Qualibus in tenebris vitae, quantisque periclis,Degitur hocc aevi, quodcumque est !Au milieu de quels dangers, de quelles ténèbres, ne se passe ce peu qui nous est accordé de vie !(Lucrèce, De Natura rerum, II, 15)
Le destin de Jakob Elias Poritzky semble lié à son œuvre, tombée dans l’oubli à sa mort en 1935. Quelques années après sa naissance en 1876 à Lomza, dans une Pologne occupée par la Russie et où sévissent famine et pogroms, sa famille émigre et s’installe dans le pays de Bade, près de Karlsruhe. Les éditions de La Dernière Goutte, dont le catalogue recèle décidément bien des trésors, ressuscite en 2008 une œuvre jamais traduite en français jusque ici, Mes Enfers, publié en Allemagne en 1906. De ce livre inclassable s’élève une voix puissante, désespérée et révoltée, dont pourtant l’ironie n’est pas absente : un cycle infernal et douloureux, mais aussi burlesque parfois. L’auteur, lorsque paraît ce texte, n’a qu’une trentaine d’années. Il y relate une descente aux enfers, dans un mouvement à la fois spiral et cyclique : en effet, chaque chapitre décrit un nouveau cercle de l’enfer dans lequel s’enfonce le narrateur, chacun plus étroit et plus étanche que le précédent ; cependant, le dernier, « Révolte », cet appel rageur s’adressant à un Dieu hypothétique, répond au second qui évoque l’enfance du narrateur dans un environnement qui ressemble beaucoup à celui qu’a connu Poritzky.
Nul besoin d’être mort pour connaître l’enfer. Le narrateur se meut dans un univers étriqué, une chambre « petite et basse », dont il ne sort que pour rencontrer des rebuts de l’espèce humaine. En chaque homme croisé il devine un destin semblable au sien, misérable et crapuleux. Chaque passant recèle son lamentable « petit secret » : des pensées coupables pour une chanteuse de cabaret, le refus de donner naissance à un enfant qui perpétuerait sa condition, le désir de tuer… Mais lui, doué de cette capacité incisive à discerner les bassesses de ses congénères, n’échappe pas à leurs travers, se laissant aller aux rencontres de hasard, même si elles le conduisent à une pitoyable maison close où il est le jouet des attentions impudiques de deux laides prostituées. Dans cette pérégrination erratique, il entraîne un lecteur qui lui ressemble :
La misère de l’existence, voilà ce que je prêche. Si la vie te dégoûte, si tu es écœuré, parvenu au zénith du malheur, si ton âme est tellement oppressée qu’elle est sur le point d’éclater, si tu as envie de te faire sauter la cervelle pour te réfugier dans un néant où l’on ne ressent plus rien, alors lis mon livre. Il te consolera en augmentant tes tourments. Tu comprends…J. E. Poritzky, écrit en 1900 (citation placée en exergue).
D’emblée, l’auteur fait du lecteur son frère de misère, supposant qu’ils appartiennent tous deux à la même humanité dévoyée et malheureuse. Ce « Tu comprends… » nous embarque à sa suite, demande d’adhésion, supplication presque, conjonction de solitudes qui permet de retrouver un semblant de fraternité. Le voyage s’annonce rude. L’une des caractéristiques de l’écriture de Poritzky se trouve là : s’adressant directement au lecteur, à lui-même, à Dieu, il se place au centre d’une création qui se révèle un gouffre l’entraînant dans les tréfonds de l’enfer. Le rapport qu’il instaure à Dieu est étrange : en effet, il l’évoque au début et à la fin de son œuvre, le niant tout en s’inscrivant contre lui ou s’adressant directement à lui, dans une démarche presque Schopenhauerienne. L’on pense à ce passage de Parerga et Paralipomena : "S'il y avait un Dieu, je n'aimerais pas être ce Dieu, la misère du monde me déchirerait le cœur." D’ailleurs, « Les portes de l’Enfer » pourraient bien être celles du paradis selon son père. Le second chapitre, en effet, retrace une enfance qui n’a rien d’un vert paradis. Le père du narrateur, comme celui de Poritzky (qui était Chasán - chantre à la synagogue), l’empêche de lire, considérant que les livres éloignent de la religion.
- Non, saleté, tu n’es pas pieux. Tu n’aimes pas prier, tu préfères lire tes saloperies allemandes. Mais attends un peu, pour voir ! Dans l’Au-delà, tu n’arrêteras pas de te faire tanner le cuir des fesses pour tout ça.- Mais Père, il faut bien que je lise.- Non, tu ne dois pas lire. Jette tous ces livres répugnants. Fiche ces ordures au feu ! Prie donc ! C’est ce que tu as de plus intelligent à faire. Ensuite Dieu t’aimera. Sinon Il te méprisera comme il méprise les vulgaires chiens galeux.
Gustave Doré, La Bible. Salomon |
Cependant, le narrateur choisit de demeurer fidèle à son amour des livres, ce qui le détourne de ce Dieu terrible. Il ne peut donc se reconnaître en sa famille. L’image de la mère, aimante mais soumise, n’est pas suffisante pour le retenir dans le cercle intime où il a connu son premier enfer. Comme la famille de Poritzky a fui la Pologne pour se soustraire au danger, le double de l’auteur choisi de voyager, s’associant sans le savoir au destin de son peuple condamné à l’errance. Seul rayon de lumière dans cet éloignement : la découverte de l’amour de sa sœur – sentiment qui ne peut s’exprimer qu’en cachette du père. Cette révélation ne peut le rendre que plus malheureux encore, puisque ce départ devient déchirure.
Ainsi débute un voyage qui conduit le protagoniste d’espoir en désillusion. Ses voyages sont la réplique de ceux qu’a effectués Poritzky : de Francfort à Paris, puis à Berlin, d’enfer en enfer. Il fait l’expérience de la misère et de la faim, comme le personnage de Knut Hamsun. A Paris, au milieu d’étudiants aussi misérables que lui, il est réduit à quémander, à s’immiscer dans ces files interminables de mendiants à la soupe populaire. Parfois, il se passe de repas.
Prendre un bol vide, une cuillère à soupe et feindre de manger jusqu’à en être rassasié : qui ne réussit pas ce tour de force ne peut pas être à la fois pauvre à Paris et désireux d’étudier.
Parfois il hume une cruche d’eau, s’imaginant y respirer l’odeur de l’alcool dont il rêve. Cette expérience n’est pas un passage. Chaque étape donne naissance à une autre, plus pénible encore. La détresse fait naître l’abjection. La figure maternelle, vieille femme pauvre, aveugle mais aimante, qui le rattache encore au monde, se mue en une représentation honteuse, puisqu’elle a accepté la semence de l’homme honni, le père, dans une étreinte dégoutante. Ainsi, plus aucun repère ne le lie au bien. Il devient de plus en plus difficile de s’échapper de cet enfer qui semble se refermer sur lui… A la misère sociale s’adjoint l’infamie. Plutôt que de rechercher la solidarité, le réconfort dans une relation affectueuse ou amoureuse, le narrateur se complait à rabaisser la prostituée avec laquelle il entretient une relation, Claire, la bien nommée, amoureuse de lui. S’il la punit, c’est parce qu’elle le renvoie à sa propre déchéance :
Parce que je suis incapable de l’aimer du fond de mon âme et parce que, pourtant, je voudrais tant aimer quelqu’un tendrement. N’importe quel être humain. Parce qu’elle n’est pas digne que je la serre dans mes bras, parce que j’ai faim, parce que j’ai mal, parce que les hommes ne méritent que du mépris… et pour mille autre raisons encore, qui s’agglutinent et qui, brusquement, assombrissent mon humeur.
Puisqu’il n’est pas capable d’être heureux, il choisit de rendre l’autre malheureux, s’isolant progressivement du reste de l’humanité, ce qui le conduit dans l’un des derniers cercles : Berlin, « la cité cruelle », où les affres de la faim toujours présente, l’abjection de la mendicité sont intensifiées par la conscience d’une inexorable solitude pareille à la mort. Le narrateur s’imagine cadavre :
J’étais allongé dans mon cercueil, ruminant ma nullité. J’entendais le vent hurler, dehors : cela me comprimait le cœur et me décourageait.
Gustave Doré, gravure pour La Divine Comédie |
Mais la mort n’offre aucune échappatoire à cette misère, elle n’est même pas le néant, ne promet aucune ataraxie. Il n’existe pas de solution. Alors, autant se livrer à la fange qui a envahi le monde. La faim le tenaille toujours, obsédante, et faisant de lui un être soumis à toutes les turpitudes. On lui suggère bien une possibilité de trouver de quoi se nourrir, qu’il refuse dans un dernier sursaut de dignité :
A la soupe populaire, lieu de désespoir et de faim éternelle, foyer d’anarchistes, abject montage financier d’une affaire fructueuse, on me conseillait avec bienveillance de me lancer dans la pédérastie, disons … passive. Et si ça ne marchait pas, de rejoindre une équipe active de cunnilingi car ils étaient très demandés.
Cette descente aux enfers, paradoxalement, est à l’origine d’une œuvre née de la faim. Ainsi se dessine un faible espoir – peut-être démenti, l’œuvre tombant rapidement dans l’oubli. Dans une ultime révolte, il apostrophe ce Dieu qu’il a refusé de reconnaître : le dernier chapitre du livre constitue comme une sorte d’antithèse à l’incipit des Confessions de Rousseau – impossible de savoir si Poritzky y a songé, mais le lecteur ne peut s’en empêcher. Ainsi, les malheurs d’une existence terrestre ne seront pas compensés par la perspective du paradis, l’homme n’étant finalement qu’une marionnette manipulée par un Dieu qui n’existe pas. La terrible vision de l’humanité contenue dans les pages de ce livre est sans issue : pourtant, la vivacité de la langue employée ménage des moments de plaisir, l’auteur ne s’interdisant rien, évoquant tous les aspects de l’ignominie, dans un déluge de récriminations mais avec une énergie désespérée. Si l’auteur ne mentionne jamais l’antisémitisme pourtant plus que prégnant à cette époque, son œuvre préfigure pourtant, de manière tragique, la catastrophe à venir, dans laquelle mourront sa femme et sa fille, et à laquelle seule sa mort prématurée le fera échapper. Signalons la remarquable traduction de Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt (comme toujours) qui préserve la verdeur et la force d’une écriture extrêmement contemporaine.
J.E. Poritzky et sa famille |