Pendant six mois, entre 1987 et 1988, Robert Kramer filme la Route One dont le goudron longe toute la côte Est des Etats-Unis, de la frontière canadienne à Key West en Floride. Cinéaste exilé depuis plus de dix ans en Europe, il renoue le contact avec son pays natal mais plutôt que d'arpenter seul cette route longue de 5000 kilomètres, il choisit de s'incarner en un personnage mi-réel, mi-fictif : Doc, interprété par Paul McIsaac.
Commence ainsi un périple au rythme lent, le cinéaste privilégiant les rencontres de hasard aux effets spectaculaires. L'Amérique se dévoile à nous comme nous ne l'avons jamais vue ou regardée. Il faut dire que Kramer est un auteur particulier, pour qui le cinéma se doit de témoigner pour l'humanité. La caméra est un prolongement de l'homme, un oeil et un cerveau. Les plans sont commentés par la voix de l'auteur, qui réagit à ce qu'il observe, interroge, échange des remarques avec Doc. On s'y perd un peu : qui parle? Est-ce Robert Kramer? Est-ce Doc ou Paul McIsaac? Personnes et personnage se mêlent, deviennent quasiment indistincts, d'autant que les deux hommes partagent visiblement des expériences communes, des sentiments semblables; tous deux sont extrêmement sensibles à la misère humaine, gourmands de rencontres. Mais le rêve américain a disparu. Les paysages sont souvent tristes; les forêts dévastées (le Walden de Thoreau n'y voudrait plus cheminer), les fleuves troublés, les maisons en ruines. De New York par exemple, on apercevra à peine les deux tours du World Trade Center, symbole du capitalisme triomphant : Kramer préfère nous conduire dans un centre médical où des enfants jouent, des travailleurs sociaux s'épuisent... Le dialogue de Doc avec ces enfants est effrayant: malgré leur candeur et leurs sourires, tous témoignent d'une réalité insoutenable - drogue, violence, misère... Au passage, Kramer et Doc auront croisé des chrétiens fanatisés par le télévangéliste Pat Robertson (alors en pleine campagne pour les élections présidentielles de 1988), dont le discours intolérant et la violence raciste se dissimulent derrière une voix douce et mesurée... Terrible!
Les banlieues américaines s'élèvent dans un abandon sinistre alors que les technocrates s'abritent dans leurs bureaux ultra-modernes. Les Etats-Unis semblent au bord de l'implosion, tant est considérable le fossé entre les différentes populations. Doc, de retour d'une longue mission humanitaire en Afrique, confesse que la misère lui paraît encore plus insupportable dans son pays d'origine. Son cheminement nous mène d'une "suburb" à une autre, jalonné de belles rencontres et de retrouvailles. Walt Whitman a déserté sa maison de Camden, mais Pat Reese, ami de Paul depuis la guerre du Vietnam, est là, diminué par un coup de feu mais toujours révolté par les manipulations de l'armée à Fort Bragg.
A ce moment, Doc n'a plus envie de voyager. Sa situation de témoin ne lui convient plus, il veut s'intégrer à un groupe, participer, nouer des relations durables. Les chemins de Kramer et de Paul McIsaac se séparent donc - mais ils se retrouveront à la fin du périple, à Miami. Doc était-il vraiment un personnage? Le spectateur en doute : il semblerait plutôt être un alter ego du cinéaste. D'ailleurs, Robert Kramer s'explique : "Quelque chose qui arrive à quelqu'un en un temps et un lieu particuliers devant un écran. Un événement singulier qui, comme une conversation,se passe dans les deux sens, et dont l'existence est confirmée par les traces qu'il laisse. Je rêve de cette relation. Je ferai tout mon possible pour qu'elle advienne: pour que le film se glisse en quelqu'un, de façon aussi dissimulée et inattendue que l'arrivée de l'amour ou du désir, comme un couteau, parfois. (...). J'ai été amené à croire qu'il était moins intéressant de raconter quelque chose à quelqu'un que de créer un espace où l'expérience puisse se partager". Le Doc se tient donc autant du côté du cinéaste que du spectateur. C'est à travers lui que cette expérience peut réellement se partager. Cette dualité - ou plutôt cette double incarnation - est inhérente au personnage dont on comprend finalement qu'il est une personne. Paul McIsaac joue à être le Doc, mais le Doc, c'est Paul McIsaac lui-même - ils se confondent par leur vécu, leurs expériences, leur vision du monde : seules quelques légères différences existent, qui sont soulignées par le caractère "joué" de quelques rares scènes.
L'on sort de ce film comme d'un long voyage... Si l'Amérique en est le sujet, il renvoie à la notion d'humanité. La route est jalonnée de souffrances, celles de Kramer et McIsaac qui ne parviennent plus à s'identifier à ce pays, et celles des inconnus rencontrés, américains de souche ou immigrés (je pense en particulier à cette femme du Salvador dont le visage souriant cache l'horreur de la torture subie devant ses enfants). Finalement, les Etats-Unis d'Amérique sont aussi démunis que les pays qu'ils font mine de vouloir sortir de leur misère. Ce douloureux constat s'accompagne pour les deux complices de la difficulté de trouver une place dans le monde.