Washington, National Gallery of Art (photo personnelle, août 2009)
« Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent » (Borges, in Fictions)
« 1er janvier
Aujourd’hui je me suis rendu compte que ce que j’ai écrit hier en réalité je l’ai écrit aujourd’hui : tout ce qui concerne le 31 décembre, je l’ai écrit le 1er janvier, c’est-à-dire aujourd’hui, et ce que j’ai écrit le 30 décembre, je l’ai écrit le 31, c’est-à-dire hier. Ce que j’écris aujourd’hui en réalité je l’écris demain, qui sera pour moi aujourd’hui et hier, et aussi d’une certaine manière demain : un jour invisible. Mais sans exagérer. » (Juan García Madero, dans le dernier chapitre des Détectives sauvages de Roberto Bolaño).
Entrer dans l’œuvre de Roberto Bolaño comporte un risque : celui de s’y plonger sans refaire surface, s’y perdre, s’y noyer… Les portes en sont multiples, comme autant d’ouvertures pratiquées au périmètre d’un labyrinthe dont toutes les allées conduisent en un épicentre instable, aléatoire, se métamorphosant selon le sentier et le moment choisis. Plutôt que la métaphore borgésienne, Roberto Bolaño inscrit dans son œuvre ultime, 2666, celle de la bifurcata bifurcaria (déjà évoquée dans un précédent billet) aux tentacules ondoyants animés par les courants marins sensibles ou imperceptibles. Microscopiques déplacements, mouvements insaisissables, mais qui modifient toute perspective sur l’œuvre, toute interprétation univoque. Cependant, chaque roman entre en résonance avec les autres, par des lieux, des personnages-miroirs, des retrouvailles ménagées entre les protagonistes et le lecteur. Du coup, toute entrée se justifie, toute lecture appelle une relecture qui enrichit la précédente, dans une spirale de vie qui outrepasse toutes les limites. Une œuvre en liberté, en somme, dans laquelle le lecteur se trouvé happé, promené, détourné du chemin qu’il croyait avoir emprunté ; et pourtant, il n’est pas question de manipulation !
Bolaño abolit les limites entre la fiction et le réel ; d’ailleurs, celles-ci existent-elles ? Plus que tout autre, il offre à travers ses œuvres un regard sur le monde dont l’origine est identifiable : il y est question de lui, de sa relation avec les êtres et les choses… sans aucun égocentrisme, pourtant : pour dire le monde ou du moins pour en évoquer les mystères, quel autre point de vue choisir que le sien ? Au gré des pages, l’auteur se démultiplie, devenant Arturo Belano, B, et ses personnages, ses textes se font écho : « Ramírez Hoffmann, l’infâme » dont l’existence criminelle est évoquée dans un chapitre de La littérature nazie en Amérique se développe en Carlos Wieder, protagoniste, d’Etoile distante ; les quêtes des héros se répondent les unes aux autres : la recherche de Cesárea Tinajero dans Les détectives sauvages rappelle la poursuite d’Archimboldi dans 2666 ; le lecteur pris dans cette toile trouve des repères qui, progressivement, lui permettent de reconstruire le monde. D’ailleurs, si 2666 peut-être considéré comme l’aboutissement de cette œuvre profonde et tentaculaire, c’est aussi parce que s’y retrouvent tous les motifs inscrits dans cet édifice littéraire, construction improbable mais qui se dévoile peu à peu comme Weltanschauung, avec ses constantes, ses caprices, ses bonheurs et son désespoir…
Loin d’y perdre pied, le lecteur – plongeur y découvre petit à petit des écueils qui se feront refuge, des îlots où il peut s’abandonner à la rêverie ou à la réflexion, récifs dont le danger est tempéré par le rire, par la camaraderie qui s’instaure avec l’auteur. Des lieux récurrents organisent une géographie familière ; les étapes du périple de Belano - Bolaño dessinent un itinéraire si complet qu’on y repère fatalement un terrain connu, une ville où l’on a séjourné. Le romancier – voyageur, poussé par la nécessité, rencontre son lecteur en des espaces communs qui facilitent l’identification. L’étrangeté de ce monde, finalement, s’estompe pour laisser place à un univers que l’on peut s’approprier, où chacun peut trouver sa place. Cette écriture du déplacement définit sans doute un parcours qui croise celui de tout lecteur, au hasard de ses expériences réelles ou littéraires. Et parfois, au détour d’une page, le bonheur d’une expérience commune, la sensation que ce Bolaño, ce romancier chilien, n’est pas un étranger, qu’il a pu au cours de ses pérégrinations vivre des expériences semblables aux nôtres…
Et, en effet, cette chronique m’est inspirée par une page lue hier, un passage de la nouvelle « Jours de 1978 » dans le recueil Des putains meurtrières : Bolaño – B y évoque ses rencontres avec U, un exilé chilien à Barcelone, comme lui, dont le désespoir l’attire. A l’expérience vécue se mêle l’expérience cinématographique : à cet homme dont il vient d’apprendre qu’il a tenté de se suicider le matin même, B se met à raconter un film. « Dans son souvenir, ce film est marqué au fer rouge. Aujourd’hui encore il s’en souvient dans les plus petits détails. A cette époque-là, il venait de le voir, et son récit dut être donc, pour le moins, vivant. Le film raconte l’histoire d’un moine peintre d’icônes dans la Russie médiévale. A travers les paroles de B défilent les seigneurs féodaux, les popes, les paysans, les églises brûlées, les envies et l’ignorance, les fêtes et un fleuve dans la nuit, les doutes et le temps, la certitude de l’art, le sang qui est irrémédiable. Trois personnages apparaissent comme figures centrales, si ce n’est dans le film, du moins dans la narration que fait du film russe ce Chilien dans une maison de Chiliens, en face d’un Chilien qui a raté son suicide, au cours d’une douce soirée de printemps à Barcelone : le premier personnage est le moine peintre ; le deuxième personnage est un poète satirique, en réalité une sorte de beatnik, un type misérable et plutôt ignorant, un bouffon, un Villon perdu dans les immensités de Russie que le moine, sans le vouloir, fait arrêter par les soldats ; le troisième personnage est un adolescent, le fils d’un fondeur de cloches, qui après une épidémie affirme avoir hérité des secrets paternels dans cet art difficile. Le moine est un artiste intégral et intègre. Le poète vagabond est un bouffon, mais sur son visage se concentrent toute la fragilité et la douleur du monde. L’adolescent fondeur de cloches est Rimbaud, c’est-à-dire c’est l’orphelin. (…)
Et enfin arrive le grand jour. Ils lèvent la cloche. Tout le monde se réunit autour de l’échafaudage en bois auquel elle pend et d’où on la fera tinter pour la première fois. Le village entier est sorti de l’autre côté de la muraille. Le seigneur féodal et ses nobles et même un jeune ambassadeur italien, qui trouve que les Russes sont des sauvages, attendent. On fait sonner la cloche. Le timbre est parfait. La cloche ne se fêle pas, le son ne s’éteint pas. Tout le monde félicite le seigneur féodal, même l’Italien. Le village est en fête.
Quand tout est fini, sur ce qui était auparavant une fête populaire, et est maintenant un grand espace couvert de détritus, il ne reste que deux personnes auprès de la fonderie abandonnée, l’adolescent et le moine. L’adolescent est assis par terre, et pleure comme une fontaine. Le moine est debout auprès de lui et l’observe. L’adolescent regarde le moine et lui dit que son père, ce cochon d’ivrogne, ne lui a jamais appris l’art de la fonte des cloches, qu’il a préféré mourir en emportant le secret avec lui, que, lui, avait appris seul en le regardant. Et ensuite il se remet à pleurer. Alors le moine se baisse, et, rompant un vœu de silence qu’il avait juré de respecter toute sa vie, lui dit : Viens avec moi au monastère, moi je recommencerai à peindre et toi tu feras des cloches pour les églises, ne pleure plus.
Et c’est là que finit le film. » (« Jours de 1978 », in Des putains meurtrières)
Ainsi, au détour d’une page, s’inscrit une expérience commune, un moment partagé à distance… Un monde semble séparer l’œuvre de Bolaño, écrivain chilien en exil, et Andrei Tarkovski ; et pourtant, ce récit limpide et touchant instaure entre eux un lien solide, dans l’idée que la transmission brisée peut être rétablie au gré d’une rencontre, d’un cheminement hasardeux, que le monde peut renaître après sa destruction, que de ses ruines ressurgiront un univers de beauté et d’harmonie… On imagine Bolaño ému devant l’écran sur lequel la caméra peint amoureusement les couleurs de la Trinité de Roublev, dans une douce extase de couleurs, paix ressuscitée, constellation recréée, galaxie à nouveau possible grâce au pouvoir de l’artiste. La quête n’aboutit pas toujours, mais son existence garantit la possibilité d’une cénesthésie harmonieuse…
Pour en savoir plus sur Roberto Bolaño, je vous renvoie aux excellents articles de Bartleby - Eric Bonnargent, que vous pourrez retrouver ici et là, ainsi qu'à la magnifique revue Cyclocosmia III conçue par Antonio Werli et ses acolytes (dont Bartleby), que je vous conseille vivement d'acheter. D'ailleurs, le mot "rencontre" est un discret clin d'oeil à la belle soirée orchestrée par le sieur A. W. à Strasbourg le 20 avril, dans la librairie Chapitre 8.
Pour savoir pourquoi j'ai été tellement touchée par ces pages des Putains meurtrières, vous pouvez vous reporter à ma petite chronique du 7 novembre 2009 ici .
Les romans et nouvelles de Roberto Bolaño ont été publiés pour la plupart aux éditions Christian Bourgois (collection "Titres").