Cette chronique a été initialement publié dans la revue Black Herald #1.
«Du sollst dem Aug der Fremden sagen : Sei das Wasser.»(Paul Celan, In Ägypten, in Mohn und Gedächtnis, 1952)«Tu diras à l’œil de l’étrangère : sois l’eau.»(En Égypte, in Pavot et mémoire, traduction de Jean-Pierre Lefebvre)
Je suis entrée un peu comme une voleuse dans la correspondance entre Paul Celan (1920-1970) et Ingeborg Bachmann (1926-1973), Herzzeit, publiée chez Suhrkamp en 2008, encore inédite en français. Ma fascination pour l’œuvre de ce poète, suspendue entre la limpidité d’un langage dépouillé et les arcanes d’un univers tourmenté, dont les textes sont gravés dans la pierre et le sable, explique peut-être ce désir de m’immiscer dans l’intimité de cet échange entre deux êtres torturés par une angoisse existentielle et poétique. J’avais peut-être aussi envie de rendre un corps à celui qui avait choisi, ce 20 avril 1970, de disparaître dans les flots de la Seine depuis le mélancolique Pont Mirabeau, de découvrir quel homme se dissimulait derrière ce poète voué à l’universel.
L’échange s’ouvre sur un poème, In Ägypten, que Celan offre à Ingeborg pour ses vingt-deux ans, l’année de leur rencontre à Vienne, un beau texte qui contient beaucoup des thèmes qui marquent l’œuvre de Celan. Dans l’eau du miroir, dans l’œil de la femme, Paul Celan cherche toutes les femmes, celles qui se sont données, ont souffert, Ruth, Myriam et Noémi, ces femmes juives qu’il associe au corps de la poétesse viennoise, fille de nazis. En effet, si la poésie les rassemble, tout rend cette relation improbable. Le Juif qui n’a plus foi en le monde est tombé amoureux de cette jeune Autrichienne rongée par la culpabilité. Cet amour ne sera jamais paisible, ne pourra s’inscrire dans aucune stabilité, en aucune durée. Les deux amants, très tôt, sont éloignés, Ingeborg à Vienne et Paul à Paris où il a trouvé du travail comme lecteur et traducteur. Ainsi les mots écrits se substituent-ils à la proximité des corps, tissant des liens fragiles et forts, créant parfois des tensions, se dissolvant dans un silence désespéré.
Cette correspondance est à la fois banale et étrange. Surprenante par la place qu’elle accorde au secret, au non-dit. De longues périodes s’écoulent en effet sans qu’aucun contact n’existe entre Paul et Ingeborg, puis le dialogue reprend comme s’il n’avait jamais été interrompu. Banale, parce que la poésie n’y a pas toujours sa place ; les lettres se tournent vers le quotidien, dans une tentative désespérée des deux amants de s’inscrire dans les habitudes l’un de l’autre. Sur ce terrain, Ingeborg est constante, affectueuse et soucieuse du bien-être de celui qu’elle aime. Après le mariage de Paul avec Gisèle Lestrange, elle continue à se battre pour que soit publiée l’œuvre de celui qu’elle ne peut oublier – devenue elle-même la compagne de l’écrivain suisse Max Frisch. Souvent, ses longs courriers se heurtent au silence :
« Mein lieber Paul,
So lange schon habe ich kein Narricht von Dir. Ich weiss weder, ob Du meinen Brief und das Paeckchen erhalten hast, noch ob Du nach Oesterreich kommen wirst. Aber das soll kein Vorwurf sein. Ich bin nur in Sorge – ich weiss so gar nicht, wie es Dir geht und “wo” Du bist. » (Wien, den 26 Jaenner 1952) [« Mon cher Paul, cela fait si longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles de toi. Je ne sais si tu as reçu ma lettre et mon petit paquet, ni même si tu viens en Autriche. Mais ne le prends pas comme un reproche. Je me fais juste du souci : je ne sais pas du tout comment tu vas ni « où » tu es. » (Vienne, le 26 janvier 1952).]
Parfois aussi, la conversation prend un tour presque comique. Paul, qui vient de se marier, se débat avec des questions morales, veut rompre mais n’y parvient pas, et après des considérations douloureuses, il achève sa lettre en écrivant : « Pour le petit paquet, il n’est pas arrivé, malheureusement. Il a dû se perdre ». À travers ses lettres et ses silences, Paul Celan se révèle torturé, peu apte à entretenir des liens, si solides et si extraordinaires qu’ils soient, et semble se refuser à la simple possibilité du bonheur. Aussi, la brièveté et la rareté de ses missives semblent indiquer combien cet échange lui est peu naturel. Est-ce à dire que les sentiments en soient absents ? Nullement. Cependant, l’image qui naît ici du poète est à la fois touchante et un peu décevante. Plus que la santé ou le bien-être d’Ingeborg lui importe la publication de ses œuvres, les relations qu’elle peut tisser pour lui avec auteurs et éditeurs. La solitude crée autour du poète un carcan dont il semble incapable d’émerger seul. Mais, essentielle, la poésie comble le vide. Ainsi, il envoie à Ingeborg des liasses de poèmes : par exemple, entre le 7 et le 9 décembre 1957, il lui offre vingt et un textes rassemblés dans son recueil Mohn und Gedächtnis. Seule indication : « Für Ingeborg ». Dans ce recueil dédié à la femme lointaine mais aimée en dépit de tout, ce poème, Corona.
Anselm Kiefer, Bibliothèque avec météorite, 1991 (collection Würth, photo personnelle) |
Poème-clé, Corona cristallise de manière saisissante différents thèmes qui hantent son œuvre : le monde pétrifié, devenu minéral, cendres, pierre sans vie, doit renaître à travers l’union des corps, mais comme à distance. Le couple, encadré par une fenêtre, est un tableau baigné d’obscurité ; l’homme et la femme s’unissent sous le regard d’ombres incertaines, mais leur fusion ne peut s’opérer que comme « pavot et mémoire », immatérielle, s’incurvant dans les aspérités du monde, se fondant avec la douce clarté de la lune, qui cache plus qu’elle ne révèle. L’amour est un secret avivé par l’absence, annonciateur d’une possibilité de survivre au néant, d’un retour à un temps d’apaisement. Mais dans ce poème presque serein se lit une douleur, ou plutôt l’impossibilité d’une réconciliation de l’être avec soi-même et avec le monde. Le poète observe ce tableau qui se distingue de lui, même s’il en est une figure centrale : il est à la fois celui qui vit et celui qui dit. Pourtant, ce n’est pas un autoportrait : plutôt la projection d’une image de lui. Le corps peut être regardé, caressé par les éléments, mais pas étreint. Ainsi se crée une sorte de halo, le fantôme d’un couple qui s’aime par les mots, à travers des symboles doux et déchirants à la fois, immatériels et fuyants. Seul le sommeil permet ce syncrétisme de deux êtres qui veulent fusionner mais qui sont, par essence, de nature différente. Ce « temps du cœur », ce courrier intime dans lequel nous pénétrons avec précaution, dans l’angoisse de la déception, s’achève tragiquement, dans le silence qui s’installe progressivement entre les deux amants. Les jours passent, les mois, puis les années. Le temps n’est pas venu… Paul Celan, incapable de se définir ailleurs que dans ce langage qu’il tente de recréer à partir du désastre, dans cette poésie de l’absence, des éléments, du deuil impossible, choisit de disparaître au monde, se perdant dans l’oubli. Ingeborg lui survit quelques années, puis meurt elle aussi, après avoir entretenu une correspondance active et émouvante, pleine d’humanité et de sollicitude, avec la veuve de Paul, Gisèle Lestrange. Herzzeit ne nous aura peut-être pas permis de mieux comprendre le poète, mais, de manière fulgurante, elle révèle cette nécessité de la poésie qui, pour lui, doit se substituer aux êtres et au monde.
Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Herzzeit: der Briefwechsel
(Suhrkamp, 2008)
Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Correspondence
(Translated by Wieland Hoban, Seaguul books, 2010)
(Traduction de l’allemand Bertrand Badiou, publiée le 13 octobre 2011 aux Editions du Seuil)
J'en profite aussi pour rappeler la sortie du Black Herald #2, que vous pouvez encore commander sur le site de la revue.