lundi 27 décembre 2010

Un étrange voyage en Zones sensibles...avec Romain Verger

   
 Pénétrer dans l’œuvre de Romain Verger est entreprendre un voyage étrange et paradoxal. Etrange, car il ouvre sur des contrées lointaines et mystérieuses quoique s’inscrivant dans le réel. Paradoxal, car le lecteur est pris dans un double mouvement : une exploration d’un ailleurs inconnu, mais aussi une plongée dans l’intime ; ainsi se crée une spirale à la fois spatiale et temporelle, un vortex s’emparant du lecteur pour l’entraîner dans des zones inattendues. Des trois romans déjà publiés émerge une tumultueuse harmonie, tant le monde qui se dessine à travers les mots de l’auteur est violent et cohérent : il constitue autour de l’homme un espace difficile à déchiffrer, mais qui, progressivement, l’absorbe, l’ingère, l’assimile intimement.

   Le narrateur de Zones Sensibles appartient au monde réel, voire à notre univers quotidien. Enseignant en banlieue parisienne, il prend chaque jour le train pour retrouver des classes difficiles. Il se prénomme Romain, comme l’auteur, élément narratologique qui pourrait égarer le lecteur habitué aux récits d’autofiction ; mais c’est peut-être un leurre de plus placé sur son parcours, ou alors, un moyen de rappeler que tout roman est l’émanation d’une conscience ou d’un inconscient – des deux, en réalité. D’emblée, le voyage de Romain le déroute – même s’il s’engage sur un trajet précis guidé par les rails de ce train de banlieue au trajet inéluctable : les mornes perspectives qui se succèdent au rythme lancinant de cette course désespérante éveillent l’imagination qui permet de lui échapper, ou alors suscitent l’endormissement et le rêve. Les repères terrestres s’effacent pour laisser place à un paysage marin, qui envahit progressivement tout l'univers du passager de ce train de banlieue. Ainsi, le sol, la terre, le bitume constituent un carcan dont il faut s’échapper, le narrateur pressentant que ce monde solide n’est pas le sien.
   Allant d’un point à un autre, comme faisant du sur-place, je m’habitue à circuler à contre-sens des foules massées vers la ville, à traverser l’espace à rebrousse-poil, embraquant avec moi les cours d’eau pour les déverser là, au ban du monde, aux confins des zones sèches. Mais je sais que la mer est à portée de main, innervant secrètement bétons, ciments et bitumes gelés. Même serrée de toutes ses fibres jusqu’à tenir dans le maigre bras de la Seine, loin de toute embouchure, je sens sa présence quotidiennement, saturant l’air comme l’annonce d’un raz-de marée.
     
   La sensation de ne pas appartenir à l’élément terrestre se précise : Romain se plaint d’une douleur aiguë , sise dans la partie osseuse de son corps, sa colonne vertébrale,qui symbolise cette étrangeté, d’autant que le docteur Moore est incapable de la soigner, le corps du narrateur subissant une succession de traitements impuissants à le soulager. Parallèlement, les composants de son univers habituel sont transposés dans le monde fantasmatique qui l’accapare de plus en plus, un espace océanique d'odeurs iodées, d'embruns, de liquide salé : une collègue se métamorphose en sirène, un manuel scolaire devient algue rouge… La douleur inexplicable s’intensifie, et lui ouvre une porte vers un ailleurs surprenant :
    Mon corps est la division du fer, il est au croisement fracassant des trains, il est ce skaï couvert d’écrits obscènes et de ratures, l’entaille des cailloux, un tunnel traversé par les vents, il est l’immense patience des parapets. C’en sera bientôt fini. On m’arrêtera prochainement. Je m’y prépare comme à des noces.
   J’avance vers ma destination : ma réinvention.
Aquarium de Nouméa

   Après l’opération chirurgicale évoquée comme « une parenthèse » au milieu exact du roman commence l’étonnante modification. Le narrateur, en convalescence à l’Armor Balnéo,  est accueilli par le docteur Alpheus – rappelant le dieu-fleuve fils d’Océan et de Téthys – dans un monde à la fois étrange et familier qui unit le présent au passé : « Les passants en bas ont l’air désuet, venus d’un autre temps. Leurs vêtements, leur démarche, leur voix, tout en eux semble compassé. », et qui exsude l’océan. Tout, les remous que créent leurs déplacements harmonieux, le son produit par leurs voix, évoque la mer :
    Pour en avoir entendus plusieurs, on dirait qu’ils parlent sans voyelle : des sons en « ch », « s », « f », et « th ». Même le « k » est doux, comme s’il était toujours suivi d’un « s » qui l’absorbait. A les entendre, on eût dit un concert de coquillages ; moules et coques découvertes, par milliers claquant dans les sourdines du vent.
   Sonorités d’enfance, celles du coquillage que l’on colle à son oreille… Or ce périple aux confins du terrestre est aussi un voyage dans le temps, qui semble s’abolir, rythmé par des activités qui s’invitent, agréables mais dénuées de sens (Romain s’abandonne à un programme qu’il ne cherche pas à comprendre, séduit, bercé par ce mystère). L’évolution du traitement qu’il subit avec délice lui échappe, comme les subtiles modifications subies par son corps, qu’il remarque mais dont il s’inquiète à peine. L’évasive chronologie semble dissoudre toute appréhension, toute rudesse ; les contours s’adoucissent, plus aucun choc ne vient heurter le corps de Romain dont la douleur a disparu. Le rythme du texte, sa prosodie s’adaptent à la  douceur de cet univers aquatique et épousent les mouvements de cette conscience bercée.Les repères s'abolissent pour laisser place à un monde équivoque et doux, enveloppant le narrateur comme une ouate protectrice qui l'emmaillote:
   Je ne sais depuis combien de temps ma cure a commencé, ni quand elle prendra fin. Je ne compte plus les rendez-vous chez le docteur Alpheus, les virées en fauteuil sur la digue, les bains de mer, les heures passées devant la baie vitrée ni mes rêves qui rouvrent le jour à même la nuit. La lecture du journal me raccrocherait bien au temps, au temps du monde, s’il ne livrait quotidiennement son flot de nouvelles macabres. Tout aussi immuable, la face bleue du ciel, percée de son orbite aveuglante, et l’imperturbable cycle des marées .

   L’élément marin semble suspendre le narrateur entre ciel et terre, dans des limbes agréables qui amortissent la dureté du monde, comme le liquide amniotique qui baigne l’enfant à naître, le protégeant des contacts brutaux tout en laissant filtrer des sons atténués.  Cette position du fœtus fait d’ailleurs partie des soins prodigués à Romain : « Mon programme s’est enrichi d’un nouveau soin : le bain flottant. On me fait rentrer dans une énorme coquille remplie d’algues et d’une eau si salée que je flotte sans effort comme un bouchon de liège. On la referme et je dois rester une heure au moins dans l’obscurité. »… Ainsi s'amorce une régression de l'homme vers l'enfance, mais qui ne peut s'arrêter à ce stade humain. Le corps du narrateur est engagé dans un processus inéluctable qui l'intègre plus intimement encore au monde. Les êtres  prennent une consistance intermédiaire, mi humains mi animaux marins. Ainsi, les deux femmes qui deviennent les compagnes de prédilection du narrateur se muent en étranges sirènes ou en otaries organisant une voluptueuse chorégraphie marine :
    Ce matin, Ophélie et Ondine s’adonnaient à une curieuse parade. Elles tournaient dans le bassin de natation en nageant ventre à ventre, tantôt l’une au-dessous de l’autre, tantôt l’inverse. Il fallait parfois plusieurs tours avant que celle qui se trouvait sous l’eau ne réapparaisse en surface et ne reprenne sa respiration. Puis elles alternaient, poursuivant leur ballet aquatique. Lorsqu’elles passaient devant moi, je suivais des yeux leurs corps nacrés ondulants et recueillais les vaguelettes nées de leurs mouvements. En ne cherchant d’aucune manière à me cacher d’elles, je ne pouvais que constater que je n’existais plus à leurs yeux.
   Les deux femmes aux prénoms d’eau instillent d’abord un peu d’émoi érotique dans l’existence du narrateur qui de ce fait se trouve encore rattaché à la terre. Leur relation qui semble sexualisée n’a d’ambiguïté que pour Romain, dont le pouvoir de fantasmer n’a pas encore disparu. Ainsi se trouve-t-il troublé par l’évocation du bain que les femmes prennent en commun. Mais la sexualité aussi doit être niée : ainsi se trouve-t-il isolé par ce rêve étrange qu’il relate au docteur Frida :
    Alors je reviens sur mon dernier rêve : j’étais étendu sur une plage, le sexe enfoncé dans le sol. Je voulais féconder la terre de mon sperme. A mes côtés, une femme était assise et remuait du sable entre ses lèvres. La rive prenait tout à coup l’eau : une vague immense emportait les baigneurs. J’étais seul à résister, ancré à la terre par mon pénis. « Respire, me disait la mer, circule dans mes courants, aspire le peu d’eau qui reste. » Puis des mouvements, des chaînes ou des courroies m’agrippaient aux pieds et me tiraient par la portière d’un train.

   Ce rêve rappelant la réalité, celle d’avant la cure, est l’un des derniers contacts du narrateur avec son vécu d’homme, même si parfois, fantasme, réminiscence ou étrangeté de la situation, il revoit quelques-uns des personnages qui ont autrefois peuplé son quotidien : Ariel, la collègue-sirène, Manuel, transplanté de son marché de banlieue à cette station balnéaire, qui devient un messager de l'océan... De même, sa sexualité s’endort progressivement, à mesure des imperceptibles transformations subies par son corps dont la consistance perd de sa rigidité et devient de plus en plus souple. Ses membres acquièrent une remarquable élasticité, pendant que son sexe s’amenuise.
 Bien que saillant, il est à présent de la taille d’une limace et a la forme d’un hexabranchus. Il ne me procure ni plus ni moins de sensations qu’une autre zone de mon corps, devenu totalement et uniformément sensible, mais d’une sensibilité autre et nouvelle, étendue aux perceptions infinitésimales. Comme lorsqu’un rayon de soleil expose soudain les particules de poussière en suspension dans l’air, je les sens se poser sur ma peau, ainsi que les déplacements d’air annonciateurs d’une approche, je pressens, aux modifications de ma texture, les tempêtes, les passages pluvieux, les remontées de la mer, les changements de lune aux relâchements de ma peau, à l’ouverture de ses pores.
Grande barrière de corail

   Ainsi, la métamorphose de Romain (qui a entretemps perdu son identité) se poursuit insensiblement, l’éloignant de l’humain pour le rapprocher de l’élément marin, de la fluidité qui permet l’union des formes et des contours capables de s’imbriquer à la perfection. Ce corps devient tout entier « zone sensible », perméable aux moindres nuances de l’atmosphère, en harmonie avec le cosmos… Mais cette transformation est annonciatrice d’une disparition – puisque le corps ne peut subsister dans sa forme à la fusion désirée.


   Les trois beaux et subtils romans de Romain Verger nous conduisent à penser notre place dans l’univers, de manière différente (j’aborderai Grande Ourse et Forêts Noires dans des chroniques à venir) mais dans une lancinante harmonie : les interrogations qu’ils suscitent sont douloureuses, puisqu’il s’agit de réfléchir à cette parenthèse que constitue la vie, entre l’obscurité antérieure à la conception et le néant de la mort. Ce passage, chemin à l’origine inconnue et à l’issue mystérieuse, peut nous remplir d’angoisse. Zones Sensibles imagine une symbiose possible au prix d’un renoncement à l’humanité ; Grande Ourse et Forêts Noires explorent d’autres voies passionnantes mais angoissantes ; mais chacun de ces romans accorde une place essentielle au questionnement métaphysique, ouvrant des perspectives fascinantes et poétiques.
Arcimboldo, L'eau



Et pour découvrir l'univers de Romain Verger : 


Et puis, à découvrir d'urgence, ses autres romans : Grande Ourse (Quidam, 2007) et Forêts Noires (Quidam, 2010)

mercredi 22 décembre 2010

Mort et amour selon Wittkop : voyage en Nécrophilie...

Hans Bellmer, Poupée

Aujourd'hui 22 décembre 2010, cela fait huit ans que Gabrielle Wittkop a quitté ce monde. Ed Wood en sa Taverne et moi-même avons souhaité lui rendre hommage aujourd'hui à travers nos deux lectures du Nécrophile, oeuvre sulfureuse, fascinante et invitant à un questionnement intime...
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   « Cet éclat renversant du ciel est celui de la mort elle-même. Ma tête tourne dans le ciel. Jamais la tête ne tourne mieux que dans sa mort. » 
(Georges Bataille, Ma mère,  Jean-Jacques Pauvert, 1966)
 
   Lucien N. caresse la chair refroidie, effleure  les contours d’un visage qu’aucun souffle ne vient plus animer, perd ses doigts dans une chevelure éteinte, hume sur les  corps l’odeur subtile de bombyx qui précède leur corruption. Il ne peut aimer que les morts. Le Nécrophile, journal intime d’un collectionneur, s’ouvre sur l’insoutenable. Ou alors, sur ce qui devrait l’être. Les dates s’égrènent dans un cortège de rencontres soigneusement mises en scène. En effet, Lucien est à l’affût, guettant chaque occasion d’assouvir ce que l’on considère comme une passion contre nature, cet amour exclusif pour des cadavres… Or jamais ou presque ce mot, « cadavre », n’est employé par le narrateur. Ces morts sont l’objet de tous ses soins, de sa tendresse aussi, et de son désir. Les aimer après leur mort est un moyen de leur rendre ce dont la mort les a privés : la contemplation de leur corps, une amoureuse attention, le contact d’une peau, des sentiments intenses pour ce que les autres ne considèrent que comme une enveloppe bonne à jeter, au mieux à cacher. Il les voit comme des « compagnons » - c’est le mot qu’il emploie, rompant leur solitude irrémédiable après les avoir cherchés au royaume des morts.
   Il vole ces dépouilles dans les chambres funéraires, dans les cimetières, au gré des informations qu’il a pu rassembler ou au hasard des circonstances. Cet amour rapproche des êtres que tout sépare : jeunes femmes, vieilles, hommes, enfants, sans aucune limite ni contrainte. Des anonymes, comme cette « demoiselle d’Ivry », cette vierge dont le sexe n’a jamais servi de son vivant, « femme-buvard » qui absorbe mystérieusement la semence du Nécrophile, mêlant au plus intime vie et mort, promesse d’une naissance et Léthé, « morte-vive dont la chair palpitante [sait] si bien entourer la [sienne] et absorber [sa] substance ». Avec chaque corps recueilli il va jusqu’au bout de l’acte, inspectant chaque parcelle de cette chair, posant son regard sur chaque repli, dans une intense contemplation, une fièvre de connaissance, mais aussi avec tact et délicatesse, honorant ces morts plutôt que les profanant. Leur arrivée dans la chambre où il se livre à sa passion est organisée selon un rituel adapté à chacun : le corps est l’objet d’un culte particulier ayant pour but d’établir entre Lucien et le mort une relation personnelle et intime. Collectionneur de netsuke macabres, ces figurines érotiques mettant en scène des ébats qui pourraient paraître sordides et dont pourtant Koshi Muramato, maître du XVIIIe siècle, fait des œuvres très recherchées, « mortes sodomisées par des hyènes, succubes fellateurs, squelettes masturbateurs, cadavres enlacés comme des nœuds de vipères, fantômes dévorateurs de fœtus, courtisanes s’empalant sur la rigidité d’un mort… », il n’associe pas sa quête à une quelconque recherche de sensations horribles. Au contraire, et c’est en grande partie ce qui fait la force de ce roman hors norme, le récit de ses ébats ne révulse pas, n’épouvante pas, le lecteur se trouvant emporté bien au-delà de ce qu’il supposait pouvoir supporter, transporté par les mots, la beauté de ces phrases ciselées avec une précision raffinée. Mais le style d’un auteur, aussi beau soit-il, ne peut expliquer cette étrange adhésion que le texte provoque. L’on s’attendrait à n’éprouver à cette lecture que dégoût et colère, tant Lucien N. nous éloigne de nous-mêmes à travers la description de cette passion. Mystérieusement, le texte nous emporte bien au-delà de ce que nous croyions être capables de supporter. 
Gustave Doré, Paolo et Francesca

   Il ne s’agit pas de sympathie ou même d’empathie. L’étrange relation qui se noue entre le lecteur et ce roman est faite de fascination, que d’aucuns pourraient croire malsaine, mais il n’en est rien. Le Nécrophile atteint en chacun de nous une zone sensible et reculée, située dans les ténèbres de notre inconscient : la relation que nous entretenons avec l’idée de la mort, en particulier du corps mort, est ici remise en question. En effet, le moment de la mort est symboliquement associé à la notion de la séparation de l’âme et du corps. Celui-ci, privé de vie, est dépouillé de son humanité, ravalé au rang d’objet, mais, paradoxalement, entouré d’un immense respect. Manifester son affection à cette enveloppe privée de vie et menacée par la corruption paraît déplacé ; nos sociétés, d’ailleurs, cachent de plus en plus souvent le spectacle d’un cadavre, considéré comme choquant, obscène même. Faire d’un mort l’objet d’une passion sensuelle, le soumettre à des relations sexuelles est une atteinte au sacré. D’ailleurs, Gabrielle Wittkop s’oblige à livrer une explication psychanalytique à cette attraction morbide : Lucien N., enfant, a éprouvé sa première extase érotique à huit ans,  devant la dépouille de sa mère.
    Grand-mère sanglotait. « Embrasse ta maman encore une fois », me dit-elle en me poussant vers le lit. Je me haussai vers cette femme merveilleuse allongée parmi la blancheur du linge. Je posai mes lèvres sur son visage de cire, je serrai ces épaules dans mes petits bras, je respirai son odeur enivrante. C’était celle des bombyx que le professeur d’histoire naturelle nous avait distribués à l’école et que j’élevais dans une boîte en carton. Cette odeur fine, sèche, musquée, de feuilles, de larves et de pierres, sortait des lèvres de maman, elle était déjà répandue dans sa chevelure comme un parfum. Et soudain, la volupté interrompue ressaisit ma chair enfantine avec une brusquerie déconcertante. Pressé contre la hanche de maman, je me sentis parcouru d’une commotion délicieuse, tandis que je m’épanchai pour la première fois.

  La coïncidence entre la mort de la mère et le premier émoi empêche le narrateur de désirer un corps vivant. Sa recherche, pourtant, n’est pas de retrouver ce contact maternel – qui, déjà, est choquant dans l’amalgame qu’il opère entre l’amour filial et le désir sexuel, Œdipe réalisé au moment où, justement, la mère s’est éloignée définitivement. L’existence du Nécrophile commence par cet acte à la fois incontrôlé et fondateur qui le place dans l’impossibilité de trouver l’épanouissement dans une sexualité naturelle. Il revendique pourtant son étrangeté :
   On parle du sexe sous toutes ses formes, sauf une. La nécrophilie n’est ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires. Amour nécrophilique, le seul qui soit pur, puisque même amor intellectualis, cette grande rose blanche, attend d’être payé de retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile amoureux, le don qu’il fait de lui-même n’éveille aucun élan.
Masque mortuaire de L'Inconnue de la Seine

   Ainsi, à travers ces actes révoltants pour le commun des mortels, Lucien N. se voue à une œuvre impossible : atteindre la pureté par le don de soi absolu, puisqu’il n’y a rien à attendre de l’autre qui n’existe plus qu’en tant que corps privé de sentiment, donc incapable de gratitude ou de tendresse. Mais le narrateur est parfois surpris par les réactions déroutantes de ces corps dont il est l’amant : le sexe vivant de la demoiselle d’Ivry, la révolte de la petite fille « vomisseuse d’encre putride », la bouche de Suzanne s’ouvrant sur des dents belles comme des perles… Il les accepte, s’y adapte, les intègre dans son rituel, et pour chacun, retarde le moment de la séparation, qui, toujours, est source de désespoir. A chaque fois ou presque, c’est la Seine qui accueille ces corps en déliquescence – les signes de décomposition, marbrures violettes, odeurs nauséabondes, préludant au moment où la chair disparaîtra définitivement en s’assimilant à la nature. La séparation d’avec Suzanne est déchirante :
   Au moment où je la laissai glisser dans la Seine, je poussai un cri que j’entendis résonner, comme venu d’une autre planète. Il me sembla qu’on m’arrachait le cœur, qu’on m’arrachait le sexe.
   La Seine avait accueilli son corps, pendant deux semaines saturé de ma sueur et gorgé de ma semence, ma vie, ma mort, mêlées en Suzanne. En elle, j’entrai dans l’Hadès, avec elle, je roulai jusque dans les limons océaniques, m’enchevêtrai dans les algues, me pétrifiai dans les calcaires, circulai dans les veines des coraux… 
   Rentré chez moi, je me jetai sur un lit qui sentait la charogne. Je m’endormis d’un seul coup, brutalement saisi par un sommeil mortel, bercé par les mêmes flots noirs – mare tenebrarum – qui berçaient Suzanne, Suzanne mon amour.

   Le Nécrophile apparaît donc comme celui qui, plutôt que de savourer les plaisirs morbides et interdits d’amours contre nature, souhaite abolir la frontière entre la vie et la mort. La protection d’Hécate, déesse de la nuit et de la mort, accompagnée de ses chiens fantômes, semble lui être accordée puisqu’elle le conduit souvent vers ceux qu’il pourra aimer, comme elle a aidé Déméter à rechercher Perséphone jusqu’au royaume des morts. Mais cette déesse ambiguë se retourne contre lui, le passage du Styx pouvant s’opérer dans les deux sens. Irrémédiablement, Lucien N. est amené à rejoindre ceux qu’il aime d’un amour infini, ces « anges » qui n’appartiennent plus à notre monde et qu’il aurait tant voulu y retenir… Roman du seuil, de la frontière invisible et imperméable entre la vie et la mort, roman de l’inconnu aussi, Le Nécrophile transgresse les tabous pour nous mener à une réflexion sur l’amour, don de soi ou attente d’une réciprocité impossible.

  
 Gabrielle Wittkop, Le Nécrophile, Verticales, 2001 (la première publication a eu lieu en 1972 aux éditions Régine Deforges)



  
  

mardi 7 décembre 2010

Chronique d'une mort recommencée : Gabrielle Wittkop, La Mort de C.

Stephano della Bella, Danse de Mort 2

   “Death has a hundred hands and walks a thousand ways” (T.S. Eliot, Murder in the Cathedral)

   Christopher D., à qui Gabrielle Wittkop a dédié Le Nécrophile en 1972, a été assassiné à Bombay en 1973. Cette mort tragique et mystérieuse est à l’origine de ce roman envoûtant qui catalyse la fascination qu’exercent sur elle la mort et l’amour. La mort de C., l’homme aimé, est le sujet de cette étrange autopsie d’un meurtre ; événement unique, elle se trouve inscrite dans un cycle sans fin,  éternel recommencement d’un geste criminel, renouvellement perpétuel de l’instant singulier qui vide le corps de son esprit et le ravale au rang d’objet.
   S’agit-il de revivre inlassablement la mort pour mieux la comprendre, ou pour la nier ? D’envisager ses différentes manifestations, apparences, avatars pour en percer le mystère ou au contraire pour le rendre plus épais ? La mort de C. est saisie dans toute son horreur, dans sa corporéité : les organes sont atteints, détournés de leur fonction par l’acte destructeur d’un inconnu ; la chair immédiatement  se corrompt, se fluidifie, s’épanche dans une déliquescence instantanée :
 La lame transperce les vêtements de C., troue la peau, s’enfonce dans la paroi adipeuse, dans la paroi musculaire. Elle crève le péritoine, plonge dans le foie, tranche le ligament rond puis fait deux demi-tours sur elle-même, axe supérieur droit, axe supérieur gauche, détruisant le tissu hépatique sur son parcours, le réduisant en une bouillie brune et noire. La lame tourne encore une fois, rageusement, avant de quitter la plaie avec un sifflement mat, et de revenir à son maître, chaude encore du sang de C.
   Le corps s’affaisse, la conscience s’estompe après un dernier sursaut : C. ne veut pas mourir, il cherche du secours, ou est hospitalisé, ou réconforte son assassin. L’agresseur offre différents visages : mendiant, giton, ami… Le récit joue du contraste entre violence et répétition : la mort de C. est une pièce interprétée à l’infini, aux infimes variantes, aux subtiles nuances. Elle transfigure le vivant, dramatise les instants qui la précèdent immédiatement.
   Le « départ violent mais désistement secret » est mis en scène ; les différents acteurs sont innommés, simplement désignés par une initiale : A., B., C., comme dans un jeu criminel. Cette théâtralisation cristallise le paradoxe de toute mort,  catastrophe individuelle et commune destinée. Ainsi, peu importe le visage des acteurs. Seul celui de C. est esquissé, par gros plans successifs :
 Le sourire de C. – bouche tendre et forte et molle et relevée vers la droite, bouche au trait suffisant et infantile, parfois avec une petite distorsion quand il parle -, le sourire de C. se gonfle, palpite. Il a de petites dents.
 A travers cette ébauche de portrait s’exprime la tendresse de Gabrielle Wittkop : de l’être aimé demeurent des bribes, des traces, des instants lumineux. Ce qui reste de C. : une photographie, décrite avec une amoureuse minutie, un soin attentif au moindre détail :
  Par exemple l’image mélancolique que le profil droit, le col de chemise d’où sort le désordre d’un châle à dessins cachemire occupent tout entière, se détachant nettement sur un mur crépi de clair. La chevelure d’un blond foncé semble presque brune, elle est ramenée du sommet de la tête vers les tempes et le front, à la manière romaine. C. porte la barbe en collier que, dans une chute désabusée, l’angle de la moustache rejoint comme l’articulation d’un masque. C. a ôté ses lunettes mais on voit encore la pression minuscule en haut du nez. L’œil bleu qui paraît plus sombre est plein de sagesse, de résignation et les lèvres aussi, sceptiques, indulgentes. Et, dans la texture des joues, dans le pli du cou, comme l’annonce d’une fin : une détresse.
Stephano della Bella, Danse de Mort 5

   L’image du vivant préfigure un destin : la relecture de cette photographie inscrit l’existence de C. dans une tragédie, comme la chronique d’une mort annoncée. La seule évocation de C. en tant que vivant est son rôle dans Murder in the Cathedral de T.S. Eliot, mais comme celle de Thomas Becket,  sa destinée est de mourir de mort violente. Ainsi, la mort est mise en scène dans un entrelacs de moments vécus, imaginés, fantasmés, racontés. Le récit offre des points de vue et des acteurs variables, l’absence de témoignage direct signalant que la vérité est inaccessible, qu’aucune certitude ne peut apporter à cette mort un sens quelconque. La seule évidence est l’impossibilité de retrouver C. en dehors d’instants figés par la mémoire : une démarche, l’éclair d’un sourire… La création opérée par le biais de l’hypothèse se substitue à la relation existante, seul moyen de prolonger le contact, mais elle inscrit aussi cette catastrophe dans une forme de déni de la mort. Les récits multiples de la mort de C. lui confèrent l’immortalité, celle des mots, des phrases, de l’oeuvre littéraire. Plus qu’une réflexion sur la mort d’un être proche, le récit se veut ici moyen d’expliquer l’inexplicable, de figer le fugitif, de bâtir à partir du néant. La mort se situe au-delà de toute sacralisation. Aucun espoir de survie n’accompagne ce qui n’est pas une méditation à proprement parler, mais plutôt une tentative d’éprouver les choses, de les ressentir à travers les mots. 
Holbein, Danse macabre

   L’écriture se substitue  à l’expérience du  plus sombre des mystères de l’existence. Gabrielle Wittkop évoque les ténèbres rugissantes de la mort étouffant la lumière évoquées par Jakob Wassermann dans Caspar Hauser ou la paresse du cœur : « In der Nacht sitzt das Finstere auf der Lampe und brüllt », la mort de C. (Christopher / Caspar) résonnant étrangement avec celle du mystérieux inconnu de Nuremberg.  Spiegelschrift, écriture en miroir… Les mots s’insinuent dans les failles de l’inaccessible. « La vie va se perdre dans la mort, les fleuves dans la mer et le connu dans l’inconnu. La connaissance est l’accès à l’inconnu. Le non-sens est l’aboutissement de chaque possible » (Georges Bataille, L’Expérience intérieure). Ainsi, par les mots s’opère une tentative de connaissance de l’inconnaissable,  et toute  l’œuvre de Gabrielle Wittkop s’inscrit dans une quête existentielle, celle de donner à travers la mort un sens à la vie.



mercredi 1 décembre 2010

Le Sommeil de la Raison, de Gabrielle Wittkop, par Edwood

Christophe Martinez se plonge avec délectation dans un sulfureux recueil de Gabrielle Wittkop...

Le Sommeil de la raison, à découvrir d'urgence dans ce bel article.

Le Sommeil de la raison de Gabrielle Wittkop aux Editions Verticales( 2003) après une édition partielle sous le nom Les Holocaustes chez Henri Veyrier( 1976)

Un voyage voluptueux et vénéneux : Gabrielle Wittkop dans La Taverne et de Seuil en Seuil...


« La vérité est la part du discours passé sous silence, dit H. C’est bien une de nos phrases favorites, non ? » (Gabrielle Wittkop, Hemlock ou les poisons, 1988)

   Se plonger dans l’œuvre de Gabrielle Wittkop est une immersion voluptueuse mais non sans danger. La mort y rode à chaque détour, dans un cortège épousant les méandres d’un labyrinthe mystérieux. L’amour y côtoie la mort, mais hors de tout romantisme. Ici, elle est palpable, pourvue d’un corps qui subit toutes les métamorphoses, couteau plongé dans un foie, altération des tissus, modification des odeurs, taches irisées apparaissant insensiblement, raideur, souplesse retrouvée, corps vendu, violenté, torturé ; objet d’expériences insensées mais acceptées – c’est étrange – par un lecteur qui pénètre en tremblant dans cet univers déconcertant… pour s’y perdre ou s’y retrouver.

   En effet, la fascination qu’exercent ces récits est étonnante. D’un roman à l’autre, le voyage proposé adopte des itinéraires surprenants et exotiques, de Venise à Bombay, des charniers de Saint-Sulpice à Bornéo, à travers un dédale d’obscures ruelles parisiennes, à des époques diverses, et sous des formes extraordinairement variées, du roman historique au journal d’un collectionneur, de l’échange épistolaire au récit cyclique d’un assassinat… Malgré son aspect protéiforme, ce monde de mots est d’une grande cohérence : à chaque phrase le lecteur est bousculé, poussé dans ses retranchements, amené parfois à la limite du supportable, pour remettre en cause son rapport à l’autre, à lui-même, dans une confrontation intime, destructrice et salutaire à la fois. Exploration des limites subtile et brutale à la fois, mais hypnotique aussi, car la langue de Gabrielle Wittkop est envoûtante, d’une richesse incomparable, d’une noire beauté, d’une poésie sulfureuse. Unique, également, même si l’on invoque parfois les mânes de Sade, Lautréamont, Hoffmann ou Poe. Cette voix qui s’élève ne révèle rien mais interroge, dans un questionnement intense, difficile, essentiel, qui oblige le lecteur à se dévoiler à lui-même, ou, au moins, à tenter de s’extraire du conformisme où il s’englue ; une voix claire et feutrée à la fois, un peu comme le feulement d’un tigre, animal emblématique (totémique même) de l’auteur, chargé d’un érotisme sauvage et énigmatique, mais aussi de la promesse d’une mort cruelle.
   Gabrielle Wittkop a disparu au monde le 22 décembre 2002. Son œuvre, presque intégralement disponible, reste confidentielle. Ed Wood et moi y avons donc entrepris un voyage commun, dans La Taverne du Doge Loredan et ici, de Seuil en Seuil. Ce mois de décembre sera consacré à un dossier conçu en parallèle, dans lequel, sur nos blogs, nous vous ferons part de nos impressions de lecture et tenterons de vous communiquer le désir de nous suivre dans cette exploration d’un univers vénéneux et parfois morbide mais profondément humain, aux contours ciselés par un langage poétique, chatoyant et épuré à la fois. Un voyage dont vous pourriez ne pas vous remettre…

A lire absolument :
-          Le site consacré à Gabrielle Wittkop par Nikola Delescluses, à qui l’auteur a demandé de veiller sur son  œuvre après sa mort