Les textes de Luba Jurgenson et de
Marie-Hélène Dumas éclairaient le rapport intime qu’un traducteur entretient
avec la langue, cette notion revêtant pour les deux auteures une complexité « naturelle »,
l’une des langues en jeu dans la traduction s’assimilant à un sanctuaire des
origines (pour Marie-Hélène Dumas, par exemple, celle qu’on ne parle plus même
si elle est natale). Pour elles la relation aux langues familiale et adoptée se
jouait déjà dans le cercle familial. Ne pas devenir traductrice faisait courir
le risque de se couper de cette langue originelle (même si Marie-Hélène Dumas
insiste sur la singularité, pour elle, de refuser de traduire depuis le Russe,
elle s’inscrit dans un cheminement conduisant sans arrêt à s’interroger sur le
lien qui l’unit à la langue des siens). Les deux livres fournissent chacun des
perspectives subtiles, originales et privées qui m’ont passionnée.
L’avant-propos d’Olivier Le Lay à sa
traduction de Berlin Alexanderplatz m’a
paru lumineux lui aussi dans une autre mesure : il transmet un point de
vue technique et non intime, en expliquant une démarche, des choix et leurs
motifs… Il a ainsi rendu ma lecture du roman plus attentive à la langue des
personnages, à ce qu’elle modulait, ce qu’elle impliquait. Voici donc cet avant-propos
que je vous livre intégralement, avant de donner la parole à Walter Benjamin dont la réflexion à propos de la traduction est encore lumineuse et actuelle.
_____________________________
Berlin
Alexanderplatz est un texte violent et musical, un récit épique
qui progresse d’un pas claudiquant, capte l’énergie syncopée de la rue. Classique
des lettres allemandes, il connaît le succès dès sa parution en 1929 et demeure
un texte de référence pour bien des écrivains contemporains, de Günter Grass à
Reinhard Jirgl. La version française dont le lecteur disposait jusqu’à présent
remontait au début des années trente et ne correspondait plus aux exigences
modernes d’une traduction : il manque des chapitres entiers, l’écriture
simultanée et polyphonique de Döblin est anéantie au profit d’une sorte de
ménage énonciatif. Surtout, la langue est simplifiée et lissée à l’extrême,
comme s’il s’était agi avant tout de ne pas choquer le lecteur. Il fallait donc
tout retraduire dans un souci de fidélité au texte original, rendre justice de
la puissance et de la complexité du roman, conserver l’étrangeté de la langue
de départ.
Nous nous sommes efforcés de respecter
scrupuleusement le rythme et la scansion du texte, sa pulsation, cette marche
un peu incertaine qui va toujours selon les accidents du temps. Chez Döblin dès
le début la phrase dérape, balbutie un peu, la coupe est rapide et inégale, de
là un certain déséquilibre. Pas le temps de réassembler, l’impression est
livrée telle que vue, entendu, enregistrée, l’écriture marche au rythme de la
rue, dissonante et heurtée. Nous avons conservé l’attaque et la chute des phrases,
respecté la ponctuation, les silences, poussant dans certains cas jusqu’au
calque sonore, privilégiant ainsi tel mot pour sa sonorité ou sa vitesse, tel
autre à rebours parce qu’il freinait la phrase, l’acheminait vers ce point où
elle défaille et devient une musique, un miroitement en surface, un simple
relais dans toutes les voix au travail dans le monde.
Voix entremêlées, coupées, indissociables
des bruits du temps. Voix des personnages, Franz Biberkopf, Reinhold, Mieze –
les traduire à l’oreille en écoutant les interprètes de Reiner Maria Fassbinder
–, voix de papier et de celluloïd, voix échappée des microphones, voix de
mémoires aussi, comme venues de derrière, d’avant. Dans Berlin Alexanderplatz, Döblin mêle et brouille les fréquences, fait
s’entrechoquer avec une science aiguë du montage le berlinois, des extraits de
grandes œuvres de la littérature de langue allemande (citations de Gottfried
Keller, Heinrich von Kleist ou Schiller mais parfois décalées, subverties), le
langage publicitaire, différents lexiques techniques (mécanique théorique,
expertises médico-légales), les chansons de cabaret, la Bible. Il nous aura
fallu isoler chacune de ces citations, puis la replacer et la traduire dans son
contexte d’origine (ce qui nécessitait bien souvent de retraduire pour soi des
passages entiers de l’œuvre dont on l’avait extraite, par souci de justesse et
de précision), s’efforcer de voir en quoi, peut-être, elle apparaissait ici
altérée ou du moins infléchie, puis l’insérer alors dans le corps du texte,
sans nécessairement dissimuler les sutures mais avec assez de souplesse toutefois
pour que ces voix se superposent et se contaminent l’une l’autre, se fondent
dans la grande rumeur de Berlin où le mots des passants se mêlent aux
stridences des tramways, au fracas des machines, au bourdonnement des ondes.
Puis il y avait la parole rugueuse de
Franz Biberkopf. Ce mélange de berlinois, d’argot, de rotwelsch, langue
elle-même errante et mal assujettie. Plutôt que d’adopter une solution moyenne
qui aurait consisté par exemple à saupoudrer d’argot ou de quelques solécismes une
langue par ailleurs normale ou normée, nous avons fait le choix de recréer
vraiment une langue en français, pour épouser au plus près celle des
personnages du roman. Nous avons relevé toutes les fautes, les tics de langage.
Procédé par modification phonétique et/ou morphologique, altérant parfois comme
Döblin l’intégrité des mots par soustraction, apocope, brisé la cohérence
grammaticale de la phrase pour reproduire les mots « comme ils viennent »
dans la bouche de Franz Biberkopf.
Döblin avait une oreille très sûre pour
capter les voix de la rue, des bars à gnôle, des asiles de nuit. Aussi nous
avons tenté de nous rapprocher de cette oralité, nous nourrissant d’auteurs
français contemporains de Döblin aussi bien que d’auteurs modernes travaillant
le corps même de la langue, attentif nous aussi à la rumeur de la rue,
reprenant plusieurs fois certaines séquences et même certains chapitres pour
que tout cela ne paraisse pas artificiel, mais semble tout au contraire pris
sur le vif, un peu comme Ingrid Caven disait chanter : Je me contente d’être
interprète, avec ce don d’offrir ce qu’on ne possède pas. L’intonation, les
nuances me viennent dans la rue. À pas pressés, je laisse la ville sonner dans
le texte. »
Olivier Le Lay
Olivier Le Lay, Avant-propos à Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin, Gallimard, "Du monde entier", 2009.