samedi 29 janvier 2011

La descente aux Enfers de Jakob Elias Poritzky


Qualibus in tenebris vitae, quantisque periclis,
Degitur hocc aevi, quodcumque est !
Au milieu de quels dangers, de quelles ténèbres, ne se passe ce peu qui nous est accordé de vie !
(Lucrèce, De Natura rerum, II, 15)

   Le destin de Jakob Elias Poritzky semble lié à son œuvre, tombée dans l’oubli à sa mort en 1935. Quelques années après sa naissance en 1876 à Lomza, dans une Pologne occupée par la Russie et où sévissent famine et pogroms, sa famille émigre et s’installe dans le pays de Bade, près de Karlsruhe. Les éditions de La Dernière Goutte, dont le catalogue recèle décidément bien des trésors, ressuscite en 2008 une œuvre jamais traduite en français  jusque ici, Mes Enfers, publié en Allemagne en 1906. De ce livre inclassable s’élève une voix puissante, désespérée et révoltée, dont pourtant l’ironie n’est pas absente : un cycle infernal et douloureux, mais aussi burlesque parfois. L’auteur, lorsque paraît ce texte, n’a qu’une trentaine d’années. Il y relate une descente aux enfers, dans un mouvement à la fois spiral et cyclique : en effet, chaque chapitre décrit un nouveau cercle de l’enfer dans lequel s’enfonce le narrateur, chacun plus étroit et plus étanche que le précédent ; cependant, le dernier, « Révolte », cet appel rageur s’adressant à un Dieu hypothétique, répond au second qui évoque l’enfance du narrateur dans un environnement qui ressemble beaucoup à celui qu’a connu Poritzky.

   Nul besoin d’être mort pour connaître l’enfer. Le narrateur se meut dans un univers étriqué, une chambre « petite et basse », dont il ne sort que pour rencontrer des rebuts de l’espèce humaine. En chaque homme croisé il devine un destin semblable au sien, misérable et crapuleux. Chaque passant recèle son lamentable « petit secret » : des pensées coupables pour une chanteuse de cabaret, le refus de donner naissance à un enfant qui perpétuerait sa condition, le désir de tuer… Mais lui, doué de cette capacité incisive à discerner les bassesses de ses congénères, n’échappe pas à leurs travers, se laissant aller aux rencontres de hasard, même si elles le conduisent à une pitoyable maison close où il est le jouet des attentions impudiques de deux laides prostituées. Dans cette pérégrination erratique, il entraîne un lecteur qui lui ressemble :

La misère de l’existence, voilà ce que je prêche. Si la vie te dégoûte, si tu es écœuré, parvenu au zénith du malheur, si ton âme est tellement oppressée qu’elle est sur le point d’éclater, si tu as envie de te faire sauter la cervelle pour te réfugier dans un néant où l’on ne ressent plus rien, alors lis mon livre. Il te consolera en augmentant tes tourments. Tu comprends…
           J. E. Poritzky, écrit en 1900 (citation placée en exergue).

   D’emblée, l’auteur fait du lecteur son frère de misère, supposant qu’ils appartiennent tous deux à la même humanité dévoyée et malheureuse. Ce « Tu comprends… » nous embarque à sa suite, demande d’adhésion, supplication presque, conjonction de solitudes qui permet de retrouver un semblant de fraternité. Le voyage s’annonce rude. L’une des caractéristiques de l’écriture de Poritzky se trouve là : s’adressant directement au lecteur, à lui-même, à Dieu, il se place au centre d’une création qui se révèle un gouffre l’entraînant dans les tréfonds de l’enfer. Le rapport qu’il instaure à Dieu est étrange : en effet, il l’évoque au début et à la fin de son œuvre, le niant tout en s’inscrivant contre lui ou s’adressant directement à lui, dans une démarche presque Schopenhauerienne. L’on pense à ce passage de Parerga et Paralipomena : "S'il y avait un Dieu, je n'aimerais pas être ce Dieu, la misère du monde me déchirerait le cœur." D’ailleurs, « Les portes de l’Enfer » pourraient bien être celles du paradis selon son père. Le second chapitre, en effet, retrace une enfance qui n’a rien d’un vert paradis. Le père du narrateur, comme celui de Poritzky (qui était Chasán -  chantre à la synagogue), l’empêche de lire, considérant que les livres éloignent de la religion.

-          Non, saleté, tu n’es pas pieux. Tu n’aimes pas prier, tu préfères lire tes saloperies allemandes. Mais attends un peu, pour voir ! Dans l’Au-delà, tu n’arrêteras pas de te faire tanner le cuir des fesses pour tout ça.
-          Mais Père, il faut bien que je lise.
-          Non, tu ne dois pas lire. Jette tous ces livres répugnants. Fiche ces ordures au feu ! Prie donc ! C’est ce que tu as de plus intelligent à faire. Ensuite Dieu t’aimera. Sinon Il te méprisera comme il méprise les vulgaires chiens galeux.
Gustave Doré, La Bible. Salomon


Cependant, le narrateur choisit de demeurer fidèle à son amour des livres, ce qui le détourne de ce Dieu terrible. Il ne peut donc se reconnaître en sa famille. L’image de la mère, aimante mais soumise, n’est pas suffisante pour le retenir dans le cercle intime où il a connu son premier enfer. Comme la famille de Poritzky a fui la Pologne pour se soustraire au danger, le double de l’auteur choisi de voyager, s’associant sans le savoir au destin de son peuple condamné à l’errance. Seul rayon de lumière dans cet éloignement : la découverte de l’amour de sa sœur – sentiment qui ne peut s’exprimer qu’en cachette du père. Cette révélation ne peut le rendre que plus malheureux encore, puisque ce départ devient déchirure.

   Ainsi débute un voyage qui conduit le protagoniste d’espoir en désillusion. Ses voyages sont la réplique de ceux qu’a effectués Poritzky : de Francfort à Paris, puis à Berlin, d’enfer en enfer. Il fait l’expérience de la misère et de la faim, comme le personnage de Knut Hamsun. A Paris, au milieu d’étudiants aussi misérables que lui, il est réduit à quémander, à s’immiscer dans ces files interminables de mendiants à la soupe populaire. Parfois, il se passe de repas. 

Prendre un bol vide, une cuillère à soupe et feindre de manger jusqu’à en être rassasié : qui ne réussit pas ce tour de force ne peut pas être à la fois pauvre à Paris et désireux d’étudier.

Parfois il hume une cruche d’eau, s’imaginant y respirer l’odeur de l’alcool dont il rêve. Cette expérience n’est pas un passage. Chaque étape donne naissance à une autre, plus pénible encore. La détresse fait naître l’abjection. La figure maternelle, vieille femme pauvre, aveugle mais aimante, qui le rattache encore au monde, se mue en une représentation honteuse, puisqu’elle a accepté la semence de l’homme honni, le père, dans une étreinte dégoutante. Ainsi, plus aucun repère ne le lie  au bien. Il devient de plus en plus difficile de s’échapper de cet enfer qui semble se refermer sur lui…  A la misère sociale s’adjoint l’infamie. Plutôt que de rechercher la solidarité, le réconfort dans une relation affectueuse ou amoureuse, le narrateur se complait à rabaisser la prostituée avec laquelle il entretient une relation, Claire, la bien nommée, amoureuse de lui. S’il la punit, c’est parce qu’elle le renvoie à sa propre déchéance :

Parce que je suis incapable de l’aimer du fond de mon âme et parce que, pourtant, je voudrais tant aimer quelqu’un tendrement. N’importe quel être humain. Parce qu’elle n’est pas digne que je la serre dans mes bras, parce que j’ai faim, parce que j’ai mal, parce que les hommes ne méritent que du mépris… et pour mille autre raisons encore, qui s’agglutinent et qui, brusquement, assombrissent mon humeur.

Puisqu’il n’est pas capable d’être heureux, il choisit de rendre l’autre malheureux, s’isolant progressivement du reste de l’humanité, ce qui le conduit dans l’un des derniers cercles : Berlin, « la cité cruelle », où les affres de la faim toujours présente,  l’abjection de la mendicité sont intensifiées par la conscience d’une inexorable solitude pareille à la mort. Le narrateur s’imagine cadavre :

J’étais allongé dans mon cercueil, ruminant ma nullité. J’entendais le vent hurler, dehors : cela me comprimait le cœur et me décourageait.
Gustave Doré, gravure pour La Divine Comédie

Mais la mort n’offre aucune échappatoire à cette misère, elle n’est même pas le néant, ne promet aucune ataraxie. Il n’existe pas de solution. Alors, autant se livrer à la fange qui a envahi le monde. La faim le tenaille toujours, obsédante, et faisant de lui un être soumis à toutes les turpitudes. On lui suggère bien une possibilité de trouver de quoi se nourrir, qu’il refuse dans un dernier sursaut de dignité :

A la soupe populaire, lieu de désespoir et de faim éternelle, foyer d’anarchistes, abject montage financier d’une affaire fructueuse, on me conseillait avec bienveillance de me lancer dans la pédérastie, disons … passive. Et si ça ne marchait pas, de rejoindre une équipe active de cunnilingi car ils étaient très demandés.

Cette descente aux enfers, paradoxalement, est à l’origine d’une œuvre née de la faim. Ainsi se dessine un faible espoir – peut-être démenti, l’œuvre tombant rapidement dans l’oubli. Dans une ultime révolte, il apostrophe ce Dieu qu’il a refusé de reconnaître : le dernier chapitre du livre constitue comme une sorte d’antithèse à l’incipit des Confessions de Rousseau – impossible de savoir si Poritzky y a songé, mais le lecteur ne peut s’en empêcher. Ainsi, les malheurs d’une existence terrestre ne seront pas compensés par la perspective du paradis, l’homme n’étant finalement qu’une marionnette manipulée par un Dieu qui n’existe pas. La terrible vision de l’humanité contenue dans les pages de ce livre est sans issue : pourtant, la vivacité de la langue employée ménage des moments de plaisir, l’auteur ne s’interdisant rien, évoquant tous les aspects de l’ignominie, dans un déluge de récriminations mais avec une énergie désespérée. Si l’auteur ne mentionne jamais l’antisémitisme pourtant plus que prégnant à cette époque, son œuvre préfigure pourtant, de manière tragique, la catastrophe à venir, dans laquelle mourront sa femme et sa fille, et à laquelle seule sa mort prématurée le fera échapper. Signalons la remarquable traduction de Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt (comme toujours) qui préserve la verdeur et la force d’une écriture extrêmement contemporaine.

J.E. Poritzky et sa famille



dimanche 23 janvier 2011

Rafael Pinedo : Plop, chronique d'une apocalypse.


 Une bulle de savon qui éclate, transpercée par les rayons du soleil ? Un son joyeux, léger, discret, celui d’une goutte d’eau froissant fugitivement la surface d’un étang ? Non. Plop est un nom, ou plutôt une désignation : à son arrivée sur terre, c’est le bruit qu’a fait l’enfant tombé des entrailles de sa mère directement dans la boue qui recouvre toute la surface terrestre, où l’eau se mêle à la glèbe et aux souillures, et où aucune lumière ne pénètre. Le monde qui accueille ce nouveau-né qui attendra ses dix solstices pour enfin recevoir une ébauche d’identité semble avoir subi l’ultime cataclysme. Quelle apocalypse s’y est-elle produite ? Planète ravagée, parcourue par des meutes errantes organisées en « groupes » hiérarchisés selon des lois sauvages, la terre n’est plus un lieu hospitalier ; chaque colline, chaque anfractuosité recèle un péril ; ainsi les hommes, toujours en mouvement – en effet, la halte ne peut se prolonger car elle expose au risque d’une mauvaise rencontre – ne connaissent pas le repos. La nature a été souillée, pervertie par on ne sait quelle fin du monde. Elle se laisse timidement deviner en quelques endroits non pas préservés, mais moins atteints. Ainsi ce lieu de chasse où se déploient les membres du groupe en quête de gibier.
Ils sont arrivés au Lieu.
C’étaient des ruines, entourées de buissons épineux, certains hauts comme un homme.
De loin, on voyait quelques pans de murs, des poutres, des portes et des fenêtres béantes comme des yeux d’une tête de mort. Tout était recouvert de mousse, de champignons et de lierre à feuilles noires.
Les vestiges de la civilisation disparue ont été dévorés par une nature pourtant peu féconde, mais celle-ci semble les avoir colonisés, digérés, putréfiés. Les maisons n'offrent plus aux regards que des squelettes inquiétants, et personne ne songerait à s'y abriter. La pluie envahit tout, diluant le paysage, le noyant, abolissant la distinction entre les éléments :  l'eau se mélange à la terre, fusion malsaine et dangereuse - cette masse noire peut parfois consumer celui qui s'y aventure. Le roman, d'une écriture sèche et incantatoire, multiplie les  évocations de pièges guettant les humains trop confiants, qu'ils émanent du milieu lui-même, ou qu'ils aient été placés sur leur chemin par d'autres hommes. Ici, chacun est à la fois chasseur et proie.

Anselm Kiefer, Burning rods (1984-87)


   L'humanité a subi un sort ambigu. En effet, elle semble être revenue à une forme d'animalité, puisque les activités s'organisent autour de deux préoccupations essentielles : la nourriture et le sexe. La recherche d'une pitance est l'activité primordiale : elle est rare et de mauvaise qualité. Le Lieu inhospitalier décrit dans le chapitre intitulé "La chasse" regorge d'un gibier convoité mais dangereux : des chats. Faute de ceux-ci, l'on se rabat sur les rats, les insectes, des restes de viande corrompue sur une carcasse abandonnée; à défaut - ou, au contraire, ripaille ; de la chair humaine, prélevée sur les cadavres rencontrés, ou sur ceux que l'on a abattus pour les "recycler". Ce terme, régulièrement employé dans le texte, établit aussi un lien entre cette apocalypse et un passé historique marqué par la trahison des valeurs humaines et la barbarie institutionnelle. L'organisation de cet embryon de société, en effet, est complexe. Groupes, "Brigades" hiérarchisées, "Volontaires", "Récréation"... tous les humains sont classés selon leurs compétences ou leurs inaptitudes, les plus faibles étant voués à la mort afin que leur cadavre puisse servir. Cette organisation complexe se greffe sur la sauvagerie latente; chaque occasion particulière révèle les plus bas penchants de l'homme.

   Les relations entre humains ne sont plus régies que par l'intérêt individuel. Dans le Groupe, il n'est jamais question de solidarité, chacun tentant de maintenir sa place pour survivre et pour utiliser l'autre à des fins personnelles. Le verbe "utiliser" désigne d'ailleurs l'acte sexuel : aucune réciprocité n'existe dans le plaisir recherché. Jamais le sexe n'est voué à la procréation : la naissance d'un enfant est une calamité - la mère de Plop, la Chanteuse à la joie contagieuse, se prostre et cesse de chanter lorsqu'elle le met au monde. L'on pratique le sexe pour assouvir un besoin ; celui qui dispense à l'autre la satisfaction charnelle n'a pour seul but que d'extorquer un privilège, d'asseoir sa place au sein de ce conglomérat d'individus dépourvus d'identité et que ne rassemble que l'instinct de survie. Parfois, comme Plop avec la femme du Commissaire Général, la revendication est d'obtenir à son tour la satisfaction sexuelle, mais elle ne se produit jamais dans l'échange, chacun prenant son plaisir à son tour, et dans la douleur.

Un jour, au milieu des spasmes de plaisir, Plop a fait semblant de tomber sur elle. Sa bouche s'est retrouvée contre l'un des seins. Il l'a mordu. Elle a juré que jamais elle n'avait ressenti quelque chose de pareil. 
Elle lui a demandé de passer sa bouche, sa langue sur sa poitrine.
Plop a répondu qu'elle devait lui donner quelque chose en échange.
- Quoi? a-t-elle demandé.
- Du plaisir, a-t-il répondu, sachant qu'elle aurait dit oui à n'importe quoi.
Il lui a demandé de lui bander les yeux, de l'attacher, de le couper, de le contraindre, c'est comme ça qu'il jouissait, lui.

   Parodie de relation amoureuse, qui finalement n'a pour objectif que d'aboutir à la condamnation de la femme et de son mari, dans le plan conçu par Plop pour échapper à sa condition. Cependant, le récit ménage des surprises. Parfois, il semblerait que naisse un penchant ou une véritable affection. Plop entretient avec la vieille qui l'a sauvé une relation mêlée de respect ; lors de sa rencontre avec Bizarrine, il éprouve un sentiment ambigu, peur et attirance qui s'expliquent par cette humanité qu'elle possède en plus. En effet, la jeune fille et la Vieille ont en commun la lecture : dans ce monde déchu, peu d'être savent qu'existent des livres. Lire se transmet comme un secret, par l'initiation au sein d'un groupe d'élus qui doivent cependant se cacher. Ce monde mort est celui où les livres n'existent plus : le peu d'humanité qui subsiste est lié aux quelques pages qui demeurent, conservées précieusement et en cachette.

Anselm Kiefer
   Mais Plop, qui porte en lui le germe de la rébellion, le survivant inattendu qui pourrait rendre à l'humanité certaines de ses qualités, choisit un chemin ambigu : pour lui, le salut passe tout d'abord par l'exercice du pouvoir - et son intelligence se met au service de son opportunisme, puis par la mort recherchée et accueillie comme une délivrance. Le livre s'ouvre sur l'image de l'homme mourant, attendant sa fin qui se rapproche à chaque pelletée que l'un de ses congénères jette sur lui, prisonnier d'un trou qui devient son tombeau.

A chaque pelletée, à chaque poignée de terre qui tombe sur se tête, une image de sa vie émerge de son esprit.
Comme ça, jusqu'à maintenant, la fin.
Tout cet effort a été fait pour ce moment, pour arriver à ça, pour pouvoir, enfin, mourir.

   Le roman de Rafael Pinedo, auteur argentin mort en 2006, est âpre, violent, parfois insoutenable. Son écriture lapidaire souligne une réflexion désespérée sur l'humain et le monde, sur ce qu'il pourrait devenir après les livres. Sa lecture évoque un autre grand texte, La Route, de Cormac McCarthy, écrit quelques années après ce texte. Mais ici, il n'est guère question d'apprentissage. Si quête il y a elle s'inscrit dans une humanité privée de tous ses repères, puisqu'avec les livres ont disparu tous les liens qui favorisent la transmission : aucune mère, aucun père ne peut ici se charger de conserver en l'enfant l'étincelle du bien...



lundi 17 janvier 2011

The Black Herald, issue # 1

  Voici le premier numéro du Black Herald, la revue littéraire créée par Blandine Longre et Paul Stubbs. Vous pouvez la commander ici, sur le site de Black Herald Press.

dimanche 9 janvier 2011

Claude Chambard : lire, écrire, vivre...

Robert Campin, Nativité, vers 1425, Musée des Beaux-Arts de Dijon
   
Lire, c’est accepter de se perdre en chemin, de se livrer aux rencontres de hasard ou au destin… Le  parcours d’un lecteur emprunte souvent des voies inattendues et ménage des rendez-vous surprenants. C’est la richesse et la beauté de la littérature que de mettre en présence des textes et des êtres, combinant réflexion et sensibilité, construisant un lien fort et humain. On oublie souvent que l’auteur est d’abord un lecteur, que son œuvre se construit dans un environnement littéraire, une proximité particulière, qu’un texte s’écrit forcément en hommage ou en opposition à un autre… La théorie littéraire s’est emparée de cette idée, développée dans la notion de dialogisme de Bakhtine ou de la transtextualité chez Genette. Mais le lecteur et l’auteur peuvent ignorer ces théories pour aborder l’œuvre de manière personnelle, intime, comme un pont jeté à travers l’espace et le temps, source d’une communication étroite et absolue qui fait appel à l’intelligence aussi bien qu’aux sentiments et aux sensations (car les sens aussi sont en jeu dans l’écriture ou la lecture, qui ne sont pas des activités abstraites).
   Il est des auteurs qui reconnaissent plus facilement que d’autres ce qu’ils doivent à leurs lectures. Claude Chambard est de ceux-là. Souvent, à la fin de ses livres, l’on peut lire des remerciements, à des amis, à des poètes, des philosophes, des romanciers qui ont jalonné son itinéraire de lecteur. Ainsi, souvent il cite Walter Benjamin, mais aussi Flaubert, Sebald, Voltaire, et d’autres : Britten, Tarkovski et Roublev – les personnages de Stalker aussi (à la fin d’Allée des Artistes) … Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire toute son œuvre, et la découvre comme elle se présente, de manière vivante et éclatée, l’auteur privilégiant la forme poétique et la nouvelle au roman. Ce n’est pas pour me déplaire. J’ai dit ici déjà ma prédilection pour la nouvelle. Elle est pour moi à l’image du monde, chaque texte représentant un éclat, un fragment, qui trouve sa place, petit à petit, dans une œuvre qui se construit. Mais l’exploration de cette œuvre sincère et originale révèle peu à peu une très grande cohérence dans la diversité.

Allée des Artistes

   Exploration, voyage… Le chemin que j’emprunte comporte quelques haltes qui seront loin de refléter la complexité de cette œuvre à la fois universelle et personnelle. J’y pénètre par l’Allée des Artistes, récit intime et bouleversant dans lequel s’entrecroisent souvenirs, songes, rêveries littéraires, reconstruction d’un monde perdu. Une quête éperdue dont on ne sait si elle s’inscrit dans le réel ou l’imaginaire d’un écrivain lecteur, mais qui se heurte à l’insaisissable, celui du temps que l’on ne peut retrouver hors des mots, d’images fugaces, de bribes de mémoire un instant ressuscitées. Le récit est celui d’une errance dans un endroit à la fois familier et transformé, D., la ville de l’adolescence de l’auteur, celle de l’amitié avec M., l’ami disparu, compagnon d’apprentissage du monde, d’éveil aux arts. Magdi Senadji le photographe, capable de figer pour l’éternité la sensation volatile, l’instant fugitif. Mais pour le narrateur / auteur / personnage, dont les pas se confondent parfois avec ceux de l’homme au macintosh, cet être mystérieux onze fois croisé dans l’Ulysse de Joyce, dont des analyses (celle de Nabokov en particulier) font le double de Joyce lui-même, une figure d’auteur hantant son œuvre pour l’éternité, les lieux se dérobent, ont changé, sont voilés :
   L’image du monde est projetée à l’envers sur la rétine. Dès lors, le monde n’est-il pas une hallucination de l’œil ? A travers les six carreaux, est-ce le monde que je vois, ou l’intérieur de mon œil ? Le monde passe dans mon œil, c’est le plus long mouvement immobile qui soit.
   Ne nous pressons pas ;
   La pluie tombe à gauche, pas à droite. Est-ce un effet de lumière ? une volonté du cinéaste ? un désir de l’écrivain ? une hallucination du spectateur, du lecteur ?
   La pluie emplit l’image le long de la rivière. La rivière sépare les deux berges. D’un côté, des arbres, de l’autre, des cavaliers. D’un côté, l’à-peu-près, de l’autre, le flou, entre les deux, l’incertitude. Andreï Tarkovski nous montre cette évidence dans Andreï Roublev précisément, mais sans doute dans tous ses films dans lesquels la pluie et le travelling – Stalker, souvenez-vous du voyage en draisine dans la zone interdite – sont des éléments fondateurs.
   Ce « je », ce « nous » désignant l’auteur et son ami deviennent un « il » presque indiscernable, tant les deux personnalités se fondent dans ce désir de connaître le monde, par leur regard particulier de photographe ou d’écrivain en devenir. Cette « marche » douloureuse est solitaire mais accompagnée pourtant par le souvenir des livres lus, des personnages rencontrés dans ces lectures, et qui peuplent la mémoire encore plus densément que les vivants oubliés. Les vivants… où sont-ils ? L’allée des artistes est bordée de statues, de monuments : de sépultures. C’est au pays des morts que C. C. est parti chercher son ami disparu, que les mots nés de la mémoire font renaître en un portrait tendre mais brouillé par le temps. Ainsi l’écriture est-elle recherche, celle du temps perdu, du monde disparu, du lien qui, au-delà de la mort, ne s’est pas dissous mais un peu voilé.
   Qui marche ?
   Qui boite ?
   Qui poursuit l’invisible ?
   Le texte est beau, limpide, mais l’énigme qu’il suscite est complexe, existentielle. Un questionnement déchirant, qui demeurera peut-être sans réponse, mais dont la formulation établit un lien entre le passé et le présent, entre la vie et les morts, entre l’auteur et le lecteur cheminant ensemble dans cette commune solitude.

La rencontre dans l’escalier

   Publié lui aussi par les éditions de l’Atelier In8, ce texte érotique constitue une étape dont, dans une première lecture, je n’avais pas saisi toute l’importance. Sans lien apparent avec l’œuvre évoquée ci-dessus, il  approche de manière surprenante et désespérée de thèmes présents dans Allée des Artistes, celui de la rencontre impossible et de la relation instaurée avec monde de l’écriture et de la lecture.
   La nouvelle, assez courte, foisonne pourtant d’idées, de pistes ouvrant sur une réflexion essentielle : les livres créent-ils un lien entre les hommes ou les séparent-ils ? Deux voix s’entrecroisent, celle de Clément, écrivain, occupé à la traduction de l’œuvre d’un auteur chilien qu’il n’a jamais rencontré, et celle d’Hortense, sa femme, qui passe ses journées à lire dans un grenier des œuvres érotiques traduites du chinois. Un couple aimant, uni par le désir du corps de l’autre, mais que les livres semblent éloigner l’un de l’autre. Ainsi Clément et Hortense vivent-ils dans des espaces séparés, le traducteur dans son bureau, sa femme dans ce grenier qu’elle quitte pour se promener ou aller nager. Leur rencontre n’a lieu que dans leur chambre close, propice au contact des corps, au plaisir partagé, mais l’homme, très vite, s’aperçoit que s’est interposée entre eux une présence mystérieuse, un homme dont il ne voit pas le corps mais qui pourtant entraine sa compagne dans des ébats auxquels il ne peut se joindre.
   La lecture est ici associée à l’élan vital : « Je lis, je vis », dit Hortense, « Je jouis, je vis ». L’acte de lire s’inscrit dans le plaisir ; ces textes dont l’homme ne comprend pas bien l’intérêt, « d’un érotisme désuet, bien peu excitant », sont pour elle source d’une intense jouissance intellectuelle aussi bien que physique.
   Je suis remontée dans mon grenier. J’ai trouvé un exemplaire magnifique sur grand Vergé du Xixian ji – le Pavillon de l’Ouest – sans nom de traducteur. Je coupe lentement, avec délectation, les pages bruissantes. La lecture me soulage et me redonne des forces, puis des joies, du plaisir, du vrai plaisir, de la jouissance.
   « Sans nom de traducteur » : or Clément, lui, est celui dont s’effacera le nom, puisque sa tâche est d’ « écrire les autres », c’est-à-dire de disparaître. D’ailleurs, ce travail d’écriture l’éloigne de la lecture :
   Je me suis trouvé un petit fauteuil près d’une lucarne et, installée là, je lis des heures pendant que Clément, à l’étage en dessous, s’évertue à rendre en français ce qu’il perçoit du travail d’un écrivain qu’il ne connaît même pas. Je crois que c’est cela qui lui manque, le temps de la lecture. Il traduit, il traduit, il traduit mais il ne lit plus.
   Lire est donc un acte vital et nourricier. Sans la lecture Clément s’éloigne du réel et se laisse de plus en plus perturber par cette rencontre fantomatique qu’il fait parfois, dans cet escalier qui donne son titre au récit : une main invisible, dispensant un plaisir involontaire, violent et destructeur, et qui lui rappelle cet homme sans corps qui fait l’amour à sa femme à côté de lui. Traduire l’a-t-il éloigné de lui-même ? Est-il en train de devenir un autre ?
   La sensualité des mots et des situations se fond avec l’effroi. Le plaisir pur n’existe plus, il s’associe à une hantise. Ce récit érotique joue chez le lecteur d’un double attrait, Eros et Thanatos mêlés, l’un prenant sur l’autre le pouvoir. Et l’écrivain privé d’œuvre et de lectures disparaît, absorbé par un néant dont il ressuscite, uni à cette présence inquiétante en haut de l’escalier…

Young Appolo

   Publié aux éditions de la Cabane, ce texte au titre énigmatique, très court, semble à l’opposé du précédent. Claude Chambard y fait entendre une voix différente, et pourtant, là aussi, il s’agit  de livres, de mort… D’amour aussi, celui que Claude Chambard éprouve pour un auteur que nous vénérons tous deux (et nous sommes loin d’être les seuls) : Walter Benjamin, ce philosophe dont la pensée embrasse tous les domaines mais s’inscrit dans l’idée du seuil, du passage, et dont l’existence individuelle se fond dans le drame universel.
   Ce texte profond et poétique fait subtilement renaître le fantôme de l’auteur disparu à Port-Bou, dans sa chambre de l’Hôtel Francia. Une silhouette d’abord, observée de loin semble-t-il, mais dont on pénètre la conscience habitée par l’incertitude, l’effacement d’un passé que de toute façon il ne pourra jamais retrouver. Ce personnage discret appartient à notre monde, mais demeure presque invisible. Sa vie est vouée à l’écriture et aux livres, « locataire » de la bibliothèque dont il s’efforce de lire tous les ouvrages même si cette tâche est vouée à l’échec. Cette existence dans les mots est un devoir, une nécessité à laquelle il ne peut échapper.
   Il a l’air de chercher un mot, puis le suivant. Comme s’il devait combler un immense vide de langue. Une sorte d’angoisse.
C’est un sacré travail, dur & ingrat.
Il faut trouver l’impulsion, instinctivement, ça ne s’apprend pas.
Chaque jour, il faut avoir la volonté de trouver un mot, puis le suivant.
Par le courage, une nécessité vitale.
Ça ne s’explique pas.
Le travail ne s’explique pas, jamais.
Il faut juste montrer.
C’est de l’ignorance. Il ne faut pas avoir de complexe. L’ignorance est une bénédiction. On demeure vivant, spontané & sincère.
   Peu à peu le texte nous conduit dans la conscience de Walter Benjamin – ou de cet homme qui lit et écrit – et le « il » cède au « je » ; ce passage coïncide avec le moment de la révélation pour le lecteur. La silhouette s’incarne au moment où la mort s’approche, dans une série de notations brèves, bribes qui construisent un être dont lequel chaque lecteur peut éprouver l’humanité, dans cette attente qui fait fuir les mots :
   Je n’ai plus de force dans les mains.
Les mots se dérobent, ils ne comprennent pas qu’ils sont le récit sans moi.
  Les mots survivent « sans moi », c’est pourquoi l’écrivain et le lecteur peuvent avoir la certitude d’avoir déjà croisé cette ombre vivante, en lequel, un instant, va se fondre l’auteur… Finalement, si l’approche de la mort a éloigné les mots, ceux-ci sont la survie d’un homme, d’une pensée éclatante née dans la discrétion, et qui, aujourd’hui, nous hante toujours et nous fait vivre.


   Ainsi, à travers ces trois textes très différents, se dessine une œuvre riche reflétant les préoccupations d’un auteur à la recherche de lui-même mais aussi tourné vers les autres. Sa générosité  le place au cœur de l’humanité, à la croisée des chemins, écrivant, lisant, diffusant ses réflexions et relayant celles qui lui sont chères. Une vie dans les livres, dans les phrases, dans les mots, dans la quête d’un rythme, d’une sonorité qui rendra à la pensée toute sa puissance. La multiplicité des thèmes ne peut masquer une lancinante préoccupation : comment, au-delà de la fatalité, les mots peuvent-ils à la fois nous lier et nous faire (sur)vivre ? Les textes de Claude Chambard s’adressent directement à chacun d’entre nous : les figures de l’auteur et du lecteur y sont imbriquées à tel point que nous pouvons tous, qui que nous soyons, nous y reconnaître un peu, et nous abandonner à cette réflexion profonde et essentielle sur la place de la littérature dans notre existence.
      
Titien, La Vierge et l'enfant...

Young Appolo (2008)

Allée des Artistes a été publié aussi dans le coffret Travelling : Ed Wood en a fait une belle critique ici.