Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 29 août 2010

La Dernière Goutte : perles de rosée pour lecteur exigeant...

  
    
  Les diverses rentrées littéraires, le flot périodique des livres, comme une marée à la régularité infaillible, ce mouvement qui, avec la ponctualité d’un métronome, enflamme (parfois modérément) les rédactions des magazines et des suppléments culturels, obéit bien souvent à des impératifs plus économiques qu’artistiques. Ainsi, certaines pépites sont malheureusement escamotées au bénéfice d’ouvrages dus à des plumes célèbres, « bankable », chez des éditeurs ayant depuis longtemps pignon sur rue. Les effets de cette loi du marché sont dévastateurs, et la littérature y perd. En effet, des textes importants passent inaperçu, alors que des ouvrages médiocres y gagnent un lectorat qui, finalement, est destiné à se détourner des livres, allant de déception en déception, et n’accordant plus au livre qu’un faible crédit. Dans ce débordement de publications de qualité inégale, il existe pourtant un moyen de se repérer et de trouver le chemin d’une littérature exigeante et pourtant passionnante, suscitant tous les enthousiasmes, redonnant le goût de lire à ceux qui l’auraient perdu : se fier à un éditeur. Certaines maisons d’édition, en effet, se laissent guider par la passion plutôt que de s’inféoder à l’appât du gain ou à des considérations purement commerciales. Elles sont nombreuses, ces petites maisons d’éditions dirigées par des passionnés que le talent et la curiosité insatiable guident vers des trésors littéraires qui sans eux seraient restés enfouis.

    La Dernière Goutte est de celles-ci. Créée en février 2008 à Strasbourg par Nathalie Eberhardt et Christophe Sedierta, cette maison d’édition propose déjà au lecteur un riche catalogue de textes variés, d’origines différentes, mais qui ont en commun une très grande qualité. Se côtoient des auteurs éloignés dans le temps et dans l’esprit ; et pourtant, il existe entre eux une parenté définie par le projet éditorial joliment exposé sur la page d’accueil du site de La Dernière Goutte :
« La dernière goutte aime le verbe, les mots, ce qui claque, ce qui fuse, ce qui gifle et qui griffe et qui mord. Les contes cruels, les dialogues acides.
Et les images aussi, irréelles, contrastées,
vénéneuses et absurdes.
La dernière goutte met en selle des rêves éveillés qui hachurent la réalité d’un sentiment d’étrangeté.
Elle défend des textes aux univers forts, grotesques,
bizarres ou sombres.
Les romans et nouvelles qu’elle publie
reflètent la beauté
qui miroite dans l’ombre. »

     Ainsi, les premiers titres édités, déjà, se distinguaient par leur richesse et leur diversité : L’Allégresse des Rats, de Marie-Agnès Michel, fiction d’anticipation qu’Antonio Werli rapproche des œuvres d’Antoine Volodine et de J.G. Ballard (excusez du peu !) ; L’Imposture, roman à quatre mains d’Anne Gallet et D’Isabelle Flaten, qui, au-delà d’une intrigue s’inscrivant pleinement dans un univers contemporain ( un échange amoureux né du hasard, se développant dans la virtualité d’internet), ouvre une réflexion sur l’obsession amoureuse qui se nourrit de fantasme et de dépendance ; Le délit, de Jacques Sternberg, réédition d’un roman publié en 1954, et dont l’aspect prophétique résonne étrangement aujourd’hui ; et enfin, et non des moindres, Mes Enfers, de Jakob Elias Poritzky, roman paru en 1906 en Allemagne, jamais traduit en français, œuvre mordante, violente, d’ailleurs brûlée par les nazis lors d’un autodafé… Depuis, ce catalogue s’est enrichi et propose plus d’une dizaine de titres extrêmement intéressants. J’aimerais en évoquer trois, parus cette année.

     En octobre 2009 paraît un magnifique roman de Silvio Huonder, romancier allemand d’origine helvétique – son roman a d’ailleurs en commun avec lui cette géographie à la fois habituelle et étonnante pour le lecteur : en effet, Adalina conduit son protagoniste, Johannes Maculin, de Berlin aux Grisons, région natale du personnage mais aussi de l’auteur. Cette histoire d’amour et de deuil, l’un comme l’autre illusoires, résonne étrangement en ce lieu à la fois inaccoutumé et conformiste, exacerbant les tensions, les sentiments, jusqu’au drame qui, dans un tout autre cadre, aurait pu être banal… Roman à la force étonnante, Adalina entraîne le lecteur dans un territoire dangereux et transgressif, intime et poignant, au-delà des limites de l’humanité, dans une nature heureuse où les hommes créent leur propre malheur… La belle traduction de Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt met en évidence une langue poétique et heurtée à la fois, adaptée aux mouvements de la conscience du personnage confronté à la nostalgie d’un amour et à l’impossibilité de l’oubli. Le roman a été l’objet d’une très belle chronique dans La Taverne du Doge Loredan.

   Gabriel Báñez, romancier argentin d’un immense talent, est mort avant d’avoir vu paraître en français son extraordinaire roman Les Enfants disparaissent en janvier 2010, au grand chagrin de Christophe Sedierta, son éditeur. La Dernière Goutte, là encore, offre au lectorat français un texte d’une qualité exceptionnelle, et qui, malgré une apparente simplicité, ouvre une méditation essentielle sur le temps, l’enfance, la mort… Le prétexte pourrait évoquer Hitchcock dans Fenêtre sur cour ou Christian-Jaque avec Les Disparus de Saint-Agil : depuis sa chaise roulante, un horloger est le témoin de disparitions mystérieuses d’enfants, toujours à dix-huit heures précises. Témoin et suspect, il ne propose aucune explication mais oblige le lecteur à entrer dans une réflexion intense et personnelle sur l’enfance, la fuite du temps, l’immobilité et le mouvement … Là aussi, je vous invite à vous reporter à une excellente chronique du doge Christophe Martinez, précise et exhaustive tout en préservant le mystère.
    Enfin, je tenais aussi à évoquer l’une des dernières parutions de cette jeune maison d’édition : un livre amer et joyeux, réjouissant et désabusé, celui de Mario Rocchi : Casa Balboa, chronique d’un désordre ordinaire. Une œuvre étonnante, stream of consciousness désenchanté et voluptueux d’un atrabilaire toscan qui pourrait être un reflet de son créateur. Casa Balboa, quinquagénaire grincheux et obsédé sexuel, ne trouve l’apaisement qu’en promenant son chien Otto qui est, en quelque sorte, son double heureux. Il porte sur la société italienne de Berlusconi et de Benoît XVI, sur la famille, un regard blasé et pessimiste. Le roman, s’épanouissant en toute liberté, se développant dans une certaine anarchie, sans pause, sans chapitre, évoque le cinéma italien des années soixante-dix, se plaçant sous la tutelle de Mario Monicelli (« Rien que de penser à la chair de ma chair, ça me donne envie d’être végétarien » est la phrase placée en exergue du livre, tirée du film Mes chers Amis) ou d’Ettore Scola (on pense parfois aux épanchements libidineux du paterfamilias de Brutti, sporchi et cattivi).

     Les prochaines parutions de La Dernière Goutte sont tout aussi exaltantes, avec l’annonce pour le 7 octobre 2010 de L’Affabulateur, roman de Jakob Wassermann, auteur allemand surtout connu en France pour Kaspar Hauser ou la paresse du cœur – un roman que personnellement, j’attends avec une immense impatience ; et, pour janvier 2011, la perspective enthousiasmante de découvrir un autre roman de Gabriel Báñez, La Vierge d’Ensenada…
  
Merci à Christophe Martinez qui, à travers son article sur Les enfants disparaissent, a suscité mon envie de découvrir ce beau roman et, du coup, les autres oeuvres publiées par La Dernière Goutte (PS : merci pour L'Imposture...). Et merci aussi à Christophe Sedierta qui, en buvant un thé au Café Brant, nous a appris que talent, curiosité, passion et modestie peuvent aller de pair...
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Site des Editions de la Dernière Gouttehttp://www.ladernieregoutte.fr/
Le site de Christophe Martinez, La Taverne du Doge Loredanhttp://latavernedudogeloredan.blogspot.com/
Anne Gallet, Isabelle Flaten, L'Imposture, 2008
Silvio Huonder, Adalina (traduction de Dina Regnier Sikirić et Nathalie Eberhardt) , 2009
Gabriel Báñez, Les enfants disparaissent ( remarquable traduction de Frédéric Gross-Quelen), 2010
Mario Rocchi, Casa Balboa, chronique d'un désordre ordinaire (là aussi, très belle traduction de Sylvie Huet), 2010

mardi 17 août 2010

Poésie du désastre : Charles Reznikoff, Holocauste (un extrait)

   
Comment la littérature, et plus particulièrement la poésie, peut-elle rendre compte des drames, des catastrophes collectives, des désastres de l’histoire ? A la formule incisive de Theodor Adorno : «  La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. » (Theodor W. Adorno, Critique de la culture et société, 1949), reproduite et commentée à l’infini,  des poètes répondent par leurs œuvres. Si l’effroyable période qui a vu naître Auschwitz et d’autres lieux où l’horreur s’est territorialisée remet en cause l’existence même des arts, de la littérature et de la poésie, l’on comprend que le philosophe écrit « sous le choc » : comment penser l’impensable, nommer l’innommable ? Adorno, plus tard, reviendra sur cet article et en nuancera la teneur, dans Dialectique négative, par exemple. Les mots semblent avoir perdu leur pouvoir, et le monde se vouer au silence. La beauté n’y a plus sa place…  Mais dont-on réduire la poésie à sa fonction esthétique ? Cette conception de la poésie très largement répandue est certes très naïve, fondée sur son aspect orphique – il est vrai que le lyrisme lui semble presque consubstantiel. Le poème n’offre-t-il une voix qu’à celui qui le fait naître, ou peut-il faire résonner celle d’inconnus, victimes anonymes privées de parole ?
   Les auteurs, parfois, se font témoins ou porte-paroles ; mais l’espace entre témoignage et mise en forme poétique ouvre un questionnement auquel Charles Reznikoff répond de manière subtile, magistrale et poignante. Avant lui, déjà, des écrivains avaient choisi de s’effacer pour conserver toute l’ampleur d’un témoignage : Karl Kraus, dans Les derniers jours de l’humanité, « pièce de théâtre apocalyptique de 800 pages » (Lucien Goldmann), utilise des citations lues dans la presse qui répand la propagande belliciste entre 1914 et 1918. Plus tard, William Carlos Williams inscrit sa poésie dans une démarche politique, portant à travers elle un regard acéré sur la société américaine de son époque. « No ideas but in things » (« Pas d’idéologie, mais du concret ») écrit-il dans « Un genre de chanson » (1944). Frank Smith, en 2010, place cette phrase en exergue de son magnifique Guantanamo… Mais entre-temps,  dans la lignée de Williams et des courants moderniste et objectiviste, d’autres ont réfléchi sur le rôle de la poésie, qu’ils utilisent pour témoigner, la dépouillant des affects du poète : Louis Zukofsky, George Oppen et Charles Reznikoff, sans doute le plus célèbre d’entre eux. Celui-ci, en 1965, publie Testimony – The United States 1885-1890, fondé sur des archives des tribunaux américains. « Dans Testimony, les protagonistes dont j’utilise les propos témoignent tous de ce qu’ils ont véritablement vécu.  Leur témoignage est celui de quelqu’un qui témoigne au tribunal - non une description de ce qu’ils ont ressenti, mais de ce qu’ils ont vu ou entendu. Ce que, moi, j’ai voulu faire, c’est, en effectuant un choix, réaliser un montage, en rythmant les mots qu’ils ont employés, et créer ainsi un état d’âme ou un sentiment. (…) Un critique a écrit qu’en relisant Testimony il y a vu un monde d’horreur et de violence. Je n’ai pas inventé ce monde, mais c’est ce que j’ai ressenti. » (entretien donné à la revue Europe, 1977, cité par Auxeméry dans sa préface à Holocauste).Puis justement, en 1975, paraît cette œuvre extraordinaire et douloureuse, Holocauste, composée à partir des témoignages de survivants au procès de Nuremberg. Et ce long poème, organisé en douze chapitres (I. Déportation, II. Invasion, III. Recherche, IV. Ghettos, V. Massacres, VI. Chambres à gaz et camions à gaz, VII. Camps de travail, VIII. Enfants, IX. Divertissements, X. Fosses communes, XI. Marches, XII. Evasions) parvient à transcrire un peu de cette réalité humaine, de cette horreur, de ces drames individuels s’insérant dans la catastrophe collective, mieux que des noms sur un monument, même si ces témoignages demeurent tous anonymes. Elle dépose en chaque lecteur un peu de « cette toute-brûlure ou toute l’histoire s’est embrasée » (Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, 1980), le marquant à jamais d’une cicatrice à vif…

   Voici le troisième « chant » de la cinquième partie de l’œuvre, intitulée « Massacres ».

« Des femmes juives avaient été alignées par les troupes
     Allemandes chargées du territoire,
forcées à se déshabiller,
 et elles se tenaient debout, en sous-vêtements.
Un officier, qui regardait la rangée des femmes,
s’arrêta pour regarder une jeune femme –
grande, avec de longs cheveux tressés, et des yeux
     admirables.
Il continua à la regarder, puis sourit et dit,
« Un pas en avant. »
Hébétée – comme elles l’étaient toutes – elle ne bougea pas
et il dit à nouveau : « Un pas en avant !
Tu ne veux pas vivre ? »
Elle avança d’un pas
et puis il dit : « Quel dommage
de mettre tant de beauté sous terre !
Va !
Mais ne regarde pas en arrière.
Tu as la rue jusqu’au boulevard.
Suis-là. »
Elle hésita
et puis se mit à marcher comme il avait dit.
Les autres femmes la regardaient –
certaines sans doute avec envie –
elle marchait lentement, pas à pas.
Et l’officier sortit son revolver
et l’abattit dans le dos. »

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Charles Reznikoff, Holocauste, Prétexte Editeur / Poésie, 2007 (traduction Auxeméry)
Theodor W. Adorno, Prismes : critique de la culture et société, Payot, 1986
                                 Dialectique négative, Payot, 1978
Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, Gallimard, 1980
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Et puis, je voulais remercier Frédéric Fiolof et Marcel Inhoff, qui tous deux, en même temps et sans le savoir, ont attiré mon attention sur l'oeuvre de Reznikoff.



vendredi 13 août 2010

Gottfried Keller, Henri le Vert, par Marcel Inhoff


  Il y a quelques années, le Salon du Livre à Paris accueillait la Suisse comme invitée d’honneur. J’avoue qu’à l’époque, la perspective de découvrir la littérature helvétique passa au second plan, après celle de parcourir les allées de cette gigantesque librairie, rêve et cauchemar à la fois de tout lecteur compulsif. Mes références étaient quasi inexistantes : comme toute petite fille j’avais dévoré les Heidi de Joanna Spyri ; j’admirai ces arpenteurs de génie qu’étaient Cendrars et (surtout) Robert Walser ; j’avais tenté de lire Ramuz, qui, à l’époque, m’avait un peu ennuyée (j’avoue que la véritable rencontre avec cet écrivain ne s’est jamais vraiment faite) ; j’avais été élevée dans le culte lointain de Jeremias Gotthelf, dont les œuvres complètes occupaient une étagère entière de la bibliothèque paternelle – Gotthelf, pasteur dans le canton de Berne d’où était originaire une partie de ma famille, mais dont les romans un peu austères, ancrés ans la paysannerie locale et réputés pour le regard conservateur que portait l’auteur sur la société de son époque, ne m’enthousiasmaient guère. D’ailleurs, quelle ne fut pas ma surprise, mêlée d’un peu d’émotion, de retrouver le nom de Bitzius (le vrai nom de Gotthelf) dans la première partie de 2666, celui-ci étant l’objet des recherches d’Arcimboldi, le romancier imaginé par Roberto Bolaño… Au détour d’un stand, celui des Editions de l’Âge d’Homme, mon regard s’arrêta sur les deux volumes d’un roman qui, je ne sais pourquoi, fut le seul que j’achetai ce jour-là. Henri le Vert, ce jeune homme vêtu d’un costume taillé dans l’uniforme de son père, entra dans mon existence de lectrice et s’y inscrivit durablement. J’avais envie d’en parler un jour, et puis, j’ai lu sur Shigekuni, un site dont j’ai déjà parlé ici, cette chronique intelligente et sensible. J’en ai traduit les trois premiers paragraphes, et les lecteurs anglophones pourront en découvrir la suite en suivant le lien à la fin de l’article…
  

  «  Ce roman extraordinaire, dont le titre en français est Henri le Vert, est généralement considéré comme  un des plus grands romans de la littérature mondiale (ne vous inquiétez pas, il ne s’agit pas ici de le canoniser), et même si je trouve qu’établir des classements en littérature est hasardeux, surtout lorsque l’on embrasse une longue période, je n’ai pu m’empêcher, en refermant ce livre, de reconnaître combien cette catégorisation se justifie. Veuillez noter qu’il y a eu deux éditions d’Henri le Vert du vivant de l’auteur, la première en 1854-1855, lorsque celui-ci, âgé de 33 ans, était encore un homme jeune et plein d’enthousiasme. La seconde a été publiée 25 ans plus tard, alors que Gottfried Keller était devenu un homme établi et bedonnant, presque aussi vieux que moi (sic). Il y a des changements significatifs entre les deux versions et beaucoup de ce qui caractérise la première édition a été modifié dans la seconde, en particulier sa fin sombre, « sombre comme un cyprès » selon les propres mots de Keller. Je déconseille à quiconque voudrait lire ce roman de commencer par la seconde version – hélas, je n’ai pu savoir sur quelle édition se fondaient les traductions.
   Henri le Vert n’est pas un roman parfait, loin de là. Si on le compare à des romans parfaits comme par exemple  Le bon Soldat de Ford Madox Ford, il semble presque informe, juvénile, parfois forcé. Keller ébauchait son roman et le rédigeait pendant que les presses tournaient, son éditeur lui arrachant pratiquement les brouillons des mains. Après la publication, Keller a immédiatement exprimé sa répugnance envers le résultat de son travail. Il a élaboré et rédigé son roman pendant plus de dix ans en combinant des extraits disparates, en élaguant ici et là. Les seuls éléments immuables pendant toutes ces années ont été l’idée de base et le dénouement. Pour expliquer pourquoi il n’avait pas simplement abandonné l’idée de ce roman plutôt que d’essayer de le réviser en une version acceptable, Keller disait qu’il y avait des parties de l’oeuvre qu’il ne pouvait expliquer, qu’il ne pouvait reproduire. Certains passages « ne peuvent s’écrire qu’une seule fois, se livrer qu’une seule fois », écrit-il. Après avoir fini le livre, le lecteur est capable de désigner des phrases, des chapitres, des scènes auxquels se réfère ici l’auteur. Je crois que cela en dit beaucoup sur ce livre et l’effet qu’il produit sur le lecteur.
   L’intrigue n’a rien de remarquable en soi. En tant que Bildungsroman, elle suit les règles du genre. Elle s’attache aux pas d’Henri Lee, un jeune homme de Zürich, pendant les premières étapes de son éducation sentimentale et intellectuelle jusqu’aux ténébreuses dernières pages. L’un des nombreux aspects remarquables du roman est sa structure. Après une quarantaine de pages, Keller y insère un récit autobiographique qui évoque une « Jugendgeschichte » (une histoire de jeunesse) et qui constitue presque la moitié du roman. Cette partie est rédigée à la première personne ; le narrateur est Henri lui-même, et pendant tout le reste du roman il promène partout avec lui le manuscrit de cette Jugendgeschichte. Dans les derniers épisodes du livre, lorsqu’il revient à Zürich, pauvre et en disgrâce, il ne possède plus rien que les vêtements qu’il porte sur le dos et ce manuscrit. La suite du roman est prise en charge par un narrateur omniscient à la troisième personne, qui, fidèle à la littérature de  l’époque, porte quelque jugement sur le personnage, juste assez pour équilibrer les impudences d’Henri qui nous ont accompagnés pendant si longtemps. Le roman, dans l’ensemble, pourrait parfois se rapprocher de ces rêves longs et compliqués qui y sont relatés, mais il semble étrangement équilibré. Des personnages y entrent et en sortent, la Jugensgeschichte commence au début d’un volume et s’achève au milieu d’un autre, le narrateur à la troisième personne semble parfois n’accorder qu’un intérêt ennuyé aux pensées et aux sentiments d’Henri, parfois même il ne semble les remarquer qu’à peine, mais le tout, miraculeusement, se révèle cohérent. C’est la voix et les pensées d’Henri qui créent cette cohérence, pas l’intrigue, ni le style, ni Henri, ce fat prétentieux. «  [NB : l’auteur de l’article porte ici un jugement que je me suis permis d’atténuer].
La suite de cet article est à découvrir en suivant ce lien...

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Gottfried Keller, Henri le Vert, tomes I et II, L'Âge d'Homme, 1987 et 1990

lundi 2 août 2010

Pétrus Borel, Escales au pays du Lycanthrope...


« Lycanthrope bien nommé ! Homme-loup ou loup-garou, quelle fée ou quel démon le jeta dans les forêts lugubres de la mélancolie ? Quel méchant esprit se pencha sur son berceau et lui dit : Je te défends de plaire ? » (Baudelaire, L’Art romantique)
« Ce n’est plus l’abrutissement qu’il me faut, c’est le néant!» (Champavert  le Lycanthrope, p. 92)

   « Yo soy que soy » : telle est la devise de Pétrus Borel, citée par André Breton au début du chapitre qu’il consacre à cet auteur méconnu dans son Anthologie de l’humour noir. La simplicité incisive de ces quelques mots en espagnol semble afficher une fière sérénité, une certitude paisible et altière… Or,  l’œuvre de cet auteur inclassable, poète, romancier, s’inscrit toute entière dans l’étrangeté, la recherche frénétique d’une identité, la difficulté de se fondre dans un monde violent et dissonant. Passereau, Champavert, les protagonistes des textes étonnants réunis par Hugues Béesau et Karine Cnudde dans ces Escales à Lycanthropolis, sont-ils des avatars de leur créateur ? Sans doute en reflètent-ils des éclats disparates, en une mosaïque bizarrement cohérente. En effet, ce qui fonde l’harmonie de ce recueil n’est pas tant  l’unité thématique – les nouvelles proposant des situations extrêmement riches et variées – que le dynamisme, la violence même, de cette écriture authentique, dramatique et drolatique. Une écriture sous tension, militante, révolutionnaire, sarcastique et désespérée; une écriture romantique…

   Qui est le Lycanthrope ? Cette créature mi-homme, mi-loup, c’est Champavert, le héros éponyme de la première escale de notre périple ; un personnage que d’emblée, l’auteur identifie à lui-même. La notice dans laquelle Pétrus Borel présente sa nouvelle est étonnante et introduit immédiatement la problématique de la « pseudonymie ».
     « Pétrus Borel s’est tué ce printemps : prions Dieu pour lui, afin que son âme, à laquelle il ne croyait plus, trouve merci devant Dieu qu’il niait, afin que Dieu ne frappe pas l’erreur du même bras que le crime.
     Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se recelait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de l’enfance ; aussi, peu de ses camarades connurent-ils son véritable nom ; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement ; le fit-il par nécessité ou par bizarrerie ? c’est  ce qu’on ignore entièrement. Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et en sciences, par Pétrus Borel de Castres, profond docteur, antiquaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel. Descendait-il maternellement de cette famille, avait-il voulu reprendre le nom d’un de ses aïeux ? C’est ce qu’on ignore entièrement et que sans doute on ignorera toujours.
     Ainsi que nous l’avons établi en titre de ce livre, son vrai nom était Champavert .» (p. 55-56)
Le lecteur se trouve entraîné dans un univers déconcertant où l’auteur lui-même instaure le doute ; l’identification revendiquée entre auteur et personnage, les éléments autobiographiques introduits dans la fiction consacrent l’œuvre littéraire comme un prolongement de l’existence, lui conférant autant de réalité qu’au vécu. Mais de surprenants développements s’ensuivent : ainsi, Borel-Champavert décrit sa propre mort par suicide – thème récurrent dans plusieurs des nouvelles du recueil. Cette fatalité s’inscrit au fronton de l’œuvre, le premier chapitre de Champavert étant intitulé « Testament ». La mort inéluctable ombre le texte, dont l’humour devient grinçant, dissonant, amer. Le lycanthrope, créature de la nuit, figure un intermédiaire entre la vie et la mort, dans une hésitation qui reflète sans doute les conflits qui animent l’auteur.
   
     Le suicide envisagé aussi bien par Champavert que recherché par Passereau, l’étudiant en médecine héros de la deuxième nouvelle proposée, constitue un motif de l’œuvre de Pétrus Borel – un thème revendiqué avec une ostentation provocante. Si, en 1857, Gustave Flaubert (grand admirateur de Pétrus Borel, comme le rappelle l’exergue choisie pour ces Escales : « Je me gaudys avec Pétrus Borel qui est hénaurme », Lettre à Louise Colet, 1854) a été traîné devant les tribunaux en partie pour avoir décrit le suicide d’Emma dans Madame Bovary, plus de vingt ans auparavant, Pétrus Borel fait de ce thème un aspect essentiel dans Champavert et dans Passereau. La dernière image de Champavert est celle d’un cadavre : le « De profundis » qui clôt le texte évoque la découverte par un écarisseur (orthographe revendiquée par Borel) d’ « un homme couvert de sang ; sa tête, renversée et noyée dans la bourbe, laissait voir seulement une longue barbe noire, et dans sa poitrine un gros couteau était enfoncé comme un pieu. » (p. 121). Un suicide envisagé comme le meurtre de soi-même, ici, et constituant le point d’orgue d’un texte où la violence et la cruauté sont poussées à leur paroxysme – Champavert se suicide après avoir tué la jeune femme aimée, Flava, et l’enfant qu’il en a eu… Mais l’atroce côtoie le rire parfois. Ainsi, dans Passereau, l’étudiant, dont le désespoir se confond avec le blasement, cherche des moyens de mourir volontairement mais pas de sa propre main. Son imagination lui fait envisager un moyen surprenant pour parvenir à ses fins / sa fin : il va trouver le bourreau Samson :
     « - Je vous supplie donc de nouveau d’obtempérer à ma demande, je vous tiendrai compte de tous vos frais.
-          Quelle demande ? Décidément que désirez-vous ?
-          Peu de chose, je voudrais simplement que vous me guillotinassiez. » (p. 172)
Cette demande insolite est formulée de manière raisonnable, argumentée :
     « - La vie est facultative, on peut la tolérer à certaines conditions, à la condition du bonheur, et l’on peut, certes, à bon droit, la trancher quand elle ne nous apporte que souffrances ; on m’a imposé l’existence sans mon gré, comme on m’a imposé le baptême ; j’ai abjuré le baptême ; aujourd’hui, je revendique le néant. » (p. 169)
Champavert, dans sa revendication, décide même d’envisager pour sa démarche un cadre légal ; pour cela, il adresse à la Chambre des Députés une lettre incongrue à cette époque de cléricalisme triomphant… Le désir de mourir s’inscrit ainsi dans un décalage qui crée un espace pour l’humour – grinçant, certes, ce qui explique la présence essentielle de l’auteur dans l’anthologie de Breton.

   Mais quelle est l’origine de ce désir ? Il semble avoir plusieurs sources. La première, avouée, est l’incapacité à trouver l’amour, le vrai. Les femmes aimées par Champavert et par Passereau ne sont pas dignes de leur amour. Champavert ne ressent qu’aigreur à l’encontre d’Edura, sa « Madame de Warens », qui a « fait entrer la haine en [son] cœur » (p. 103), et dont l’exécration ne peut totalement faire disparaître l’amour. Le jeune homme est aussi déçu par Flava, parce que celle-ci s’est donnée à lui, renonçant à la pureté qu’il aimait en elle. C’est pour cela qu’elle doit mourir. Passereau, lui, a découvert la trahison de Philogène. L’amour lui semble un mirage – la femme n’apporte dans l’existence de ces héros que le désir de mort.
     « - Hier, je ne parlais pas ainsi ; hier, j’étais encore abusé, mais bien des voiles sont tombés de mon front depuis hier ; personne n’a été plus que moi plein d’illusions et de croyances, personne n’a été plus sentimental que moi. – Plus le rêve a été grand et beau, plus le plat réveil est douloureux. – Hier j’étais sensible, aujourd’hui je suis féroce. – J’aimais de toutes les puissances de mon être une femme. Je croyais qu’elle avait pour moi de l’amour, elle me jouait ! Je la croyais candide, elle était vile et basse ! Je la croyais naïve, céleste, pure, elle était prostituée ! ô rage ! Et l’amour seul, l’amour pour cette femme me retenait en ce monde ! » (p. 170)
 Seule Ulrique, aimée et trahie par le comte Olaüs dans Le Fou du roi de Suède, constitue un contre-motif, introduisant dans le recueil le thème de l’innocence blessée. Mais le texte s’apparente au genre du roman noir du XVIIIe – on pense au Melmoth de Maturin (cité dans la notice introduisant le conte), aux Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe… La femme est ici une victime de la folie et de l’orgueil des hommes, et non la cause de leur perte.

   Or si les héros des récits de Pétrus Borel sont des amoureux déçus, leur mal-être a des racines plus profondes. Les nouvelles accordent une large place au thème du spleen. Voici comment est présenté le début du chapitre IV de Passereau : « Notre écolier a décidément le spleen.- Splénalgie (…) » (p. 155). Les premières lignes de ce chapitre décrivent précisément cet état particulier qui lie l’œuvre de Pétrus Borel à celle de Charles Baudelaire (qui reconnaît la dette qu’il a envers son prédécesseur) :
     « Rentré chez lui, Passereau retomba dans une torpeur froide et muette. Habituellement, sa belle figure portait l’empreinte d’une mélancolie profonde mais bienveillante ; ici, ce n’est plus cela : son œil, devenu hagard, est englouti sous des sourcils froncés, sa bouche, qui rit d’un rire d’agonie, est close par ses mâchoires qui claquent et s’enchevêtrent ; ses nerfs se crispent ; il va, il vient ; ses doigts crochus tenaillent et brisent tout ce qu’ils rencontrent ; il se voûte et se ramasse sur lui-même comme une bête fauve blessée ; sa tête, pendante, hoche sans cesse d’une épaule à l’autre, comme la tête de l’aigle presbyte qui cherche à voir la proie qu’il étouffe ; toute sa mimique est infernale et farouche. » (p. 155)
   Ainsi, le spleen métamorphose le jeune homme en une créature animale – un aigle « presbyte » ici, prédateur démuni, un loup-garou, monstre qui ne trouve sa place ni chez les humains, ni au sein de la nature. Le monde n’est pas fait pour accueillir les héros créés par Pétrus Borel, car son humanité n’est pas établie… On trouve des accents rousseauistes dans cette œuvre qui inscrit en elle le thème du Mal – dont l’origine est dans la société, sur laquelle Borel pose un regard désespéré.
     « Le monde, c’est un théâtre : des affiches à grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent la foule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met son jabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robe d’indienne, et, parapluie à la main, la voilà qui part ; leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foule paie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt selon le cens qu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie se verrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci. » (Champavert, p. 97)
L’œuvre de Pétrus Borel porte en elle cette révolte, qu’elle manifeste à la fois par ses motifs et par cette écriture si particulière, qui se caractérise par sa liberté. La poésie y côtoie la brutalité, annonçant celle de Charles Baudelaire. Le Lycanthrope mêle la bourbe, la charogne, la puanteur, à la pureté, aux émotions de ses personnages, à leur mélancolie, dans une écriture foisonnante et émancipée de toute contrainte. Cette liberté s’affirme aussi dans la syntaxe débridée – la ponctuation est étonnante dans ces nouvelles, épousant la violence des sentiments qui s’y expriment. Pétrus Borel revendique la liberté absolue de l’artiste qui peut transgresser les frontières entre les genres et les registres, entrelaçant étroitement la tragédie au grotesque, la beauté et la hideur, la délicatesse et la monstruosité… Une œuvre du seuil, à la fois inscrite dans une histoire et annonciatrice de révolutions littéraires et sociales à venir.

   Aussi le lecteur doit-il une reconnaissance absolue aux éditions du Vampire Actif qui ressuscitent un auteur presque oublié par un travail éditorial d’une qualité  remarquable…

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Pétrus Borel, Escales à Lycanthropolis, Le Vampire Actif, "Les rituels pourpres", 2010   
Baudelaire, L'Art romantique, Garnier-Flammario, 1968
André Breton, Anthologie de l'humour noir, Jean-Jacques Pauvert, 1966
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Et deux beaux articles sur le même livre :
http://latavernedudogeloredan.blogspot.com/search/label/Borel%20Petrus
http://www.e-litterature.net/publier2/spip/spip.php?article1024