En quoi une œuvre picturale peut-elle totalement bouleverser celui qui la contemple ? En arpentant les galeries d’un musée, l’on peut se considérer simple promeneur dans un bel environnement ; ou alors, méthodiquement, s’attarder devant chaque œuvre – plus encore si l’on s’est procuré le guide audio presque systématiquement proposé à l’entrée ; l’on peut également opérer un choix prémédité en préparant sa visite. Mais il est possible aussi – et c’est ce que je préfère – se laisser séduire, appeler par les œuvres. Certains tableaux accrochent le regard, nous obligent à nous arrêter devant eux pour les détailler, entreprendre avec eux un dialogue à la fois sensuel et intellectuel. Il arrive alors de se laisser gagner par l’émotion, comme à l’écoute d’un concerto ou à la lecture d’un roman. Cependant, accepter d’être fragilisé par le tableau exposé est parfois difficile : le spectateur devient spectacle ; l’intimité avec l’œuvre ne peut exister que dans des conditions trop rarement réunies.
Lorsque je me rends au musée du Louvre, c’est en général par envie (besoin, presque) de me retrouver face à Bethsabée…
Cet attrait est presque inexplicable. Certes, il s’agit d’une toile relativement connue, dont le thème se réfère à un épisode célèbre de l’Ancien Testament. Une scène qui pourrait donc être convenue, Rembrandt n’étant pas le seul à avoir représenté ce sujet.
Sur une toile de grandes dimensions (un carré d’1m42x1m42), le corps dénudé d’une femme au bain, tenant dans sa main droite une lettre, se découpe sur un fond assez sombre et pourtant chaleureux par la richesse du tissu brodé d’or qui s’y expose. Assise sur un sofa d’un rouge éclatant mais qu’on devine à peine, elle s’appuie avec langueur sur un fin drap blanc. Ce corps définit dans l’espace pictural une diagonale qui sépare la toile en deux parties qui contrastent avec douceur : la partie gauche dans l’ombre, celle de droite toute de clarté. Un clair-obscur à la Rembrandt, donc… Oui et non.
En général, chez Rembrandt, cette technique (très utilisée à l’époque, depuis Le Caravage et La Tour) sert à mettre en évidence un visage (celui du philosophe, de Saskia, le sien même), un personnage dans une foule (effet utilisé pour les deux personnages au premier plan dans La Ronde de Nuit). Ici, c’est la nudité de Bethsabée qu’il magnifie. Or Rembrandt a peint peu de nus. Son époque est austère, les Pays-Bas se sont convertis au Protestantisme, et si les sujets bibliques (de l’Ancien Testament le plus souvent) sont appréciés, la peinture est plutôt intimiste.
Justement, dans cette œuvre, c’est l’idée d’intimité qui s’impose d’abord.
La jeune femme est à son bain, une servante à ses pieds, scène que nul regard extérieur ne devrait troubler. Elle est riche – c’est la femme d’Urie, général dans l’armée du roi David. Sa nudité révèle d’ailleurs son opulence, la blancheur du corps étant soulignée par les bijoux qu’elle porte : un bracelet au bras droit, un pendentif et des perles d’oreille. Sa chevelure luxuriante est à peine retenue, prête à s’échapper d’un entrelacs de ruban et de corail. Sa domestique lui essuie délicatement le pied, dans un geste habituel mais emprunt de respect. Mais les regards ne se croisent pas : chacune des femmes est seule, la servante à sa tâche, et Bethsabée à ses songes…
La lettre – un peu chiffonnée, qui semble avoir été lue et relue, occupe le centre de la toile. On devine que c’est son contenu qui suscite la rêverie. Le contemporain de Rembrandt, d’ailleurs, n’a aucun doute à ce sujet : il connaît l’histoire de David et Bethsabée. Le roi David, ayant aperçu Bethsabée au bain (déjà) et s’étant épris d’elle, la convoque par cette lettre à un rendez-vous qu’elle ne peut refuser mais qui fait d’elle une traîtresse. D’autres peintres ont déjà représenté cette scène, mais celui de Rembrandt, plus que tous les autres, fait de Bethsabée un personnage seul et poignant.
Lorsque je me rends au musée du Louvre, c’est en général par envie (besoin, presque) de me retrouver face à Bethsabée…
Cet attrait est presque inexplicable. Certes, il s’agit d’une toile relativement connue, dont le thème se réfère à un épisode célèbre de l’Ancien Testament. Une scène qui pourrait donc être convenue, Rembrandt n’étant pas le seul à avoir représenté ce sujet.
Sur une toile de grandes dimensions (un carré d’1m42x1m42), le corps dénudé d’une femme au bain, tenant dans sa main droite une lettre, se découpe sur un fond assez sombre et pourtant chaleureux par la richesse du tissu brodé d’or qui s’y expose. Assise sur un sofa d’un rouge éclatant mais qu’on devine à peine, elle s’appuie avec langueur sur un fin drap blanc. Ce corps définit dans l’espace pictural une diagonale qui sépare la toile en deux parties qui contrastent avec douceur : la partie gauche dans l’ombre, celle de droite toute de clarté. Un clair-obscur à la Rembrandt, donc… Oui et non.
En général, chez Rembrandt, cette technique (très utilisée à l’époque, depuis Le Caravage et La Tour) sert à mettre en évidence un visage (celui du philosophe, de Saskia, le sien même), un personnage dans une foule (effet utilisé pour les deux personnages au premier plan dans La Ronde de Nuit). Ici, c’est la nudité de Bethsabée qu’il magnifie. Or Rembrandt a peint peu de nus. Son époque est austère, les Pays-Bas se sont convertis au Protestantisme, et si les sujets bibliques (de l’Ancien Testament le plus souvent) sont appréciés, la peinture est plutôt intimiste.
Justement, dans cette œuvre, c’est l’idée d’intimité qui s’impose d’abord.
La jeune femme est à son bain, une servante à ses pieds, scène que nul regard extérieur ne devrait troubler. Elle est riche – c’est la femme d’Urie, général dans l’armée du roi David. Sa nudité révèle d’ailleurs son opulence, la blancheur du corps étant soulignée par les bijoux qu’elle porte : un bracelet au bras droit, un pendentif et des perles d’oreille. Sa chevelure luxuriante est à peine retenue, prête à s’échapper d’un entrelacs de ruban et de corail. Sa domestique lui essuie délicatement le pied, dans un geste habituel mais emprunt de respect. Mais les regards ne se croisent pas : chacune des femmes est seule, la servante à sa tâche, et Bethsabée à ses songes…
La lettre – un peu chiffonnée, qui semble avoir été lue et relue, occupe le centre de la toile. On devine que c’est son contenu qui suscite la rêverie. Le contemporain de Rembrandt, d’ailleurs, n’a aucun doute à ce sujet : il connaît l’histoire de David et Bethsabée. Le roi David, ayant aperçu Bethsabée au bain (déjà) et s’étant épris d’elle, la convoque par cette lettre à un rendez-vous qu’elle ne peut refuser mais qui fait d’elle une traîtresse. D’autres peintres ont déjà représenté cette scène, mais celui de Rembrandt, plus que tous les autres, fait de Bethsabée un personnage seul et poignant.
Ce corps représenté grandeur nature dégage une grande sensualité : chaque repli, chaque ombre, chaque nuance de chair semble avoir été peint avec amour. Rembrandt ne peut cacher l’amour qu’il éprouve pour son modèle, Hendrickje, sa compagne après la mort de sa femme Saskia qu’il a très souvent représentée elle aussi. Il connaît ce corps, le peint avec un érotisme plein de pureté. C’est sans doute ce paradoxe qui crée l’un des charmes du tableau. La peinture est ici matière, elle semble créer la respiration. Bethsabée – Hendrickje respire sous nos yeux, ou plutôt soupire, car à la sensualité de l’œuvre est étroitement associée la tristesse du regard que le corps ne peut démentir. Plus que ce corps pourtant exposé à la lumière, c’est le visage de Bethsabée qui attire notre attention. Jeune, beau, il est un peu penché, dans une attitude songeuse ou résignée.
A travers cette œuvre, Rembrandt peint le passage entre l’innocence et la trahison, le moment où la décision se prend, inéluctable. Bethsabée n’est pas encore coupable en acte, mais malgré elle sa trahison se projette dans cette toile. Le regret est perceptible –or un regret ne devrait s’éprouver qu’après… Une réflexion s’engage sur le temps qui change et parfois corrompt, sur le seuil que l’on franchit presque avant d’agir. Bethsabée est seule avec sa servante, mais elle ne s’appartient plus, elle est déjà dans le désir du roi, dans le projet de l’acte. Elle accepte son sort avec résignation : la fin du bonheur se lit ici, dans le contraste entre la décontraction du corps et la tristesse du regard.
Si Rembrandt saisit ce moment avec une telle intensité, une concentration du sentiment, une perfection dans l’harmonie des formes et des couleurs, c’est peut-être aussi que le thème le concerne. Non pas que Hendrickje s’apprête à le trahir – au contraire, elle a toujours été envers lui d’une fidélité indéfectible, s’arrangeant avec Titus, le fils, pour sauver Rembrandt de la ruine, et mourant avant lui, trop jeune. Mais l’on se demande si à travers ce tableau le peintre ne saisit pas l’idée même du passage, du changement insensible mais qui sépare les êtres… Bethsabée va trahir à contre cœur, Hendrickje, la jeune femme si fraîche qu’aime Rembrandt, mourra six ans après l’achèvement de la toile (et Rembrandt, très aimé, a déjà connu ce deuil avec la mort de sa femme Saskia). A-t-il conscience que son bonheur est menacé ? Le mot de mélancolie me vient ici : c’est ce que me suggère l’expression du visage de Bethsabée ; c’est-à-dire une tristesse, un regret de ce qui ne peut plus exister.
Hendrickje est au centre d'un beau travail de René Chabrière que vous pouvez consulter sur son blog.
A travers cette œuvre, Rembrandt peint le passage entre l’innocence et la trahison, le moment où la décision se prend, inéluctable. Bethsabée n’est pas encore coupable en acte, mais malgré elle sa trahison se projette dans cette toile. Le regret est perceptible –or un regret ne devrait s’éprouver qu’après… Une réflexion s’engage sur le temps qui change et parfois corrompt, sur le seuil que l’on franchit presque avant d’agir. Bethsabée est seule avec sa servante, mais elle ne s’appartient plus, elle est déjà dans le désir du roi, dans le projet de l’acte. Elle accepte son sort avec résignation : la fin du bonheur se lit ici, dans le contraste entre la décontraction du corps et la tristesse du regard.
Si Rembrandt saisit ce moment avec une telle intensité, une concentration du sentiment, une perfection dans l’harmonie des formes et des couleurs, c’est peut-être aussi que le thème le concerne. Non pas que Hendrickje s’apprête à le trahir – au contraire, elle a toujours été envers lui d’une fidélité indéfectible, s’arrangeant avec Titus, le fils, pour sauver Rembrandt de la ruine, et mourant avant lui, trop jeune. Mais l’on se demande si à travers ce tableau le peintre ne saisit pas l’idée même du passage, du changement insensible mais qui sépare les êtres… Bethsabée va trahir à contre cœur, Hendrickje, la jeune femme si fraîche qu’aime Rembrandt, mourra six ans après l’achèvement de la toile (et Rembrandt, très aimé, a déjà connu ce deuil avec la mort de sa femme Saskia). A-t-il conscience que son bonheur est menacé ? Le mot de mélancolie me vient ici : c’est ce que me suggère l’expression du visage de Bethsabée ; c’est-à-dire une tristesse, un regret de ce qui ne peut plus exister.
Hendrickje est au centre d'un beau travail de René Chabrière que vous pouvez consulter sur son blog.