A un Cronopio...
Et puis, pour Claude Rouquet grâce à qui je voyage, je me passionne, je réfléchis, je suis émue. Bon anniversaire, L'Escampette !
Quand s’approche la fin, il ne reste plus d’images du souvenir ; il ne reste plus que des mots. Il n’est pas étrange que le temps ait confondu ceux qui une fois me désignèrent avec ceux qui furent symboles du sort de l’homme qui m’accompagna tant de siècles. J’ai été Homère ; bientôt je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort.J. L. Borges, L’Immortel, in L’Aleph (traduction par Roger Caillois et René L.-F. Durand, revue par Jean-Pierre Bernès.
Il est difficile de saisir le mouvement qui anime le beau roman de David
Collin tant il est subtil. Tout y est animé. Le corps du Naufragé retrouvé aux
portes d’un sanctuaire dans le désert de Gobi est inerte, la plupart du temps,
sauf quand les mouvements incontrôlés du rêve l’agitent en un combat
qu’observent, compatissants, les nomades qui l’ont recueilli et les chamanes
qui le soignent. Cependant son âme veille et contemple, étonnée, l’aspect de ce
corps devenu lieu, « ramifications » à parcourir comme un labyrinthe
inquiétant mais fascinant. Le Naufragé, en effet, est inconnu à lui-même. Le
roman s’annonce quête, à la fois d’identité et de mémoire. Evidemment, elles
sont indissociables, mais la recherche se dédouble, questionnement intime mais
aussi recherche d’un autre … qu’il a oublié.
Son aphasie initiale semble irrémédiable. Cependant, les mots ne sont
pas absents puisqu’à ses côtés a été retrouvé un carnet rédigé dans une langue
disparate – d’ailleurs, la langue que parle le Naufragé et les autres
personnages est un mystère, comme si Babel avait ressuscité. Cheng, l’un des
chamanes qui le soignent, initie cette hétérogénéité linguistique en
livrant des extraits de ce carnet :
[Extrait du carnet n°3, p. 38 (texte original rédigé sous forme de labyrinthe circulaire. Les mots soulignés par l’auteur restent dans la langue originale) :… en somme, une escalade de coïncidences me conduit au cœur de la verdad. Elles reconstituent ce qu’ils ont voulu détruire pour toujours : la figure d’un destin, l’enchaînement des choses qui nous relient au plus près, au plus vaste, au plus grand des hasards d’être nous-mêmes… je marche sans connaître mon but véritable, mais j’ai l’intime conviction de m’approcher finalmente de la verdad. Sait-il que je le cherche ? A-t-il oublié ses fautes passées, l’abandon de sa famille, les raisons de sa fuite, la déchirure ?]
Le labyrinthe est omniprésent dans Les
cercles mémoriaux ; il semble tatoué sur la peau du Naufragé et gravé
dans chaque page du roman. Son entrée est cachée ; elle se confond parfois
avec la porte du rêve – autre vie, dégagée de la conscience, qui aide à faire
surgir, par bribes souvent indéchiffrables, ce passé qui hante l’homme
silencieux. Les allées de ce labyrinthe l’égarent tout en lui permettant de
retrouver des strates de mémoires, et l’on note combien l’écriture de David
Collin semble tellurique, s’adaptant à chaque surface mais plongeant aussi dans
des couches inatteignables. Elle transcrit à merveille cette poursuite insensée
(parce qu’elle n’a ni point de départ ni objectif défini) de la mémoire, mais
aussi de cet autre dont on ignore tout.
Et la parole finit par renaître, spontanément, à la fois naturelle et
miraculeuse, par la rencontre de Shen-li, jeune femme qui tente de figer le
mouvement pour le décrypter grâce à son appareil-photo (les notes qu’elle prend
émaillent le roman à partir de ce
moment, s’attardent sur un détail – souvent de hasard).
Photo n°20 – Note de Shen-liQuartier d’artiste à Shanghaï. Longue pause sur trépied. Moganshan-lu est une presqu’île prête à glisser dans la rivière. Feuille déséquilibrée par le vent. L’allée centrale est l’organisme végétal qui tient le tout, le centre du cocon ouateux autour duquel s’organisent les ateliers. Alvéoles partout, ruche pour l’art contemporain. Saturation des blancs, à la limite du monochrome.
Surgit ensuite un nom, Oulan-Bator, lieu
désigné, identifiable, but qui oriente la quête. Puis le Naufragé se voit
attribuer un nouveau patronyme qui lui convient parfaitement. Ainsi, la
recherche de la mémoire est indissociable du hasard – motif qui s’inscrit tout
au long du texte. La rencontre est à l’origine de tout, les bifurcations
d’apparence arbitraire dessinent un labyrinthe qui, on commence à l’entrevoir,
a une issue.
C’est là que se dévoile la finesse et l’intelligence de l’écriture de
David Collin qui parvient à englober tous les mouvements qui s’offrent au
Naufragé (je continuerai à le nommer ainsi). Déplacements géographiques
aventureux, cheminement vers le souvenir, vers le passé qui ne se dévoile que
par éclats souvent mystérieux, mais aussi vers un avenir qui promet la
révélation… Ces méandres combinant l’espace et le temps s’incarnent en cette
marche à l’envers prescrite par le chamane Galsam. Ils sont confirmés par la
prescription du docteur Ping à Shanghaï : « A rebours ! » Le
Naufragé ne cesse de marcher, chacun de ses pas s’inscrivant dans une
chorégraphie complexe et précise qu’il ne maîtrise pas, qui le conduit vers l’objet
de sa quête. Les pas du Naufragé garantissent son contact avec la terre :
l’homme est une parcelle de l’univers, il est minéral, végétal ; les
villes aussi sont des forêts et leurs ruines redeviennent pierres posées au
hasard des bouleversements telluriques.
Les frontières s’abolissent comme le
temps : l’avenir doit conduire au passé, les océans ne sont plus des
obstacles et les personnages semblent avoir des ailes, de Mongolie en Chine,
puis en Argentine. Les traces s’effacent du paysage mais demeurent par
l’écriture qui, au gré des mots, réorganise le monde.
Dans mes dernières notes, j’élabore une théorie personnelle des souvenirs, de leur enfouissement à leur redécouverte, des soudaines remémorations aux impressions de déjà-vu. Je relève scrupuleusement chaque image qu’un objet ou une vision suscite, puisque rapidement j’oublie jusqu’à leur brève apparition.Il m’est indispensable de noter chaque détail, de ne rien perdre de la continuité du processus, d’exercer les muscles de cette petite mémoire endormie qui ne ressurgit que dans ses oublis, qui ne revient qu’en fragments désordonnés.L’écriture rassemble, met en relation. Et l’accumulation scrupuleuse de ces fragments, organise ce qui, à première vue, apparaît isolé. Sans raison d’être.
Cercles concentriques ? Si oui, ils s’élargissent. J’ai vu entre
entre eux des intersections, des rencontres, toujours dans la complexité du
mouvement. Le roman de David Collin emprunte des chemins qui combinent hasard
et nécessité : il découvre peu à peu les diverses couches de ce cheminement complexe
et lumineux. Et comme pour l’auteur, au cours de la lecture, s’imposent à moi
des figures d’écrivains aimés, de Borgès déjà cité à Walser, l’inlassable
marcheur dont l’écriture dessine des sentiers labyrinthiques…
David Collin, Les cercles mémoriaux, L’Escampette
Editions, 2012