mardi 27 octobre 2009

Ran, la tragédie et le souffle du vent


A qui imagine l’univers des films de Kurosawa comme un monde d’une esthétique absconse, la vision de Ran oppose un retentissant démenti. Certes, l’immense réalisateur japonais nous offre des images d'une beauté irréelle, des scènes de combats splendidement chorégraphiées, des décors extraordinaires et des costumes somptueux, mais l’œuvre réussit l’étonnante symbiose d’une épopée et d’un film intimiste.
Dans la veine de ses grandes fresques historiques, le film nous transporte dans le Japon du XVIème siècle, déjà cadre de son film précédent, Kagemusha. Comme dans celui-ci, Kurosawa propose au spectateur une réflexion sur le pouvoir, la violence, le sacrifice. Kagemusha était l’histoire d’un voleur échappant à la crucifixion en raison de sa ressemblance avec Shingen, chef du clan Takeda, dont il devenait pour un temps la doublure, l’ombre (selon la traduction du mot « Kagemusha » qui en japonais signifie « l’ombre du guerrier »). Il apportait à son rôle de la truculence, par sa difficulté à s’adapter à l’univers policé et codé des chefs de guerre, mais aussi de l’humanité dans sa relation avec son petit-fils d’adoption, et enfin un dévouement véritable dans son ultime sacrifice. Le film, tourné la plupart du temps en intérieur, était théâtral, hiératique, empruntant directement au Nô et à ses cérémonies parfois hermétiques pour le spectateur occidental.
Ran débute en pleine nature : le paysage ondule au souffle du vent, des paravents de tissu sont déployés pour créer un espace de réception (et cette image m'en suggère une autre, prémonitoire : les tentures de soie du décor dépouillé de Richard II mis en scène par Ariane Mnouchkine au festival d'Avignon. Ce soir-là, le mistral avait uni son souffle à celui de Shakespeare pour magnifier la tragédie). C’est là que le vieil Hidetora, chef des Ichimonji, a réuni ses fils et ses alliés pour leur annoncer qu’il renonce au pouvoir. Son choix se révèle rapidement désastreux : ayant confié le gouvernement de ses terres à ses fils aînés et chassé Saburo, le plus jeune, parce qu’il lui avait parlé avec trop de franchise, il se retrouve presque immédiatement dépossédé de tout, sans abri même. Le spectacle des violences déchaînées par ses fils ingrats lui fait perdre la raison. Commence alors une errance, un chemin de croix, dont le seul compagnon est son bouffon, personnage complexe qui se comporte dans le film comme le chœur dans les tragédies antiques.
En effet, tout dans ce film se réfère au théâtre, même si l’espace y est ouvert. Sous le ciel (des nuages annoncent ou ponctuent l’action) et dans les vastes plaines, Hiderota est prisonnier de sa décision, de ses erreurs. Sa folie traduit son refus de reconnaître la vérité, de comprendre les conséquences terribles de sa faute. Saburo le prédisait au début du film : c’est la fin d’un monde, la fin du monde… Certains signes subtilement placés par Kurosawa annonçaient une suite tragique : le fils renié est celui qui a disposé des branches au-dessus de son père endormi, créant un petit arbre pour lui faire de l’ombre ; le vieillard (qu’on croyait peut-être mort) se réveille en sursaut d’un cauchemar dont le sens ne se dévoile que progressivement, celui d’une solitude terrible. La fatalité pèse sur ce personnage qu’on voudrait sage mais dont la conduite a été folle. Rapidement, le spectateur reconnaît dans ce scénario une histoire plus ancienne, celle du roi Lear, que le réalisateur a ouvertement choisi d’adapter – il a déjà filmé Macbeth et s’est inspiré d’Hamlet pour un autre de ses films. Son univers cinématographique se réfère aussi à Dostoïevski (L’Idiot) et à Gorki (Les Bas-fonds) qu’il a portés à l’écran au cours des années 50. Comme dans la pièce de Shakespeare, la tragédie s’éclaire par moments d’un sourire apporté par Kyoami, le bouffon. Mais celui-ci se désespère et pleure autant qu’il rit, devenu le protecteur de son maître. L’esprit égaré du vieillard l’empêche de reconnaître la voie du salut, aveuglement symbolique qui trouve son écho dans les yeux de Tsurumaru qu’il a lui-même crevés après avoir fait massacrer sa famille. Mais le jeune homme a pardonné, tout comme sa sœur Sué qui cherche dans la pratique religieuse la force de l’absolution, aimant celui qui a semé terreur et mort dans son univers.
Ran, film aux multiples richesses, splendeurs et merveilles, se lit aussi comme une réflexion sur la grâce et le pardon. Sué et Tsurumaru sont en effet les réceptacles du bien, dans la pureté et la prière – le jeune homme est d’ailleurs asexué (lorsqu’ils le rencontrent – fatalement – Hiderota et Kyoami voient en lui une fille), ni adulte, ni enfant ; sa sœur cherche la paix dans le Bouddha. Mais dans cette œuvre désespérée, Dieu ne répond pas. Les purs sont massacrés comme les autres, il n’y a de salut ni pour Hiderota, ni pour Saburo : père et fils meurent en se retrouvant. Une statuette de Bouddha tombe dans un précipice, lâchée par Tsurumaru qu’elle était supposée protéger : ainsi, Dieu est mort, et l’homme condamné à survivre dans un monde sans avenir.
La pureté et la beauté des images ponctuent ou accompagnent ce cheminement pessimiste dans une œuvre universelle.
Akira Kurosawa, Ran (1985)

Conquistadors d'Eric Vuillard : critiques croisées


Le labyrinthe inextricable de la fabuleuse toile qui nous tient prisonniers offre de magnifiques rencontres. Au hasard de mes errances sur le web, j'ai découvert en certains blogs des trésors d'intelligence et de culture. Grâce à eux mes horizons s'ouvrent, mes lectures s'enrichissent. A ce propos, je tenais à vous faire partager l'une des découvertes que m'a rendue possible la fréquentation assidue des blogs de Jean-Clet Martin et de Juan Asensio : l'un des plus beaux romans qui m'ait été donné de lire ces dernières années, Conquistadors, d'Eric Vuillard. J'aurais voulu en faire une recension complète, mais préfère vous renvoyer à deux articles très différents mais aussi subtils et puissants l'un que l'autre : la lecture croisée de Jean-Clet Martin et d'Alain Baudemont sur "Strass de la philosophie", et celle de Juan Asensio sur "Stalker - Dissection du cadavre de la littérature" (deux de mes sites "de chevet", pourrais-je dire).

Voici donc les liens à suivre:







Puissiez-vous y puiser comme moi l'envie de vous plonger dans cette oeuvre au souffle épique, poétique et désespérée.
Eric Vuillard, Conquistadors, Editions Léo Scheer, 2009

lundi 19 octobre 2009

Herman Melville, Taïpi

                                              Paul Gauguin (D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? 1897)



Comme vous êtes loin, paradis parfumé ! (Baudelaire, Moesta et errabunda)

« Les marins sont les seuls humains qui, de nos jours, voient encore quelque chose qui touche à la poignante aventure ; ils se sentent aussi à l’aise, au milieu des choses qui paraîtraient aux pantouflards étranges et romanesques, que dans une veste bien usée aux coudes ». Quel autre destin pour un aventurier que de devenir écrivain, celui qui donne à lire le récit parfois incroyable de ses errances, de ses épopées à l’échelle du globe ? La littérature anglo-saxonne se nourrit des œuvres de ces « clochards célestes » dont le terrain de jeu n’a pas de frontière. De Melville à London, de Stevenson à Kerouac, que de voyageurs toujours affamés d’ailleurs, usant leurs semelles et leur santé au gré des vents, des océans, des continents… Chez nous, seuls Montaigne et Rimbaud (et Cendrars, et Céline), si éloignés l’un de l’autre par le temps et la vie, témoignent de cette avide curiosité d’autres mondes lointains et pourtant très proches. Mais Montaigne n’a pu fourbir ses chevaux que jusqu’en Italie ; Rimbaud a remplacé la poésie par l’aventure vécue , son absence s’épanouissant dans le silence. Melville, lui, accouche son œuvre de l’expérience du voyage. Ishmaël, le narrateur de Moby Dick, reflète le romancier : à la fois acteur et observateur de la sinistre épopée, il est le seul survivant, celui qui ne revient au pays que pour raconter. Mais avant ce monument de littérature, il nous livre Taïpi, son tout premier roman, publié en 1846 – est-ce bien un roman, tant l’œuvre s’inspire de son expérience réelle ?
Melville considère que sa vie commence le 3 janvier 1841, jour de son départ du port de New Bedford (dont il fait également le port d’attache du Pequod de Moby Dick) pour le Pacifique à bord de l’Acushnet, un baleinier (modèle du Dolly de son roman). Cette expérience exaltante et brutale lui inspire plus tard certaines de ses plus beaux romans (Taïpi, Omoo) et son chef-d’œuvre, Moby Dick. L’aventure débute dans l’ennui, les jours succédant aux jours, les veilles aux quarts, sous les ordres d’un capitaine irascible et injuste. L’arrivée à Nuku Hiva, dans la baie de Taipivai, l’incite à déserter. Cette décision impulsive est à l’origine de ce roman dépaysant, étrange et inquiétant.
La fascination des écrivains pour le Pacifique date sans doute des relations de voyage par les découvreurs du Pacifique, Cook, Bougainville : elles ont suscité une abondante littérature et inspiré les philosophes des Lumières, matérialisant leur réflexion sur la nature humaine. Même si Rousseau s’inspire plutôt des Essais de Montaigne (I, XXXI, "Des Cannibales") lorsqu’il prend à contre-pied les théories de Hobbes sur l’état de nature, et si ses « sauvages » sont plutôt des Indiens que des Polynésiens, sa curiosité pour l’ailleurs a certainement été avivée par les voyages effectués par ses contemporains. Diderot rédige un Supplément au voyage de Bougainville étonnant de lucidité sur les effets de la confrontation entre natifs et envahisseurs. Melville, à son tour, incite par ses textes Stevenson à tenter l’aventure des antipodes : celui-ci visite les mêmes lieux, et ses écrits rassemblés dans l’ouvrage Dans les mers du Sud répondent en quelque sorte aux observations de son aîné. L’étonnant, chez Melville, c’est qu’il n’a pas de modèle. Probablement, ce désir de tout voir, tout connaître, son insouciance de très jeune homme l’ont-ils poussé dans cette aventure. Mais ce qui importe est cette œuvre qu’il nous offre après avoir pris un peu de recul, son regard distancié qui propose de multiples pistes de réflexion.
En effet, le récit n’est ni critique, ni dithyrambique. Le lecteur progresse dans la découverte des lieux et des êtres en même temps que son guide, l’auteur-narrateur. La nature, tout d’abord, se montre hostile. A la douceur des alizés qui l’invitent à la fuite succède la pluie froide et incessante qui le mène au découragement , à la mort, presque. Il ne possède aucune des clés qui lui permettraient de survivre avec son compagnon dans cet environnement qui ressemble si peu à ce qu’il imaginait. Inconsidérément, il s’est volontairement perdu dans les montagnes inhospitalières des Marquises, allant d’une vallée à l’autre à la recherche d’un abri. Il a pris la direction que lui déconseillaient les indigènes rencontrés au port : la vallée de Taïpi, au-delà de Haapa, qui lui a été décrite comme un repaire de cannibales. Pour ces jeunes gens, c’est plus une incitation qu’une mise en garde ! Le cheminement du fugitif s’effectue entre angoisse et curiosité. La confrontation est inévitable, mais quand elle se produit, elle se révèle bien plus rassurante que prévu. Son compagnon et lui sont accueillis à bras ouverts dans le village des Taïpis dont le sourire et la sollicitude les rassurent immédiatement.
Ce roman aurait pu ne nous proposer qu’une romance exotique dans un éden de pacotille. Mais Melville est malgré son jeune âge un fin observateur doté d’une vraie conscience. Ainsi, le début de l’œuvre fourmille de critiques acérées sur les relations qui se sont établies entre colons et colonisés. Les Français occupants de l’île ne lui inspirent aucune sympathie, pas plus que les missionnaires dont il considère le zèle avec méfiance. Quant aux Marquisiens, ils se divisent entre complices et réfractaires, ces derniers étant traités comme de véritables sauvages. Le narrateur (Tommo pour ses hôtes) découvre un univers à la fois terriblement différent et très proche du sien. Les relations humaines semblent marquées par le respect de la famille, des anciens. Adopté par le chef, il découvre l’amour et la douceur de vivre. Le paradis existe-t-il ? Avant son arrivée, Tommo éprouve une angoisse légitime, liée aux récits de cannibalisme qu’il a entendus. Pourtant, il vit dans cette vallée retirée comme dans un hortus deliciarum… Les humains y profitent des bienfaits de la nature avec laquelle ils vivent en parfaite harmonie. Nulle exploitation abusive, nulle atteinte à son intégrité. Chaque homme en tire avec raison les fruits qu’elle lui prodigue généreusement, mais nul ne cherche à la contraindre, à l’épuiser, à la détruire. Les sentiments humains sont eux aussi empreints d’harmonie : Tommo n’assiste à aucun conflit ; tous acceptent sa présence comme un don. Pourtant, une sourde et inexplicable inquiétude l’envahit parfois, peut-être due aux préjugés qui ne l’ont pas entièrement abandonné.
La révélation est terrible : un matin, se réveillant seul, il comprend que les hommes sont partis se battre contre le village voisin. A leur retour victorieux, il assiste en cachette (les villageois l’ont adopté mais tenu à l’écart de certaines cérémonies) à une scène effrayante : le cannibalisme des habitants n’était pas une légende… Alors qu’il n’est menacé en rien, le paradis se mue en enfer – qu’il faut fuir absolument !
Finalement, le voyageur est-il celui qui cherche une place dans l’univers, ou celui qui n’est capable d’en garder aucune ? Etranger à son propre monde, il ne cesse d’espérer trouver ailleurs le bonheur, chassé à chaque fois par la désillusion. Le voyage est donc vécu comme réponse à une crise d’identité : qui suis-je, moi qui ne ressemble à aucun de ceux que je vois autour de moi ? L’idée de semblable n’est qu’une utopie, ou alors, si je suis semblable aux autres, quelle est cette image sinistre qu’ils me renvoient de moi-même ? La réponse est peut-être dans l’écriture, qui oblige à une forme d’immobilité, de concentration, tout en permettant le voyage intérieur. Melville, après avoir voyagé, se fixe et devient écrivain. Son cheminement intime le dispense de fuir – de se fuir…

mercredi 14 octobre 2009

Mourir à Venise (mort et beauté chez Thomas Mann et Visconti)




« Celui qui contemple la beauté humaine, le souffle du mal ne peut rien sur lui : il se sent en accord avec lui-même et avec le monde » (Goethe, cité par Schopenhauer, Le monde comme représentation et comme volonté, livre III, 45)

Dans la nouvelle de Thomas Mann, la beauté humaine est pourtant constamment frôlée par le mal. Contemplée de loin par Gustav von Aschenbach, dont la fascination ne se défait jamais d’une once de mauvaise conscience, elle s’incarne en Tadzio, un éphèbe de quatorze ans. La rencontre avec cette beauté presque divine, surnaturelle, engage l’écrivain – Aschenbach en effet pourrait être un miroir de l’auteur, ce lien ayant été d’ailleurs revendiqué par Mann – dans une sorte de traque lointaine mais obsessionnelle. Le voyage à Venise se mue en quête de la beauté, celle de ce garçon « à la grâce sévère » dont « le visage encadré de boucles blondes comme le miel, [le] nez droit, [la] bouche aimable, [la] gravité expressive et quasi divine » fait « songer à la statuaire grecque de la grande époque ». Praxitèle à Venise ! Aschenbach, le romancier, se fait observateur ; il se satisfait de la seule contemplation, craignant peut-être la déception d’une véritable rencontre. L’esthète est ému par ce miracle qui tranche sur un paysage humain indigne de lui : maîtres d’hôtel, gouvernantes, et même sœurs moins gâtées par la nature… Le lieu, le décor se consacrent à la glorification de cette beauté inhumaine. Venise a presque disparu, s’évaporant pour ne pas faire d’ombre à ce prodige. Seule demeure la plage peuplée de familles cosmopolites et bourgeoises, dont les heures sont rythmées par l’appel lancinant de la mère inquiète à son feu-follet de fils : « Adgio, Adgio ». Mais Aschenbach reste un artiste : la proximité avec Tadzio l’occupe « d’idées abstraites, métaphysiques ; sa pensée [cherche] le mystérieux rapport devant relier le particulier au général pour que naisse de l’humaine beauté ». Cet intérêt tout spirituel se teinte progressivement de sensualité ; ému par une voix à peine entendue, par de furtives images (il observe en se cachant, adoptant l’attitude d’un voyeur), le voyageur se désintéresse de tout autre sujet de curiosité, perdant progressivement conscience du monde qui l’entoure. Il oublie la malhonnêteté du gondolier ; il ne sent plus les fétides effluves de la lagune mortifère mais magnifiée par la présence du garçon ; il ne réalise pas immédiatement la fuite des touristes chassés par la peur du choléra. Le « souffle du mal » est sur lui, mais il ne s’en rend pas compte !

Visconti filme à merveille les poursuites dans les ruelles vénitiennes qui n’ont d’autre intérêt pour Aschenbach que de répercuter le bruit du pas de Tadzio : le décor que l’on espérait stupéfiant de beauté se révèle sale, sinistre même, les seules taches de couleur provenant des affiches de mise en garde placardées sur les murs lépreux. Venise a disparu, s’effaçant devant le jeune homme, sa gloire n’existe plus, mais l’artiste n’en a cure dans sa poursuite de l’humaine beauté. La vulgarité des personnages de rencontre crée un contraste saisissant avec la perfection physique de Tadzio.
L’univers peut pourrir, s’écrouler, disparaître : pour Aschenbach, seul existe encore cette méditation socratique sur l’Eros charnel et l’Eros spirituel…Thanatos, certes, est tout proche. Cette idée parcourt à la fois la nouvelle et le film. D’ailleurs, Thomas Mann, en commençant ce récit, dit s’être inspiré de la passion presque grotesque d’un Goethe septuagénaire pour une jeune fille de dix-sept ans. La beauté et la mort qui approche ne font pas bon ménage. Mais qu’importe l’âge ! Visconti rappelle en exergue de son film que Thomas Mann s’est également inspiré de Platen, poète allemand dont il appréciait particulièrement les vers :

« Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté
Est déjà livré à la mort,
N’est plus bon à rien sur terre
Et cependant il frémira devant la mort,
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté.

A jamais durera pour lui le mal d’aimer,
Car seul un insensé peut espérer sur terre
Ressentir un tel amour et le satisfaire.
Celui que transpercera la flèche de beauté,
A jamais durera pour lui le mal d’aimer.

Hélas, que ne peut-il tarir comme une source,
Humer dans chaque souffle aérien un poison,
Respirer la mort dans chaque pétale de fleur !
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté,
Hélas, que ne peut-il tarir comme une source ? »
Platen, Sonnets vénitiens.

Le temps s’est arrêté pour Gustav von Aschenbach ; la mélancolie du deuxième mouvement de la Cinquième Symphonie de Mahler opère ici un ralentissement, crée une plénitude éloignant Aschenbach du monde des humains pris dans la tourmente de la fuite. Il s’isole, renonçant à la vie, à sa personne même : sa pitoyable tentative de rajeunissement symbolise ce désir à la fois d’échapper au temps et de devenir autre. Mais la beauté le nargue ; la mort s’empare inéluctablement de lui, et son cadavre est emporté, ridicule poupée maquillée, image même de la décomposition.

Cette fin évoque Schopenhauer qui dissocie la contemplation du principe de raison :
« Lorsque, s'élevant par la force de l'intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire ; lorsqu'on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison les seules relations des objets entre entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c'est-à-dire lorsqu'on ne considère plus ni le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l'à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu'en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d'occuper la conscience, mais qu'au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l'intuition; lorsqu'on s'y engloutit tout entier et que l'on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d'un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu'on se perd dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c'est-à-dire du moment qu'on oublie son individu, sa volonté et qu'on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l'objet, de telle façon que tout se passe comme si l'objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu'il soit impossible de distinguer le sujet de l'intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive ; lorsque enfin l'objet s'affranchit de toute relation avec ce qui n'est pas lui et le sujet, de toute relation avec la volonté : alors, ce qui est ainsi connu, ce n'est plus la chose particulière en tant que particulière, c'est l'Idée, la forme éternelle, l'objectité immédiate de la volonté; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (car l'individu s'est anéanti dans cette contemplation même), c'est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps. » (Schopenhauer, Le Monde comme représentation et comme volonté, III, 34).

Dans cet affaissement du corps, dans le renoncement à la vie, Aschenbach, paradoxalement, se trouve grandi par son don total à la contemplation, son enveloppe charnelle subissant le même sort que la lagune, redevenant objet – l’esprit seul lui survivant, pour l'éternité.
Oeuvres consultées:
Thomas Mann, La mort à Venise (Fayard, 1971)
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (PUF, 1966)
Visconti, Mort à Venise, 1971