In den Flüssen nördlich der Zukunft
werf ich das Netz aus, das du
zögernd beschwerst
mit von Steinen geschriebenen
Schatten.
(Paul Celan, Atemwende, 1967)
Dans les fleuves au nord du futur
je lance le filet
qu’hésitant(e) tu alourdis
d’ombres écrites par
des pierres.
(Renverse du souffle - traduction Jean-Pierre Lefebvre)
Avec une pensée pour Marie du Crest...
Les eaux d’un fleuve charrient-elles toujours les mêmes idées, les mêmes histoires, les mêmes morts ? Si l’homme d’Héraclite ne se baigne jamais dans les mêmes eaux, qu’en est-il de nous ? Je regarde passer au gré du flux étale les branches arrachées à l’arbre par la tempête ; elles s’éloignent irrémédiablement ; mon regard les perd de vue, elles disparaissent à jamais. Mais une autre branche, très semblable à la première, peut se présenter à sa place. Je ne la distingue pas de la précédente, même si ses rameaux desséchés ne s’organisent pas à l’identique, même si son feuillage rare ou encore abondant en fait une branche unique. Parfois passe un tronçon plus important, une section de tronc perdue dans cet élément qui n’est pas le sien, et qu’une destinée inconnue porte forcément vers l’embouchure, vers l’immensité de la mer qui offre sa surface au ciel illimité. Mais le morceau sera peut-être intercepté par l’un de ses semblables que des racines rattachent au sol. A ce moment, son destin s’abolit : il est condamné à mêler sa pourriture à la terre ou au limon que le Danube déposera plus loin. Sa forme aura disparu, digérée par l’élément liquide, le rendant impossible à reconnaître. Il sera devenu indiscernable du reste de la création, et plus rien ne pourra le rappeler à mes yeux. Mais ce processus peut prendre … une éternité.
Le Danube est un fleuve aux eaux troubles, transportant dans ses flots verdâtres des formes variées, fantômes végétaux ou animaux, parfois même humains. Sur ses rives d’aujourd’hui s’égrènent des villages aux clochers fantaisistes, bulbeux ou élancés, des villes gaiment colorées, offrant aux regards du passager de nombreuses raisons de sourire, de se réjouir, de s’émerveiller. Le touriste attentif, parfois, a connaissance du passé douloureux de ce vaste bassin qui se déroule de l’Allemagne jusqu’aux Portes de Fer, en Roumanie. A mi-chemin de cette paisible navigation, une ville surgit, posée sur ses deux rives : Buda, séparée de Pest, puis rattachée à elle par les volontés conjointes de l’Autriche envahissante et de la Hongrie… De loin, un joyau, une constellation de surprises nichées, de palais couronnant les collines, d’églises érigeant triomphalement leurs clochers vers les cieux – aujourd’hui – radieux. Parfois, un nuage passe, mais jamais il ne s’arrête pour atténuer les rayons d’un soleil féroce qui n’épargne ni les êtres, ni les pierres des édifices, faisant ressortir chaque plaie, chaque meurtrissure. De près, la magnificence se teinte d’amertume. L’histoire, en effet, a laissé des traces que le temps n’a pu estomper, lézardes, stucs effrités, corniches menaçant de s’effondrer. Une ville radieuse au loin, mais dont les blessures terribles n’ont pas eu le temps de se refermer.
Ville-victime à l’histoire tourmentée, violée par tous les envahisseurs, soumise à toutes les puissances d’occupation, de l’Autriche des Habsbourg à l’Allemagne nazie, puis à l’URSS. Il lui a fallu du temps pour se libérer de ses démons. Sa langue semble entretenir autour d’elle un isolement mystérieux, faisant des Magyars une minorité opprimée obligée à s’adapter, mais soucieuse de conserver sa quintessence. Pourtant, le Parlement aujourd’hui dresse fièrement ses tours néo-gothiques vers le ciel pur d’un bleu presque électrique. Ici s’exerce la démocratie ; la Hongrie, fière d’elle-même, est aussi accueillante et européenne. Mais quelque chose dans l’air me rappelle que je suis ailleurs…Budapest en effet n’a pas eu le temps ou la volonté d’effacer les traces de drames successifs. Elle cultive ses cicatrices comme on veille sur un trésor qui ne s’offre qu’aux regards de celui qui y sera sensible, qui voudra bien lever les yeux, scruter les murs à la recherche de l’idée-même de cette souffrance.
Lever les yeux … ou les baisser à nouveau vers le fleuve, vers cette rive témoin du passage des branches, des troncs, des navires transportant touristes et marchandises, de tout trafic naturel, volontaire ou accidentel. Témoin aussi, ici, du drame de l’humanité, en ce petit rebord, ce granit qui maintient la rive, un peu à l’écart de l’orgueilleux Parlement. L’œil ne le distingue pas immédiatement, ce petit morceau de quai qui s’aligne sagement avec les autres dans une blancheur ternie par le temps. Sur ce rebord, quelques dizaines de chaussures abandonnées. Que font-elles là ? Qui les a oubliées, dans une risible étourderie, ces chaussures d’hommes, de femmes, d’enfants, démodées et parfois dépareillées, au cuir usagé, laissées là, posées tout près de l’eau, certaines en équilibre instable ? Une observation plus attentive livre un secret : malgré les apparences, ces chaussures n’ont jamais été portées. Leur cuir vieilli, en réalité, est du métal voué à la corrosion, qui en fait des objets à la fois immortels et instables. Un monument discret, dérisoire, un memento mori, en somme. Ces chaussures abandonnées ont pu être laissées là par ceux qui, un jour de 1944 ou 1945, sont tombés dans les eaux du Danube, fusillés par les Allemands parce qu’ils étaient juifs.
Le fleuve a-t-il emporté leurs corps loin de nos regards ? Dans son entreprise de digestion, d’effacement irrémédiable, il a fait disparaître ces êtres, a charrié et dissout leurs membres et leurs visages. Mais leur mémoire s’est inscrite à jamais sur cette rive, empreintes de pas, poids du corps façonnant cette chaussure qui ne sera plus jamais portée, vide de ce qui la faisait vivre, l’être qui la remplissait et qui l’a laissée là, à jamais. Un être sans destin, selon Imre Kertész, ou plutôt un être au destin lisible dans la pierre et dans ces humbles traces, celui de nous rappeler que l’horreur fut insoutenable, insensée, mais quotidienne, qu’elle ne devra plus jamais être, certes, mais que cette conviction est vulnérable… Cette chaussure sans propriétaire, objet banal et pourtant chargé d’émotion, n’offre pas l’image d’une foule compacte et uniforme vouée à l’abattoir, mais celle de destins individuels brutalement interrompus.
J’allume une bougie. Sa flamme toute petite hésite à grandir, mais finalement triomphe du vent. Je la place dans une chaussure ; la flamme semble vouloir résister, brûle pendant un temps bien trop court malgré mes efforts, puis s’éteint sous l’effet de la brise venue du fleuve… Je m’éloigne de ce quai, mais quelque chose a changé en moi : cette mémoire abstrait s’est chargée du quotidien, me rappelant que ces victimes ne sont pas que des noms sur un monument.
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Paul Celan, Atemwende, Suhrkamp Verlag, 1967
Imre Kertész, Être sans destin, Actes Sud, 1998
Le refus, Actes Sud, 2001
Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, Actes Sud, 1995
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Photos personnelles, Danube et Budapest, juillet 2010
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Photos personnelles, Danube et Budapest, juillet 2010