Dans cet article, Walter Benjamin, pour définir le travail du traducteur - sa "tâche", envisagée comme un labeur presque ingrat, détermine la nécessité de la littéralité de la traduction répondant à la "traductibilité" de l’œuvre originale. Cette réflexion induit d'abord une interrogation sur ce qui distingue une œuvre littéraire de tout autre texte. Il est question de mauvaise et de bonne traduction : la mise au pont influence le travail des traducteurs d'aujourd'hui, qui ont conscience que si l’œuvre en "langue pure" ("reine Sprache") est d'essence proche du divin, la traduction crée avec elle un écart que seul l'art peut combler. L’œuvre originelle s'inscrit dans une éternité, la traduction dans l'instant : elle doit évoluer. Walter Benjamin s'inscrit de cette manière dans une tradition "moderne" initiée par Emmanuel Kant et Friedrich Hölderlin (autre grand théoricien de la traduction, lui-même poète - nous reviendrons à lui très bientôt).
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Une traduction est-elle faite pour les
lecteurs qui ne comprennent pas l’original ? Cela suffit, semble-t-il,
pour expliquer la différence de niveau artistique entre une traduction et l’original.
C’est en outre, semble-t-il, la seule raison qu’on puisse avoir de redire « la
même chose ». Mais que « dit » une œuvre littéraire ? Que
communique-telle ? Très peu à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est
pas communication, n’est pas message. Une traduction cependant, qui cherche à
transmettre ne pourrait transmettre que la communication, et donc quelque chose
d’inessentiel. C’est là, d’ailleurs, l’un des signes auxquels se reconnaît la
mauvaise traduction. Mais ce que contient une œuvre littéraire en dehors de la
communication – et même le mauvais traducteur conviendra que c’est l’essentiel –
n’est-il pas généralement tenu pour l’insaisissable, le mystérieux, le « poétique » ?
Pour ce que le traducteur ne peut rendre qu’en faisant lui-même œuvre de poète ?
D’où, en effet, un second signe caractéristique de la mauvaise traduction, qu’il
est par conséquent permis de définir comme une transmission inexacte d’un
contenu inessentiel. Rien n’y fait tant que la traduction prétend servir le lecteur.
Si elle était destinée au lecteur, il faudrait que l’original aussi le fût. Si
ce n’est pas là la raison d’être de l’original, comment pourrait-on comprendre alors
la traduction à partir de ce rapport ?
La traduction est une forme. Pour la
saisir comme telle, il faut revenir à l’original. Car c’est lui, par sa
traductibilité, qui contient la loi de cette forme. La question de la
traductibilité d’une œuvre est ambiguë. Elle peut signifier : parmi la
totalité de ses lecteurs, cette œuvre trouvera-t-elle jamais son traducteur
compétent ? Ou bien, et plus proprement : de par son essence
admet-elle, été par conséquent – selon la signification de cette forme –
appelle-t-elle la traduction ? Par principe, la première question ne peut
recevoir qu’une réponse problématique, la seconde cependant une réponse
apodictique. Seule la pensée superficielle, en niant le sens autonome de la
seconde, les tiendra pour équivalentes. Mais il faut, bien au contraire,
souligner que certains concepts de relation gardent leur bonne, voire peut-être
leur meilleure signification si l’on ne les réfère pas d’emblée exclusivement à
l’homme. Ainsi pourrait-on parler d’une vie ou d’un instant inoubliables, même
si tous les hommes les avaient oubliés. Car, si l’essence de cette vie ou de
cet instant exigeait qu’on ne les oubliât pas, ce prédicat ne contiendrait rien
de faux, mais seulement une exigence à laquelle les hommes ne peuvent répondre,
et en même temps sans doute le renvoi à un domaine où cette exigence trouverait
un répondant : la mémoire de Dieu. De même, il faudrait envisager la
traductibilité d’œuvres langagières, même si elles étaient intraduisibles pour
les hommes. À prendre dans sa rigueur le concept de traduction, ne le
seraient-elles pas, en effet, dans une certaine mesure ? – Cette dissociation
opérée, la question est de savoir s’il faut exiger la traduction de certaines œuvres
langagières. Car on peut poser en principe que, si la traduction est une forme,
la traductibilité doit être essentielle à certaines œuvres.
Walter Benjamin, La tâche du traducteur (Die Aufgabe des Übersetzers, 1923) in Œuvres I, Gallimard, Folio Essais, 2000. Traduction de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz.
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