déployés pour créer un espace de réception (et cette image m'en suggère une autre, prémonitoire : les tentures de soie du décor dépouillé de Richard II mis en scène par Ariane Mnouchkine au festival d'Avignon. Ce soir-là, le mistral avait uni son souffle à celui de Shakespeare pour magnifier la tragédie). C’est là que le vieil Hidetora, chef des Ichimonji, a réuni ses fils et ses alliés pour leur annoncer qu’il renonce au pouvoir. Son choix se révèle rapidement désastreux : ayant confié le gouvernement de ses terres à ses fils aînés et chassé Saburo, le plus jeune, parce qu’il lui avait parlé avec trop de franchise, il se retrouve presque immédiatement dépossédé de tout, sans abri même. Le spectacle des violences déchaînées par ses fils ingrats lui fait perdre la raison. Commence alors une errance, un chemin de croix, dont le seul compagnon est son bouffon, personnage complexe qui se comporte dans le film comme le chœur dans les tragédies antiques.
En effet, tout dans ce film se réfère au théâtre, même si l’espace y est ouvert. Sous le ciel (des nuages annoncent ou ponctuent l’action) et dans les vastes plaines, Hiderota est prisonnier de sa décision, de ses erreurs. Sa folie traduit son refus de reconnaître la vérité, de comprendre les conséquences terribles de sa faute. Saburo le prédisait au début du film : c’est la fin d’un monde, la fin du monde… Certains signes subtilement placés par Kurosawa annonçaient une suite tragique : le fils renié est celui qui a disposé des branches au-dessus de son père endormi, créant un petit arbre pour lui faire de l’ombre ; le vieillard (qu’on croyait peut-être mort) se réveille en sursaut d’un cauchemar dont le sens ne se dévoile que progressivement, celui d’une solitude terrible. La fatalité pèse sur ce personnage qu’on voudrait sage mais dont la conduite a été folle. Rapidement, le spectateur reconnaît dans ce scénario une histoire plus ancienne, celle du roi Lear, que le réalisateur a ouvertement choisi d’adapter – il a déjà filmé Macbeth et s’est inspiré d’Hamlet pour un autre de ses films. Son univers cinématographique se réfère aussi à Dostoïevski (L’Idiot) et à Gorki (Les Bas-fonds) qu’il a portés à l’écran au cours des années 50. Comme dans la pièce de Shakespeare, la tragédie s’éclaire par moments d’un sourire apporté par Kyoami, le bouffon. Mais celui-ci se désespère et pleure autant qu’il rit, devenu le protecteur de son maître. L’esprit égaré du vieillard l’empêche de reconnaître la voie du salut, aveuglement symbolique qui trouve son écho dans les yeux de Tsurumaru qu’il a lui-même crevés après avoir fait massacrer sa famille. Mais le jeune homme a pardonné, tout comme sa sœur Sué qui cherche dans la pratique religieuse la force de l’absolution, aimant celui qui a semé terreur et mort dans son univers.
Ran, film aux multiples richesses, splendeurs et merveilles, se lit aussi comme une réflexion sur la grâce et le pardon. Sué et Tsurumaru sont en effet les réceptacles du bien, dans la pureté et la prière – le jeune homme est d’ailleurs asexué (lorsqu’ils le rencontrent – fatalement – Hiderota et Kyoami voient en lui une fille), ni adulte, ni enfant ; sa sœur cherche la paix dans le Bouddha. Mais dans cette œuvre désespérée, Dieu ne répond pas. Les purs sont massacrés comme les autres, il n’y a de salut ni pour Hiderota, ni pour Saburo : père et fils meurent en se retrouvant. Une statuette de Bouddha tombe dans un précipice, lâchée par Tsurumaru qu’elle était supposée protéger : ainsi, Dieu est mort, et l’homme condamné à survivre dans un monde sans avenir.
La pureté et la beauté des images ponctuent ou accompagnent ce cheminement pessimiste dans une œuvre universelle.
Akira Kurosawa, Ran (1985)