Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

jeudi 11 août 2011

Jim Dodge, L'Oiseau Canadèche



Fup, court roman publié en 1984, a attendu plus de vingt-cinq ans avant d’être traduit en français par Jean-Pierre Carasso pour les éditions Cambourakis. Ce titre étrange, émanation d’un jeu de mot sur « Fup duck » que l’on peut renverser en « Fucked up » (le choix de « Canadèche » en transcrit assez bien l’humour désabusé) place le lecteur dans une double attente,  celle d’une certaine désinvolture, d’un regard qui pourrait être distancié, mais aussi celle d’une explication : comment un oiseau, un canard, peut-il devenir le protagoniste d’une œuvre littéraire « sérieuse » ? Chez Jim Dodge, la littérature semble un jeu d’enfant.
   Or, comme dans Stone Junction, écrit après Fup mais que le lecteur francophone a pu découvrir il y a deux ans, la catastrophe initiale, la mort de la mère du héros, se dévoile entre tragédie et humour : un canard se pose sur l’eau près de la femme et de son enfant endormi, messager du futur peut-être, dans une scène quotidienne, tendre et poétique.
   Quelques minutes plus tard, Gabrielle coucha confortablement Johnny, toujours endormi, sur le siège avant, ramassa les miettes de pain et les morceaux de sandwich qui restaient et descendit voir si elle pouvait attirer le canard assez près du bord pour lui jeter ses rogatons.
   Au bout de la jetée, elle glissa sur les planches mouillées, son crâne cogna violemment dans sa chute ; elle bascula dans l’eau et se noya.
                 Johnny alors devient Titou : ce surnom semble le figer dans cette enfance qui aurait pu se briser là. Les héros enfants abondent dans la littérature américaine contemporaine. Mais contrairement aux protagonistes des œuvres de Cormac McCarthy, brutalement plongés dans un monde de violence par la démission ou la disparition des parents, Titou, lui, est recueilli, ou plutôt accueilli dans un univers inconnu, celui de Jake, son grand-père, vieillard un peu "maboul" qui, après une vie aventureuse et plusieurs mariages, s'est installé dans le ranch qu'il a gagné au poker près de la Russian River, au nord de la Californie. L'idée de paternité lui est étrangère : ainsi refuse-t-il d'aider sa fille Gabrielle, enceinte de Titou, quand elle l'appelle à l'aide. Marginal, il vit des revenus suscités par la fabrication du Old Death Whisper (le Vieux Râle d'Agonie), un whisky dont la recette lui a été transmise par un Indien mourant. L'enfant trouve sa place dans ce monde au seuil de la civilisation, régi par les lois de la nature qui supplantent celles des hommes. Grand-Père Jake lui enseigne tous ses mystères, lui apprend le respect du rythme des saisons, du règne animal, la méfiance à l'égard des humains. Ainsi L'Oiseau Canadèche peut-il se lire comme le récit d'une subtile et complète initiation dont le guide est un marginal, un fou, un sage... L'humour du récit aux péripéties souvent insolites s'empreint souvent d'une pénétrante méditation, les registres ne s'entrecroisent pas mais s'interpénètrent, la simplicité du langage creuse le monde d'un sillon de profondeur.
              Auprès du vieil homme de plus de quatre-vingts ans, Titou ne trouve pas de réponses mais des questions essentielles : comment s'inscrire au monde? Qu'est-ce que la vie? la mort?  Son besoin de circonscrire l'univers trouve un étrange exutoire : entre les parties d'échec avec son grand-père, un apprentissage de la patience, il tente de construire des clôtures - qui n'enclosent rien d'ailleurs : ni bétail, ni cultures.
              Titou avait préparé la clôture l'hiver durant, la dessinant à l'échelle sur du papier millimétré, nettoyant et huilant ses outils chaque dimanche après-midi jusqu'à ce ce Pépé Jake jurât qu'ils allaient lui sauter des mains comme une savonnette. Maintenant, enfin, tous ces préparatifs aboutissaient à des conditions parfaites : le sol était juste à point pour creuser les piquets - ni trop mou et gluant, collant à la bèche, ni trop sec. Le premier jour, il creusa cent vingt trous de pieux, profonds chacun de quatre-vingt-dix centimètres exactement, espacés de deux mètres dix et alignés si parfaitement qu'ils suivaient pour de bon le plus court chemin d'un point à un autre (...).

             Mais la perfection des préparatifs est mise en échec par une tempête venue de l'autre côté du Pacifique. La nature reprend ses droits, refusant cette cicatrice qui l'encage. Chaque événement de l'existence de Titou comporte un apprentissage. Ainsi, sa guerre contre Cloué-Legroin, un sanglier monumental (que Pépé Jake considère comme la réincarnation de Johnny Sept-Lunes, personnage qui relie L'Oiseau Canadèche à Stone Junction), le confronte-t-il à la naissance et à la mort. L'un des épisodes de cette lutte épique est l'occasion de la rencontre qui donne naissance au roman, à sa dimension fantasque : sous les pattes furieuses du monstre gît une pauvre créature à moitié morte, que Titou finit par identifier. C'est un caneton que le grand-père ressuscite d'une goutte de son Vieux Râle d'Agonie. Avec Canadèche, le récit semble s'amplifier, tel le volatile qui, pourtant colvert femelle, enfle et grandit, occupant un espace de plus en plus important au propre comme au figuré. Comme les deux hommes vivent au seuil de la nature, Canadèche s'installe à la frontière de l'humanité, et de l'un à l'autre, le pas est vite franchi. L'oiseau renie son appartenance à l'espèce des anatidés, il vit avec les humains, se nourrit presque comme eux, et surtout, refuse de voler, dans une recherche constante de proximité avec Titou. Pour lui il devient même... chien de chasse, pour l'assister dans son combat contre Cloué-Legroin. Il accompagne le jeune homme et son grand-père au drive-in :


             Les films préférés de Canadèche étaient les histoires d'amour, qu'elles fussent légères et humoristiques ou tragiquement meurtrières. Du haut de son perchoir, sur le dossier, elle regardait avec intensité, inclinant parfois la tête sur le côté pour caqueter avec sympathie devant les difficultés et les obstacles que rencontrait l'amour. Elle ne tolérait pas les commentaires ironiques et perpétuellement obscènes de Pépé Jake et, après qu'elle lui eût presque arraché l'oreille à deux reprises, il se contenta de marmonner des insanités dans sa barbe. Titou regardait en silence.
             En effet, Canadèche introduit aussi dans l'histoire de la féminité, elle séduit, accompagne, protège... Pourtant,  cette relation n'est jamais parodique, et c'est une force de ce roman que d'être toujours à la lisière, au seuil. Comme la vie, les sentiments se succèdent, se confondent parfois en de délicates nuances de joie ou de mélancolie, de doutes et de certitudes. La brièveté du texte est trompeuse : il aborde en profondeur des thèmes essentiels, le mystère de l'existence, le temps, la mort... La lutte qui oppose Titou à Cloué-Legroin semble ancrer à terre le combat d'Achab contre Moby Dick, lui ôtant sa dimension immatérielle pour le rapprocher de nous. Cette épopée est une source de la temporalité dans le récit qu'elle rythme, comme les parties d'échec, les ivresses. Le temps parfois se distend; il s'accélère aussi à d'autres moments. Canadèche s'arrête sur la rive : de même, le récit se pose, laisse la place à la contemplation. Je ne dirai rien de plus de l'oiseau, car les surprises abondent dans ce livre émouvant et porteur d'une réflexion subtile; mais la mort est affrontée et vaincue. Voici la fin de Pépé Jake - qui n'en est sans doute pas une : "-Bah, non d'une pipe, j'aurai été immortel jusqu'à ma mort!" Tel est le miracle de ce livre à la fois concentré et aérien, à l'image du Vieux Râle d'Agonie qui distille toutes les violences d'une Eau de Vie pour mieux laisser l'esprit se libérer...
          

   

  
    Jim Dodge, L'Oiseau Canadèche, traduit par Jean-Pierre Carasso, Editions Cambourakis, 2010.
        Pour C. grâce à qui j'ai découvert ce livre qui m'a emportée...