"Point de pasteur et un seul troupeau! Tous veulent la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement va de son plein gré à l'asile de fous." (Nietzsche, Généalogie de la morale)
Fuir pour mieux se retrouver. Ecrire pour échapper à la folie. Le narrateur du Complot des apparences, Igor Ramirez, se sent happé au-delà des limites de l’acceptable. Après un coup de colère suscité par le caprice d’une petite fille, mais surtout par la bêtise stéréotypée de la réaction (ou de l’inertie) de ses parents, cédant à un mouvement irraisonné et déraisonnable, il quitte Rome, et surtout son fils, pour Barcelone, sa ville natale. Un retour à la source de son existence pourrait-il le sauver de lui-même ?
Ce roman à l’écriture dense, limpide, jouant de l’inattendu, de l’émotion qui s’insinue au détour de la farce, nous associe à cette tentative désespérée. Igor Ramirez – double de l’auteur ? – commence par s’enfermer avec lui-même, se forgeant les barreaux de la cellule d’Edmond Dantès auquel il s’identifie un moment, préparant contre le monde une vengeance éclatante. La sortie de cette chambre d’hôtel le conduit à une nouvelle prison : un logement minuscule, une grotte humide et sombre, situé dans l’entresol d’un immeuble proche du lieu où il a grandi. On espère ici une salutaire plongée dans le souvenir. Or, chez Sacha Ramos, c’est l’inattendu qui commande. Tout dans cette œuvre tente de déjouer chaque topos, chaque lieu commun, que ce soit dans la vision du monde qu’il transmet ou dans la manière subtile dont il détourne les clichés linguistiques.
Le premier de ces lieux est la ville, Barcelone. Jouissant auprès des touristes d’une aura extraordinaire, elle est ici traitée comme un vaste Disneyland dans lequel s’ébattent des êtres tous semblables et immatures. Barcelone, en effet, est envahie par des clones. Igor s’en aperçoit à son arrivée sur les ramblas, qui instantanément disparaissent sous un flot humain, uniforme et grotesque (puisque la plupart des vacanciers arborent, on ne sait pourquoi, des sombreros mexicains). Un bus bondé est saturé d’androgynes portant tous les mêmes lunettes qui leur font « la même tête de prêtre borné et arrogant de l’évangile selon high-tech ». Autre catégorie de clones : ceux qui arborent clous et piercings, « toute cette ferraille pendante, mollement agressive », et dont les visages sont devenus indistincts à force de vouloir se distinguer. Barcelone, ainsi, se cache sous un flot humain indifférencié pour mieux faire ressentir à Igor sa solitude.
Si l’uniformisation est réelle, elle masque aussi l’incapacité du narrateur à reconnaître l’individu derrière son apparence. Igor débusque dans chaque phrase banale l’air du temps qu’il combat, tentant d’inscrire son existence dans un passé et un avenir, non pas dans l’immédiateté de la société de consommation. Sa rencontre avec Pierre, en ce sens, est instructive et réjouissante. Parangon de l’idéal humain se développant à Barcelone, celui-ci partage son temps entre le jonglage (il est « artiste de rue ») et le watsu, une technique associant « une antique forme de massage curatif oriental, avec les vertus de l’eau chaude » - suscitant au passage l’hilarité du narrateur et celle du lecteur ! Comme chaque individu (mais Igor ne les voit pas en tant que tels) qu’il rencontre, Igor est l’objet d’une tentative de salut, âme perdue, isolée au sein d’une humanité qu’il méprise pour son infantilisme. Le discours de ces humains s’affadit de stéréotypes, aussi bien dans les mots que dans les références évoquées : par exemple, les musiciens du parc de la Ciudadela ne jouent que du Bob Marley, du U2 ou du Manu Chao… immuables feux de camp pour adolescents attardés ! Ils sont heureux, contrairement à Igor qui ne peut trouver sa place dans ce monde qu’il n’aime pas. Seul le mutisme de rencontres de hasard l’apaise : le patron du plus petit bar de la ville, « Mon île », et surtout Serrano, le vieillard qui vit sur un banc de la place San Pedro, personnage dont le silence s’accompagne d’un sourire de compassion – c’est ce que croit Igor - , image de ce grand-père muet et sourd, compagnon d’enfance idéal.
D’où le salut peut-il venir, alors ? De l’écriture, sans doute. Tout d’abord par ce carnet que le narrateur couvre de notes spontanées, qu’il se refuse à réécrire, obéissant au principe énoncé par Sartre : « Penser, c’est penser contre soi-même ». Puis, pour combattre le lieu commun, il orne les murs de la ville d’aphorismes, avec une prédilection pour Valéry et pour Nietzsche, qui partagent avec lui ce dégoût de la foule et cette idée de la solitude, corrigeant par les mots la banalité et l’uniformisation, et de ce fait, refusant de céder à la folie.
Ce roman, lu d’une traite, laisse cependant une impression durable, par l’étonnante vision du monde qu’il propose, mêlant le rire aux larmes, l’émotion à la moquerie…
Sacha Ramos, Le complot des apparences, Editions Léo Scheer, janvier 2010
PS : ce texte a été repris sur le blog des éditions Léo Scheer à cette adresse: http://www.leoscheer.com/blog/2010/01/22/1230-sacha-ramos-par-anne-francoise-kavauvea
Sacha Ramos, Le complot des apparences, Editions Léo Scheer, janvier 2010
PS : ce texte a été repris sur le blog des éditions Léo Scheer à cette adresse: http://www.leoscheer.com/blog/2010/01/22/1230-sacha-ramos-par-anne-francoise-kavauvea