vendredi 19 juin 2009

Route One USA




Pendant six mois, entre 1987 et 1988, Robert Kramer filme la Route One dont le goudron longe toute la côte Est des Etats-Unis, de la frontière canadienne à Key West en Floride. Cinéaste exilé depuis plus de dix ans en Europe, il renoue le contact avec son pays natal mais plutôt que d'arpenter seul cette route longue de 5000 kilomètres, il choisit de s'incarner en un personnage mi-réel, mi-fictif : Doc, interprété par Paul McIsaac.


Commence ainsi un périple au rythme lent, le cinéaste privilégiant les rencontres de hasard aux effets spectaculaires. L'Amérique se dévoile à nous comme nous ne l'avons jamais vue ou regardée. Il faut dire que Kramer est un auteur particulier, pour qui le cinéma se doit de témoigner pour l'humanité. La caméra est un prolongement de l'homme, un oeil et un cerveau. Les plans sont commentés par la voix de l'auteur, qui réagit à ce qu'il observe, interroge, échange des remarques avec Doc. On s'y perd un peu : qui parle? Est-ce Robert Kramer? Est-ce Doc ou Paul McIsaac? Personnes et personnage se mêlent, deviennent quasiment indistincts, d'autant que les deux hommes partagent visiblement des expériences communes, des sentiments semblables; tous deux sont extrêmement sensibles à la misère humaine, gourmands de rencontres. Mais le rêve américain a disparu. Les paysages sont souvent tristes; les forêts dévastées (le Walden de Thoreau n'y voudrait plus cheminer), les fleuves troublés, les maisons en ruines. De New York par exemple, on apercevra à peine les deux tours du World Trade Center, symbole du capitalisme triomphant : Kramer préfère nous conduire dans un centre médical où des enfants jouent, des travailleurs sociaux s'épuisent... Le dialogue de Doc avec ces enfants est effrayant: malgré leur candeur et leurs sourires, tous témoignent d'une réalité insoutenable - drogue, violence, misère... Au passage, Kramer et Doc auront croisé des chrétiens fanatisés par le télévangéliste Pat Robertson (alors en pleine campagne pour les élections présidentielles de 1988), dont le discours intolérant et la violence raciste se dissimulent derrière une voix douce et mesurée... Terrible!


Les banlieues américaines s'élèvent dans un abandon sinistre alors que les technocrates s'abritent dans leurs bureaux ultra-modernes. Les Etats-Unis semblent au bord de l'implosion, tant est considérable le fossé entre les différentes populations. Doc, de retour d'une longue mission humanitaire en Afrique, confesse que la misère lui paraît encore plus insupportable dans son pays d'origine. Son cheminement nous mène d'une "suburb" à une autre, jalonné de belles rencontres et de retrouvailles. Walt Whitman a déserté sa maison de Camden, mais Pat Reese, ami de Paul depuis la guerre du Vietnam, est là, diminué par un coup de feu mais toujours révolté par les manipulations de l'armée à Fort Bragg.


A ce moment, Doc n'a plus envie de voyager. Sa situation de témoin ne lui convient plus, il veut s'intégrer à un groupe, participer, nouer des relations durables. Les chemins de Kramer et de Paul McIsaac se séparent donc - mais ils se retrouveront à la fin du périple, à Miami. Doc était-il vraiment un personnage? Le spectateur en doute : il semblerait plutôt être un alter ego du cinéaste. D'ailleurs, Robert Kramer s'explique : "Quelque chose qui arrive à quelqu'un en un temps et un lieu particuliers devant un écran. Un événement singulier qui, comme une conversation,se passe dans les deux sens, et dont l'existence est confirmée par les traces qu'il laisse. Je rêve de cette relation. Je ferai tout mon possible pour qu'elle advienne: pour que le film se glisse en quelqu'un, de façon aussi dissimulée et inattendue que l'arrivée de l'amour ou du désir, comme un couteau, parfois. (...). J'ai été amené à croire qu'il était moins intéressant de raconter quelque chose à quelqu'un que de créer un espace où l'expérience puisse se partager". Le Doc se tient donc autant du côté du cinéaste que du spectateur. C'est à travers lui que cette expérience peut réellement se partager. Cette dualité - ou plutôt cette double incarnation - est inhérente au personnage dont on comprend finalement qu'il est une personne. Paul McIsaac joue à être le Doc, mais le Doc, c'est Paul McIsaac lui-même - ils se confondent par leur vécu, leurs expériences, leur vision du monde : seules quelques légères différences existent, qui sont soulignées par le caractère "joué" de quelques rares scènes.


L'on sort de ce film comme d'un long voyage... Si l'Amérique en est le sujet, il renvoie à la notion d'humanité. La route est jalonnée de souffrances, celles de Kramer et McIsaac qui ne parviennent plus à s'identifier à ce pays, et celles des inconnus rencontrés, américains de souche ou immigrés (je pense en particulier à cette femme du Salvador dont le visage souriant cache l'horreur de la torture subie devant ses enfants). Finalement, les Etats-Unis d'Amérique sont aussi démunis que les pays qu'ils font mine de vouloir sortir de leur misère. Ce douloureux constat s'accompagne pour les deux complices de la difficulté de trouver une place dans le monde.

mardi 16 juin 2009

Dostoïevski et Walter Benjamin : l'idée du personnage

(Photo personnelle : grès de la cathédrale de Strasbourg, avril 2009)


La question du roman sans personnages semble préoccuper nombre d’auteurs depuis un certain temps. Au XVIIIème siècle, Diderot conçoit les héros de son œuvre Jacques le Fataliste comme des êtres presque sans passé (Jacques a pour mission de raconter son passé, mais ne pourra jamais s'acquitter de cette tâche) - et sans avenir - placés en dehors de l’espace et du temps, totalement voués au passage, au verbe, mais dont l’évolution n’est pas saisissable. Des expériences – ou expérimentations – romanesques ont été menées, privilégiant par exemple le lieu sur lequel est porté un regard dont on ne saisit pas l’identité.
Traditionnellement, on considère le personnage de roman comme médium d’identification du lecteur ; pour qu’elle opère, encore faut-il que celui-là soit crédible, doté de caractéristiques sociales, psychologiques, d’une histoire (c’est-à-dire d’un passé), et plus étrangement, il semble que son existence de papier doive avoir du sens : ainsi, ses faits et gestes, ses motivations prennent une direction particulière qui permet au lecteur de saisir la portée de ce destin, de cette existence associée à une signification. La tentation est forte de considérer ces héros comme des êtres à part entière, de soumettre leurs pensées et agissements à l’analyse psychologique, faisant d’eux des personnes. Les auteurs d’ailleurs nous y encouragent souvent, adoptant à l’égard de leurs personnages une attitude affective, les évoquant comme ils le feraient d’un fils, d’un frère, d’une tante éloignée… On parle de la paternité d’un personnage : Flaubert est le père d’Emma Bovary (quand il n’est pas Emma elle-même – mais là, c’est lui qui s’amuse peut-être de nous) ; Proust semble se confondre avec Marcel… Or cette attitude se justifie-t-elle ? Elle a pour effet d’associer étroitement l’œuvre d’art à la vie réelle, chaque roman constituant alors une sorte de psychanalyse de son auteur. Cette approche appauvrit la puissance du roman.
Les lecteurs des romans de Dostoïevski sont nombreux à avoir emprunté cette voie, au risque d’oublier l’essentiel. Il suffit d’ailleurs de visionner les adaptations cinématographiques des Frères Karamazov pour découvrir qu’on n’y voit souvent qu’une sinistre affaire de famille mettant aux prises des « caractères » bien définis (le bon, la brute, le truand – respectivement Aliocha, Dimitri et Ivan !) Or, c’est se priver de bien des richesses que de se contenter d’une approche psychologique de l’œuvre. Si les romans de Dostoïevski nous marquent à ce point, c’est forcément qu’ils contiennent autre chose. Du coup, le personnage se lit au-delà de ses aspects purement humains.
Dans son article sur L’Idiot de Dostoïevski, Walter Benjamin nous propose une analyse lumineuse : selon lui, pour un écrivain nationaliste comme Dostoïevski, « l’humanité ne peut se développer qu’à travers le médium de la communauté populaire ». Du coup, « la psychologie des personnages de Dostoïevski n’est nullement le point de départ réel de l’écrivain. Elle n’est en quelque sorte que la sphère délicate où s’enflamme le gaz primitif de l’élément national, produisant au passage la pure humanité ». Tel un alchimiste avec ses composés , le romancier crée une conjonction entre le personnage et les événements : ce qui s’est produit avant ne compte pas, ce qui vient après n’a plus d’importance ou presque. Seul compte l’esprit qui s’en est dégagé. Tout est de l’ordre de l’immatériel – dissolution, rayonnement, ce qui interdit toute incarnation. L’existence du prince Mychkine est saisie en un temps donné, lors de ce séjour à Pavlovsk dont on ignore le motif ; ses relations avec les autres personnages, constituant pourtant l’essentiel de la narration, ne semblent mettre en évidence que son inexorable solitude. Pourtant, ce n’est pas le portrait d’un solitaire : il recherche la compagnie, noue avec les uns et les autres des relations amicales, intervient dans leurs projets, dispense ses conseils… « Si la vie du prince Mychkine se présente [ainsi] sous forme d’épisode, c’est seulement pour manifester l’immortalité de cette vie », explique Benjamin : « la vie immortelle est inoubliable, tel est le signe auquel nous la reconnaissons. C’est la vie qui, sans mémorial, sans souvenir, peut-être même sans témoignage, échapperait nécessairement à l’oubli ». Le personnage de roman, en tout cas chez Dostoïevski, serait donc une tentative pour placer la vie immortelle hors d’atteinte de l’oubli, lui conférant une puissance mystique. L’analyse que Benjamin propose de L’Idiot peut être généralisée à tous les grands romans de Dostoïevski. Dans Les Frères Karamazov par exemple, les personnages principaux (Aliocha, Ivan, Dimitri, et accessoirement Smerdiakov) vivent dans une tension créée par leurs retrouvailles. Frères, ils ont vécu dans des sphères séparées, et leur rencontre constitue le creuset de l’alchimiste, qui aboutit à une réaction sidérante pour chacun. Là aussi, le passé est presque nié : orphelins de mère (de deux mères différentes, seuls Ivan et Aliocha étant nés d’un même lit), ils ne peuvent trouver leurs racines que dans la terre – la terre russe. Dostoïevski évoque d’ailleurs très souvent la « Terre – Mère – Sainte Vierge » qu’il associe régulièrement à l’idée de la femme russe (voir son Journal d’un écrivain). Et naturellement, comme Walter Benjamin le remarque, ce sont ainsi les personnages d’enfants qui détiennent la puissance salvatrice : « le pur mot pour exprimer la vie en son immortalité, c’est « jeunesse » ». Mychkine est constamment entouré d’enfants, et Aliocha Karamazov, encore du côté des enfants lui-même, est le seul des frères à entrevoir un avenir. Mais l’œuvre de Dostoïevski, plutôt sombre, est emplie de personnages d’enfants brutalisés, violentés, malades – réminiscences de sa propre enfance, diraient certains commentateurs. En réalité, l’enfance, promesse d’immortalité, est aussi symbole de l’âme humaine contenue, bafouée, menacée, vouée à la destruction… L’univers de Dostoïevski peut ainsi se lire comme un monde portant en germe son propre salut, mais autodestructeur.

NB : les extraits cités proviennent tous de l’article de Walter Benjamin intitulé L’Idiot de Dostoïevski, écrit en 1917 et publié dans Œuvres I (Gallimard, Folio/Essais, 2000).
Mikhaïl Bakhtine propose une analyse assez proche de celle de Walter Benjamin dans Problèmes de la poétique de Dostoïevski, publié pour la première fois en 1929 et paru aux Editions L’Âge d’Homme en 1970 : « (…) le héros intéresse Dostoïevski en tant que point de vue particulier sur le monde et sur lui-même, en tant que position définissant la signification et la valeur de l’homme par rapport à lui-même et par rapport à la réalité qui l’entoure. L’important pour Dostoïevski n’est pas ce qu’est le héros dans le monde mais d’abord ce qu’est le monde pour le héros et ce qu’est celui-ci pour lui-même ».

mardi 2 juin 2009

La Nuit du Chasseur, par-delà le Bien et le Mal


Topos éternel de la littérature et du cinéma, la lutte du Bien et du Mal est le thème central du chef-d’œuvre de Charles Laughton, La Nuit du Chasseur. Ici, ce combat emprunte des voies étonnantes : le Mal en effet s’incarne en un pasteur, le révérend Powell, magnifiquement interprété par Robert Mitchum (probablement dans son plus beau rôle). L’ellipse initiale fait passer le spectateur de la découverte d’un meurtre par des enfants – du cadavre, nous ne verrons que les jambes, féminines – à un culte célébré par Powell, évoquant l’hystérie mystique des personnages de Flannery O’Connor. Le personnage se vêt d’une aura inquiétante. Dès lors, ses apparitions associent la Bible et le crime – mais l’Ancien Testament n’est-il pas empli de violence ? Le pasteur porte en lui le mal, même s’il se fait le chantre du bien, moyen qu’il utilise pour manipuler à loisir son entourage. Tous succombent, sauf un enfant, image du courage et de la stabilité dans cet univers tourmenté.
L’inquiétude est une des constantes du film. Elle imprègne de plus en plus profondément un univers pourtant paisible et beau : les paysages calmes, le soleil radieux du jour et les nuits étoilées devraient plutôt créer un cadre bienveillant. Mais la clarté de la lune qui baigne d’une douce lueur le coucher des enfants est violée par l’ombre du chasseur. Chaque moment, chaque objet possède une double valeur : la poupée recèle le trésor recherché par Powell. Objet transitionnel et rassurant, inséparable de la petite fille, elle est l’appât qui guide le prédateur. La pomme, fruit du péché, est offerte en réconfort, puis en témoignage de gratitude. La barque fuit, elle n’a pu être calfatée, mais procure le salut aux enfants fugitifs. Cette symbolique de l’ambivalence trouve son apogée sur le corps même de l’assassin, par les célèbres mots « HATE » et « LOVE» tatoués sur les mains de Powell. Celui-ci les utilise dans une grotesque pantomime représentant le combat du Bien et du Mal, dans lequel d’ailleurs le Bien a beaucoup de mal à l’emporter. L’hymne religieux lui-même, mélodie récurrente, se trouve chargé de menace, et signifie pour les enfants l’approche de l’ennemi.
La deuxième partie du film peut être considérée comme une course-poursuite d’une lenteur paradoxale. C’est au rythme du fleuve que les enfants tentent de s’éloigner de leur poursuivant juché sur un cheval de ferme et qui ne les suit que de loin, mais dont l’approche est inexorable. Le danger menace dans ce cadre idyllique aux eaux paisibles, aux rives accueillantes dont l’abri semble sûr mais se révèle fragile. L’œuvre se mue en « river movie » à la beauté fascinante, alternant les plans sur une nature splendide et sereine et sur les enfants endormis. Enfin, un havre : la maison où Miss Cooper – une Lilian Gish forte et touchante – recueille les enfants que le fleuve lui amène, telle la fille de Pharaon dans le livre de l’Exode. La religiosité dévoyée de Powell s’oppose à celle de la femme aimante et protectrice, à la fois mère et père pour ces enfants qui ont perdu un père assassin et une mère aveuglée les ayant tous les deux, à leur manière, soumis au danger. C’est d’elle que viendra le salut, dans un happy end peut-être trop moral mais rassurant. La religion est sauve !
Ainsi, la force de ce film magistral est de nous faire adopter une série de points de vue indéfendables. En effet, le père des enfants fait promettre à ceux-ci de cacher les dix mille dollars qu’il a volés au prix de deux vies, forfait pour lequel il est pendu : à aucun moment nous ne sommes tentés de lui reprocher de placer ses enfants dans une situation si périlleuse, et nous nous identifions à cette lutte pour le respect de la parole donnée incarnée par John, le petit garçon. Nous acceptons de même que seul cet enfant détienne la possibilité du salut. Aucun adulte n’est protecteur: la mère n’a pas su mettre ses enfants à l’abri, elle a introduit le loup dans la bergerie ; les voisins, pourtant bienveillants, se sont laissés manipuler par Powell, prenant son parti contre les deux orphelins ; oncle Birdie, le seul confident de John, est ivre lorsque celui-ci l’appelle au secours… Seule Miss Cooper leur vient en aide, mais son apparence est frêle, sa voix douce et son visage celui d’un vieil enfant. Les autres adultes, ceux qui ont côtoyé Powell, lui ont fait confiance et se sont laissés berner par lui au détriment de John et de Pearl, tentent, à la fin, alors que tout est consommé (le coupable a été condamné à mort), de prouver leur appartenance au monde du Bien, par une action immonde : le lynchage de Powell (dans une scène qui rappelle le Fury de Fritz Lang). Le garçon, lui, a refusé de dénoncer son bourreau… Final ambigu pour une œuvre riche, belle, émouvante et troublante.