mercredi 26 août 2009

Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (1655)



En quoi une œuvre picturale peut-elle totalement bouleverser celui qui la contemple ? En arpentant les galeries d’un musée, l’on peut se considérer simple promeneur dans un bel environnement ; ou alors, méthodiquement, s’attarder devant chaque œuvre – plus encore si l’on s’est procuré le guide audio presque systématiquement proposé à l’entrée ; l’on peut également opérer un choix prémédité en préparant sa visite. Mais il est possible aussi – et c’est ce que je préfère – se laisser séduire, appeler par les œuvres. Certains tableaux accrochent le regard, nous obligent à nous arrêter devant eux pour les détailler, entreprendre avec eux un dialogue à la fois sensuel et intellectuel. Il arrive alors de se laisser gagner par l’émotion, comme à l’écoute d’un concerto ou à la lecture d’un roman. Cependant, accepter d’être fragilisé par le tableau exposé est parfois difficile : le spectateur devient spectacle ; l’intimité avec l’œuvre ne peut exister que dans des conditions trop rarement réunies.
Lorsque je me rends au musée du Louvre, c’est en général par envie (besoin, presque) de me retrouver face à Bethsabée…
Cet attrait est presque inexplicable. Certes, il s’agit d’une toile relativement connue, dont le thème se réfère à un épisode célèbre de l’Ancien Testament. Une scène qui pourrait donc être convenue, Rembrandt n’étant pas le seul à avoir représenté ce sujet.
Sur une toile de grandes dimensions (un carré d’1m42x1m42), le corps dénudé d’une femme au bain, tenant dans sa main droite une lettre, se découpe sur un fond assez sombre et pourtant chaleureux par la richesse du tissu brodé d’or qui s’y expose. Assise sur un sofa d’un rouge éclatant mais qu’on devine à peine, elle s’appuie avec langueur sur un fin drap blanc. Ce corps définit dans l’espace pictural une diagonale qui sépare la toile en deux parties qui contrastent avec douceur : la partie gauche dans l’ombre, celle de droite toute de clarté. Un clair-obscur à la Rembrandt, donc… Oui et non.
En général, chez Rembrandt, cette technique (très utilisée à l’époque, depuis Le Caravage et La Tour) sert à mettre en évidence un visage (celui du philosophe, de Saskia, le sien même), un personnage dans une foule (effet utilisé pour les deux personnages au premier plan dans La Ronde de Nuit). Ici, c’est la nudité de Bethsabée qu’il magnifie. Or Rembrandt a peint peu de nus. Son époque est austère, les Pays-Bas se sont convertis au Protestantisme, et si les sujets bibliques (de l’Ancien Testament le plus souvent) sont appréciés, la peinture est plutôt intimiste.
Justement, dans cette œuvre, c’est l’idée d’intimité qui s’impose d’abord.
La jeune femme est à son bain, une servante à ses pieds, scène que nul regard extérieur ne devrait troubler. Elle est riche – c’est la femme d’Urie, général dans l’armée du roi David. Sa nudité révèle d’ailleurs son opulence, la blancheur du corps étant soulignée par les bijoux qu’elle porte : un bracelet au bras droit, un pendentif et des perles d’oreille. Sa chevelure luxuriante est à peine retenue, prête à s’échapper d’un entrelacs de ruban et de corail. Sa domestique lui essuie délicatement le pied, dans un geste habituel mais emprunt de respect. Mais les regards ne se croisent pas : chacune des femmes est seule, la servante à sa tâche, et Bethsabée à ses songes…
La lettre – un peu chiffonnée, qui semble avoir été lue et relue, occupe le centre de la toile. On devine que c’est son contenu qui suscite la rêverie. Le contemporain de Rembrandt, d’ailleurs, n’a aucun doute à ce sujet : il connaît l’histoire de David et Bethsabée. Le roi David, ayant aperçu Bethsabée au bain (déjà) et s’étant épris d’elle, la convoque par cette lettre à un rendez-vous qu’elle ne peut refuser mais qui fait d’elle une traîtresse. D’autres peintres ont déjà représenté cette scène, mais celui de Rembrandt, plus que tous les autres, fait de Bethsabée un personnage seul et poignant.

Ce corps représenté grandeur nature dégage une grande sensualité : chaque repli, chaque ombre, chaque nuance de chair semble avoir été peint avec amour. Rembrandt ne peut cacher l’amour qu’il éprouve pour son modèle, Hendrickje, sa compagne après la mort de sa femme Saskia qu’il a très souvent représentée elle aussi. Il connaît ce corps, le peint avec un érotisme plein de pureté. C’est sans doute ce paradoxe qui crée l’un des charmes du tableau. La peinture est ici matière, elle semble créer la respiration. Bethsabée – Hendrickje respire sous nos yeux, ou plutôt soupire, car à la sensualité de l’œuvre est étroitement associée la tristesse du regard que le corps ne peut démentir. Plus que ce corps pourtant exposé à la lumière, c’est le visage de Bethsabée qui attire notre attention. Jeune, beau, il est un peu penché, dans une attitude songeuse ou résignée.
A travers cette œuvre, Rembrandt peint le passage entre l’innocence et la trahison, le moment où la décision se prend, inéluctable. Bethsabée n’est pas encore coupable en acte, mais malgré elle sa trahison se projette dans cette toile. Le regret est perceptible –or un regret ne devrait s’éprouver qu’après… Une réflexion s’engage sur le temps qui change et parfois corrompt, sur le seuil que l’on franchit presque avant d’agir. Bethsabée est seule avec sa servante, mais elle ne s’appartient plus, elle est déjà dans le désir du roi, dans le projet de l’acte. Elle accepte son sort avec résignation : la fin du bonheur se lit ici, dans le contraste entre la décontraction du corps et la tristesse du regard.
Si Rembrandt saisit ce moment avec une telle intensité, une concentration du sentiment, une perfection dans l’harmonie des formes et des couleurs, c’est peut-être aussi que le thème le concerne. Non pas que Hendrickje s’apprête à le trahir – au contraire, elle a toujours été envers lui d’une fidélité indéfectible, s’arrangeant avec Titus, le fils, pour sauver Rembrandt de la ruine, et mourant avant lui, trop jeune. Mais l’on se demande si à travers ce tableau le peintre ne saisit pas l’idée même du passage, du changement insensible mais qui sépare les êtres… Bethsabée va trahir à contre cœur, Hendrickje, la jeune femme si fraîche qu’aime Rembrandt, mourra six ans après l’achèvement de la toile (et Rembrandt, très aimé, a déjà connu ce deuil avec la mort de sa femme Saskia). A-t-il conscience que son bonheur est menacé ? Le mot de mélancolie me vient ici : c’est ce que me suggère l’expression du visage de Bethsabée ; c’est-à-dire une tristesse, un regret de ce qui ne peut plus exister.

Hendrickje est au centre d'un beau travail de René Chabrière que vous pouvez consulter sur son blog.

mercredi 5 août 2009

Quoi de neuf à San Francisco...


(Photos personnelles : San Francisco, 25 juillet au 1er août 2009) : le cinéma du Castro ; vue de North Beach; graffiti à Ashbury/Haights ; cable car sur California Street ; site d'abandon d'enfant ; supporters des coureurs du marathon sur Divisadero Street ; Alamo Square.






























Posée en équilibre instable sur des collines escarpées au bord du Pacifique, San Francisco se construit en vagues successives, chacune mourant où l'autre commence. Imperceptiblement, le promeneur passe d'un quartier à l'autre, sans avoir conscience de franchir un seuil quelconque. Ainsi, l'Italie succède à la Chine, la Mission hispanique donne naissance au Castro, Alamo Square aux édifices presque victoriens (mais multicolores : la ville ne se renie jamais) accouche du Haight toujours hanté par les fantômes de Janis Joplin et de Jerry Garcia, Russian Hill débouche sur North Beach. Là, à l'intersection entre Columbus Avenue et Adler, on espère encore croiser Kerouac et Moriarty/Cassidy, Ginsberg, et tous les poètes de la Beat Generation... Les ruelles vertigineuses, parcourues par des cable cars s'annonçant par des grincements reconnaissables entre tous, évoquent le souvenir de Kim Nowak et de James Stewart : normal que Vertigo y ait trouvé son décor...
Rien ne s'étale; tout s'élève, s'effondre, serpente en dépit de la rigueur des lignes qui se coupent à angle droit. Les plans sont trompeurs: à la manière américaine, ils semblent établir un quadrillage serré et rectiligne que déjoue l'étrangeté du terrain. Pas de place ici pour l'horizon. Chaque rue suit son inclination naturelle, mettant muscles et freins à rude épreuve. Chaque ascension en annonce une autre, chaque sommet dévoile le prochain, dans un paysage mêlant intimement nature et humanité: le Golden Gate se perd toujours dans le brouillard.La seule frontière est celle de l'océan...
Etrangement, cette ville est fluide : tout y est mouvement, mais sans précipitation. Le touriste est chaleureusement abordé par l'habitant du quartier promenant son chien; dans les cable cars, véhicules antédiluviens que l'on croirait réservés aux touristes, mais qui transportent tout le monde, des vieillards parlent aux enfants. On croise dans les bus des personnages de Bukowski : cela n'étonne personne.
San Francisco, une utopie?
Creuset abolissant les différences et qui mêle les populations, lieu de toutes les libertés rejetant en apparence tous les stéréotypes américains – ici, le financial district occupe peu de place par rapport aux espaces verts et aux maisons basses – c'est une ville belle et attachante, rendant possible toutes les rencontres. Mais le voyageur attentif y sentira tout de même les ravages d'une société dont le dollar est une des valeurs essentielles. Les vagabonds n'y sont plus des poètes, on n'y croise plus de clochards célestes mais des vieux sans abri, des jeunes gens au visage marqué par la misère et la solitude, tous cherchant dans les caniveaux les mégots laissés par de plus chanceux qu'eux...

lundi 3 août 2009

Manie de la photographie


(Photo personnelle : Antelope Canyon, Page, Arizona, 23 juillet 2009)


Autrefois, les voyages formaient la jeunesse. Aujourd'hui, ils semblent surtout avoir pour fonction de créer du souvenir, un ensemble d' instantanés de mémoire que l'appareil photo, objet indispensable, permet de collecter, de concrétiser, de revivre, de brandir... Les chemins du monde sont peuplés de photographes dont l'espace s'organise par rapport à cet oeil électronique dont les avantages sont innombrables et qui tend à se substituer à notre véritable organe de la vue. Comme il existe des coups d'oeil discrets ou des regards appuyés, l'objet demeure furtif ou s'exhibe, jusqu'à devenir parfois un prolongement du corps presque phallique. L'importance de l'hommme se mesure parfois à l'aune de ce téléobjectif qu'il arbore fièrement, tel un viril ornement (rares sont les femmes à se parer de ces avantages...)
Mais plus que cette fonction d'apparat, l'appareil photo crée d'étranges rapports avec le temps et la mémoire.
Pourtquoi photographier?
Au tout début, la camera obscura des peintres permettait d'emprisonner une image de l'objet, de façon à jouer de ses dimensions, de la perspective, du fin et du flou. Puis est venu l'ère du daguerréotype : le temps de pause / pose était interminable – le modèle photographié devant conserver une cruelle immobilité pendant plusieurs minutes tout en donnant l'impression du vivant, de la capacité à se mettre en mouvement d'un moment à l'autre. L'instantané, lui, obéit à une logique inverse : il fige l'instant dans une tentation d'éternité. Là intervient la notion de souvenir : ce moment fugitif où j'ai éprouvé le bonheur, l'harmonie du monde autour de moi, je veux le conserver à tout jamais. La mémoire, qui jusqu'ici était difficilement controlable, devient alors manipulable puisque l'image photographique peut se substituer à l'image mentale que l'on se serait fait de cet instant du passé. Le cliché – au sens propre du terme – empêche alors le travail du souvenir, l'image envahissant l'espace de tous les autres sens. A tel point que parfois l'on croit se souvenir d'événements que l'on a à peine vécus... Le photographe cède ainsi à une obligation : fixer la mémoire. Il craint l'oubli, ne se fait plus confiance. En outre, le photographe ne prend plus le temps du recueillement, de la contemplation : un spectacle impressionnant l'incite à régler son appareil, à rechercher le meilleur angle plutôt qu'à s'imprégner du paysage. Il s'agit alors de rapporter des trophées de ses voyages : la photographie sera conservée, regardée, montrée. Photographier est un acte pour soi mais aussi à destination d'autrui. On se batit un passé tout en élaborant une image de soi pour les autres : je suis celui qui a vu!!!
Certaines photos réussissent cependant à restituer une partie de la magie du sujet. La photographie touche alors à l'art... Cette valeur artistique est parfois revendiquée, parfois contestée. En tant que reflet de la réalité, elle semble s'apparenter à la peinture figurative. (D'ailleurs, certains peintres, Utrillo par exemple, l'ont utilisée pour fixer les paysages qu'ils voulaient représenter). S'écartant du simple reportage, elle renie sa valeur documentaire pour devenir une oeuvre. Les musées d'art moderne offrent une place de plus en plus importante à ce mode d'expression. Au SFMoMa (musée d'art moderne de San Francisco), en ce moment, deux photographes sont à l'honneur. Robert Frank a parcouru le monde, l'Europe et le continent américain surtout, pour photographier des paysages mais essentiellement des êtres. D'ailleurs, l'une de ses oeuvres les plus importantes, The Americans (malheureusement disparue des librairies), associe ses clichés à des textes de Jack Kerouac. Le poète vagabond s'inspire ici non pas de ses propres expériences, mais de celles de Robert Frank, textes et photos s'éclairant l'un l'autre pour créer un objet d'art. Un étage au-dessus, une exposition de Richard Avedon témoigne d'une approche toute différente. Loin des instantanés, du “pris sur le vif” de Robert Frank (qui revendique pleinement cet aspect essentiel de son oeuvre : la photo qu'il avoue préférer est celle d'un couple à Alamo Square, San Francisco – l'homme l'ayant surpris lui jette un regard furieux exprimant un retentissant “f... you!”), Avedon choisit ses modèles, des célébrités le plus souvent, les fait poser dans ununivers factice – le studio – et joue des contrastes, du maquillage,de l'attitude corporelle demandée...Ces démarches opposées sont toutes deux considérées comme artistiques.
Mais revenons à nos photographes occasionnels. Sont-ils pour autant des artistes? Peu de personnes ont le talent de peindre, de composer, d'écrire... mais tout le monde photographie! A priori, le geste du photographe est simple, l'appareil prend en charge presque tout l'aspect technique, le photographe se contentant de choisir l'objet à photographier, le point de vue ou la focale. En réalité, c'est ce qui fait la différence : la qualité d'un cliché est fonction du regard porté sur le monde : on peut saisir un détail que d'autres n'ont pas vu, choisir un éclairage particulier, un angle original. Et lorsqu'il maîtrise la technique, le photographe peut également modifier les tirages à son gré, intégrer la photo à une autre forme artistique...
Au fond, la photographie possède un avantage extraordinaire : elle se révèle un art interactif qui tisse un lien entre le photographe et son sujet, humain ou non. Celui-ci intervient parfois spontanément pour transformer l'image de lui attendue : le ciel peut se voiler, l'animal s'enfuir soudain, l'enfant tirer la langue... Le modèle laisse son empreinte créatrice presque au même titre que le photographe.
PS : de mes vacances, je rapporte jusqu'à présent plus de ... 1000 photos (et ce n'est pas terminé). La photo noir et blanc est celle que j'évoque dans mon post : elle a été prise à San Francisco en 1956 et figure dans le livre disparu intitulé Les Américains.
PPS : sur la camera obscura, lire l'article de Daniel Arasse sur "Vermeer, fin et flou" (Histoires de peintures, Denoël, 2004).
Walter Benjamin, toujours lui, a écrit un texte important sur la photographie :”Petite histoire de la photographie”, in Oeuvres II, Folio essais, 2000 ( référence précise, je ne me déplace jamais sans un WB dans mes valises...), lecture qui sera complétée par un autre de ses textes : “L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique”, in Oeuvres III, toujours chez Folio.