Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

dimanche 16 mai 2010

Sébastien Doubinsky :Quién es?


« (…) – le poids du monde est le poids du réel – mon propre poids mesuré à l’aune des choses et des êtres qui partagent le même espace – et curieusement les pensées, les émotions, les mots ont aussi leur poids qui, microscopique, en s’ajoutant devient plus lourd que l’air et se dépose, comme de l’or qui se détache de la boue dans le tamis, au fond de notre conscience en pépites scintillantes – nous sommes notre propre poids plus ce poids fantôme, variable et infini qui nous habite – c’est peut-être cela que certains appellent « l’âme ». (Quién es ?, p.57)

   « There’s more about that killing than people known. » (William Henry Bonney) : ces vingt-et-uns morts dont William Bonney, alias Billy the Kid (deux noms parmi les quatre qu’il revendique),  se reconnaît responsable, sont à la fois présents et absents de ce livre mince, à la couverture d’un doré terni par le temps – telle cette pièce d’or au fond d’un ruisseau dont le scintillement se double et se trouble pour mieux nous perdre, fuyante comme le souvenir. Pourtant, ce beau roman embrasse toute une vie, une vie courte, certes, mais à la densité incroyable. Il n’est pas question ici de révéler une histoire, mais une existence, une façon d’être au monde, de s’y inscrire en choisissant un début, et peut-être une fin…
   Quién es ? n’est pas une biographie, au sens que l’on donne habituellement à ce mot. Mieux que toute tentative de reconstruction d’un parcours avec ses incidents, ses anecdotes, le livre s’ancre dans une conscience – celle de Billy the Kid : un personnage au visage familier, héros de nombreuses œuvres littéraires et surtout cinématographiques, dont le destin semble rythmé par les coups de feu, les escarmouches, les fanfaronnades, les provocations adolescentes, comme dans Le Gaucher d’Arthur Penn avec Paul Newman, ou comme dans Pat Garrett & Billy the Kid de Sam Peckinpah avec  Kris Kristofferson et James Coburn. La grâce de Newman et Kristofferson écarte un temps la menace qui pèse sur leur personnage, mu par une sorte de fièvre joyeuse, d’inconscience juvénile. Le Billy de Sébastien Doubinsky, lui, s’interroge sur la signification de son existence, et, surtout, veut endosser toutes les responsabilités, assumer tous les choix qui le conduisent à sa fin. Surtout, ne pas être « un tumbleweed desséché », une plante privée de racines et soumise aux caprices du vent. Ainsi, il s’agit de choisir « un début » à cette existence, car c’est le seul moyen de lui donner un sens.
   Billy, ce garçon d’une vingtaine d’années qui n’ignore rien de sa destinée, choisit de se raconter librement, dans un monologue qui suit les méandres du souvenir mais surtout les inflexions d’une pensée mûre et profonde, celle d’un être jeune qui va mourir et qui, de ce fait, est capable de rapprocher le commencement et la fin. Le récit de Sébastien Doubinsky, profond et beau, s’adapte à chaque détour, à chaque hésitation, regret, repentir, rêverie, organisant progressivement le sens de cette existence en même temps que Billy le découvre. L’écriture à la fois limpide et travaillée adopte le mouvement d’une conscience, avec ses élans, ses silences, dans un stream of consciousness sculpté, scandé par paragraphes – longues phrases allégées ou alourdies de silences. A qui Billy s’adresse-t-il ? Le roman finit par nous le dévoiler dans une révélation qui rend le destin du héros encore plus poignant.
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J'ai découvert ce roman magnifique grâce à Eric Bonnargent, qui en a fait une très belle critique sur son site Bartleby les yeux ouverts. Je vous invite à la lire d'urgence : elle est bien plus construite, plus riche et plus intéressante que la mienne, qui ne se veut qu'une incitation (insistante) à la lecture du roman de Sébastien Doubinsky!!!
Profitez-en aussi pour parcourir les autres articles de Bartleby, mais gare! Ils déclenchent chez moi des frénésies d'achats de livres...

Sébastien Doubinsky, Quién es? (Editions Joelle Losfeld, Gallimard, 2010)

mercredi 28 avril 2010

Roberto Bolaño : rencontres

Washington, National Gallery of Art (photo personnelle, août 2009)
«  Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent » (Borges, in Fictions)
« 1er janvier
Aujourd’hui je me suis rendu compte que ce que j’ai écrit hier en réalité je l’ai écrit aujourd’hui : tout ce qui concerne le 31 décembre, je l’ai écrit le 1er janvier, c’est-à-dire aujourd’hui, et ce que j’ai écrit le 30 décembre, je l’ai écrit le 31, c’est-à-dire hier. Ce que j’écris aujourd’hui en réalité je l’écris demain, qui sera pour moi aujourd’hui et hier, et aussi d’une certaine manière demain : un jour invisible. Mais sans exagérer. » (Juan García Madero, dans le dernier chapitre  des Détectives sauvages de Roberto Bolaño).

   Entrer dans l’œuvre de Roberto Bolaño comporte un risque : celui de s’y plonger sans refaire surface, s’y perdre, s’y noyer…  Les portes en sont multiples, comme autant d’ouvertures pratiquées au périmètre d’un labyrinthe dont toutes les allées conduisent en un épicentre instable, aléatoire, se métamorphosant selon le sentier et le moment choisis. Plutôt que la métaphore borgésienne, Roberto Bolaño inscrit dans son œuvre ultime, 2666, celle de la bifurcata bifurcaria (déjà évoquée dans un précédent billet) aux tentacules ondoyants animés par les courants marins sensibles ou imperceptibles. Microscopiques déplacements, mouvements insaisissables, mais qui modifient toute perspective sur l’œuvre, toute interprétation univoque. Cependant, chaque roman entre en résonance avec les autres, par des lieux, des personnages-miroirs, des retrouvailles ménagées entre les protagonistes et le lecteur. Du coup, toute entrée se justifie, toute lecture appelle une relecture qui enrichit la précédente, dans une spirale de vie qui outrepasse toutes les limites. Une œuvre en liberté, en somme, dans laquelle le lecteur se trouvé happé, promené, détourné du chemin qu’il croyait avoir emprunté ; et pourtant, il n’est pas question de manipulation !
   Bolaño abolit les limites entre la fiction et le réel ; d’ailleurs, celles-ci existent-elles ? Plus que tout autre, il offre à travers ses œuvres un regard sur le monde dont l’origine est identifiable : il y est question de lui, de sa relation avec les êtres et les choses… sans aucun égocentrisme, pourtant : pour dire le monde ou du moins pour en évoquer les mystères, quel autre point de vue choisir que le sien ?  Au gré des pages, l’auteur se démultiplie, devenant Arturo Belano, B, et ses personnages, ses textes se font écho : « Ramírez Hoffmann, l’infâme » dont l’existence criminelle est évoquée dans un chapitre de La littérature nazie en Amérique se développe en Carlos Wieder, protagoniste, d’Etoile distante ; les quêtes des héros se répondent les unes aux autres : la recherche de Cesárea Tinajero dans Les détectives sauvages rappelle la poursuite d’Archimboldi dans 2666 ; le lecteur pris dans cette toile trouve des repères qui, progressivement, lui permettent de reconstruire le monde. D’ailleurs, si 2666 peut-être considéré comme l’aboutissement de cette œuvre profonde et tentaculaire, c’est aussi parce que s’y retrouvent tous les motifs inscrits dans cet édifice littéraire, construction  improbable mais qui se dévoile peu à peu comme Weltanschauung, avec ses constantes, ses caprices, ses bonheurs et son désespoir…
   Loin d’y perdre pied, le lecteur – plongeur y découvre petit à petit des écueils qui se feront refuge, des îlots où il peut s’abandonner à la rêverie ou à la réflexion, récifs dont le danger est tempéré par le rire, par la camaraderie qui s’instaure avec l’auteur. Des lieux récurrents organisent une géographie familière ; les étapes du périple de Belano -  Bolaño dessinent un itinéraire si complet qu’on y repère fatalement un terrain connu, une ville où l’on a séjourné. Le romancier – voyageur, poussé par la nécessité, rencontre son lecteur en des espaces communs qui facilitent l’identification.  L’étrangeté de ce monde, finalement, s’estompe pour laisser place à un univers que l’on peut s’approprier, où chacun peut trouver sa place. Cette écriture du déplacement définit sans doute un parcours qui croise celui de tout lecteur, au hasard de ses expériences réelles ou littéraires. Et parfois, au détour d’une page, le bonheur d’une expérience commune, la sensation que ce Bolaño, ce romancier chilien, n’est pas un étranger, qu’il a pu au cours de ses pérégrinations vivre des expériences semblables aux nôtres…
   Et, en effet, cette chronique m’est inspirée par une page lue hier, un passage de la nouvelle « Jours de 1978 » dans le recueil Des putains meurtrières : Bolaño – B y évoque ses rencontres avec U, un exilé chilien à Barcelone, comme lui, dont le désespoir l’attire. A l’expérience vécue se mêle l’expérience cinématographique : à cet homme dont il vient d’apprendre qu’il a tenté de se suicider le matin même, B  se met à raconter un film. « Dans son souvenir, ce film est marqué au fer rouge. Aujourd’hui encore il s’en souvient dans les plus petits détails. A cette époque-là, il venait de le voir, et son récit dut être donc, pour le moins, vivant. Le film raconte l’histoire d’un moine peintre d’icônes dans la Russie médiévale. A travers les paroles de B défilent les seigneurs féodaux, les popes, les paysans, les églises brûlées, les envies et l’ignorance, les fêtes et un fleuve dans la nuit, les doutes et le temps, la certitude de l’art, le sang qui est irrémédiable. Trois personnages apparaissent comme figures centrales, si ce n’est dans le film, du moins dans la narration que fait du  film russe ce Chilien dans une maison de Chiliens, en face d’un Chilien qui a raté son suicide, au cours d’une douce soirée de printemps à Barcelone : le premier personnage est le moine peintre ; le deuxième personnage est un poète satirique, en réalité une sorte de beatnik, un type misérable et plutôt ignorant, un bouffon, un Villon perdu dans les immensités de Russie que le moine, sans le vouloir, fait arrêter par les soldats ; le troisième personnage est un adolescent, le fils d’un fondeur de cloches, qui après une épidémie affirme avoir hérité des secrets paternels dans cet art difficile. Le moine est un artiste intégral et intègre. Le poète vagabond est un bouffon, mais sur son visage se concentrent toute la fragilité et la douleur du monde. L’adolescent fondeur de cloches est Rimbaud, c’est-à-dire c’est l’orphelin. (…)
  Et enfin arrive le grand jour. Ils lèvent la cloche. Tout le monde se réunit autour de l’échafaudage en bois auquel elle pend et d’où on la fera tinter pour la première fois. Le village entier est sorti de l’autre côté de la muraille. Le seigneur féodal et ses nobles et même un jeune ambassadeur italien, qui trouve  que les Russes sont des sauvages, attendent. On fait sonner la cloche. Le timbre est parfait. La cloche ne se fêle pas, le son ne s’éteint pas. Tout le monde félicite le seigneur féodal, même l’Italien. Le village est en fête.
   Quand tout est fini, sur ce qui était auparavant une fête populaire, et est maintenant un grand espace couvert de détritus, il ne reste que deux personnes auprès de la fonderie abandonnée, l’adolescent et le moine. L’adolescent est assis par terre, et pleure comme une fontaine. Le moine est debout auprès de lui et l’observe. L’adolescent regarde le moine et lui dit que son père, ce cochon d’ivrogne, ne lui a jamais appris l’art de la fonte des cloches, qu’il a préféré mourir en emportant le secret avec lui, que, lui, avait appris seul en le regardant. Et ensuite il se remet à pleurer. Alors le moine se baisse, et, rompant un vœu de silence qu’il avait juré de respecter toute sa vie, lui dit : Viens avec moi au monastère, moi je recommencerai à peindre et toi tu feras des cloches pour les églises, ne pleure plus.
   Et c’est là que finit le film. » (« Jours de 1978 », in Des putains meurtrières)
   Ainsi, au détour d’une page, s’inscrit une expérience commune, un moment partagé à distance… Un monde semble séparer l’œuvre de Bolaño, écrivain chilien en exil, et Andrei Tarkovski ; et pourtant, ce récit limpide et touchant instaure entre eux un lien solide, dans l’idée que la transmission brisée peut être rétablie au gré d’une rencontre, d’un cheminement hasardeux, que le monde peut renaître après sa destruction, que de ses ruines ressurgiront un univers de beauté et d’harmonie… On imagine Bolaño ému devant l’écran sur lequel la caméra peint amoureusement les couleurs de la Trinité de Roublev, dans une douce extase de couleurs, paix ressuscitée, constellation recréée, galaxie à nouveau possible grâce au pouvoir de l’artiste. La quête n’aboutit pas toujours, mais son existence garantit la possibilité d’une cénesthésie harmonieuse…

Pour en savoir plus sur Roberto Bolaño, je vous renvoie aux excellents articles de Bartleby - Eric Bonnargent, que vous pourrez retrouver ici et , ainsi qu'à la magnifique revue Cyclocosmia III conçue par Antonio Werli et ses acolytes (dont Bartleby), que je vous conseille vivement d'acheter. D'ailleurs, le mot "rencontre" est un discret clin d'oeil à la belle soirée orchestrée par le sieur A. W. à Strasbourg le 20 avril, dans la librairie Chapitre 8.
Pour savoir pourquoi j'ai été tellement touchée par ces pages des Putains meurtrières, vous pouvez vous reporter à ma petite chronique du 7 novembre 2009 ici .
Les romans et nouvelles de Roberto Bolaño ont été publiés pour la plupart aux éditions Christian Bourgois (collection "Titres").

jeudi 15 avril 2010

Antoni Casa Ros, Enigma


« L’écriture est un fragment infime de l’errance » (Enigma, p.15)
« En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc. (…) » (Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan)

   L’univers d’Antoni Casas Ros se déploie sous le signe du mystère, de l’énigme revendiquée jusqu’au titre de ce dernier roman. Ses personnages, croisant leurs destinées à partir de rencontres fugaces et hasardeuses, y inscrivent une chorégraphie savante et désespérée. A l’épicentre de ce monde, les livres. Chacun des protagonistes entretient avec la littérature une relation particulière : Joaquim, universitaire, enseigne les lettres avec passion et douleur, conscient de n’être qu’un romancier médiocre mais exigeant, déçu par ces « auteurs criminels qui abandonnent ou laissent flotter leur héros dans l’incertitude » ; Zoé, son élève, brillante et brûlante, attirée par ce professeur d’exception, tentée par l’écriture romanesque, elle aussi ; Ricardo, tueur à gage et poète, dont chaque contrat a pour prélude la poésie ; Naoki, enfin, murée dans le silence, se refusant aux mots.
   Etoiles éparses d’une constellation, ils entretiennent chacun un singulier rapport avec le mot « Enigma ».  Naoki écoute rituellement, chaque jour, les Enigma Variations d’Elgar. Zoé veut en faire le titre de son roman. Ricardo a intitulé Enigma Variations son premier recueil de poèmes. Pour Joaquim, le mot « Enigma » désigne le « mal étrange, non répertorié par la psychiatrie », dont il souffre depuis toujours,  qui le pousse à détruire, dans les librairies qu’il visite, les livres des « écrivains les plus talentueux et les plus honnis ». Son désir est « que le public, pris d’une transe soudaine, se mette à les piétiner, à les réduire en lambeaux, en pâte à papier et qu’ils redeviennent des arbres, subitement, au cœur de Madrid, Paris, New York ou Mexico ». Ainsi, chaque personnage recèle une part d’ombre, un mystère dont il ne détient pas la clé , qui pousse Zoé à offrir son corps à la mer, sirène menacée de disparaître dans l’infini, qui enferme Naoki dans le mutisme et la culpabilité, qui conduit Ricardo à donner la mort sans état d’âme (ou presque), qui oblige Joaquim à mutiler les œuvres des romanciers qu’il admire…
   Le roman et ses personnages se placent sous le signe de la littérature, par de nombreuses et savantes références. Balzac et Barbey d’Aurevilly créent le lien qui se tisse entre Zoé et Joaquim : la jeune fille devient personnage pour son professeur, qui la nomme secrètement « Fulvia » d’après La fille aux yeux d’or ; son amour pour elle est décuplé par l’analyse qu’elle fait de la relation entre Tressignies et la duchesse d’Arcos dans La vengeance d’une femme. Ricardo renonce à son dernier contrat quand sa victime répond au poème de Machado qu’il lui offre par une œuvre de Clara Janés… Vila-Matas, Sade, Saramago, Lobos Antunes, Roberto Bolaňo se mêlent aux personnages du roman, dans lequel l’on croise aussi, discrète, la silhouette de l’auteur, Antoni Casas Ros. Nulle tentation, pourtant, de céder aux démons de l’autofiction : l’entrecroisement de la fiction et de la réalité a ici un tout autre effet, celui de donner corps à l’idée qu’entre un lecteur et l’œuvre qu’il lit se joue beaucoup plus qu’un simple divertissement. Les livres, en effet, ne nourrissent pas seulement l’imaginaire de ceux qui les ouvrent : ils inscrivent en eux une trace indélébile, un chemin vers le monde mais aussi vers soi, établissant un lien avec l’univers à travers l’espace et le temps. Ainsi, la lecture dilate l’espace intime, permet l’expansion du moi en harmonie –ou en dissonance – avec autrui, présent ici à travers les mots qu’il a assemblés. Cette voie, dans un rayonnement toujours plus intense, se déroule au hasard des lectures comme autant de rencontres pouvant influencer une existence, créant en chacun des bifurcations, des ramifications, reliant les étoiles de la constellation infinie de la littérature.

San Francisco, Japanese Garden (photo personnelle)

   Le lieu dans lequel se retrouvent les quatre personnages, une librairie (plaisamment nommée « Bartleby & Co » en hommage à Enrique Vila-Matas, dont le Voyage vertical subira un sort que je m’interdis de vous dévoiler, tout comme Etoile distante de Bolaňo), est symbolique : s’y trouvent réunis auteurs personnages et lecteurs, dans une belle confusion, un enchevêtrement équivoque de la fiction et du réel. D’autres lieux de Barcelone : un bar, le Volcano, la plage, la chambre en noir et blanc de Naoki, l’Onyx, un club privé aux règles déroutantes… Autant d’endroits privilégiant à la fois la rencontre et la révélation, car tous les personnages constituant ce quatuor épars se rejoignent pour accomplir leur destinée, dans une quête platonicienne de l’harmonie. A la symbiose des esprits répond le contact des peaux, des corps qui fusionnent dans une danse de vie et de mort, dans l’acceptation de soi et des autres. Et finalement, c’est le silence qui l’emporte, comme une nécessité vitale : « Nous demeurâmes silencieux. Cette intimité est rare. Les êtres ont toujours besoin de remplir le silence mais, entre nous, c’était une régénérescence de notre part intime » (p.208). De ce silence, de ce refus de communiquer par les mots, naît l’apaisement. Demeure tout de même une interrogation : l’amour absolu existe-t-il ? Peut-il survivre, à ce point d’incandescence ? Cette question consume Zoé, qui ne conçoit qu’une réponse : l’écriture. « En cheminant, je me demandais s’il y avait un substitut à l’amour des êtres. Pouvait-on sentir cette joie se déployer avec la même intensité en aimant la littérature, la musique, la poésie ? Pouvait-on brûler du même feu ? J’imaginais que seule la création pouvait procurer cette joie. Mais alors, pourquoi les mots ne sortaient-ils pas de moi comme ma sève, comme mon sang ? » (p.209).
   La force de ce beau roman, au ton étrange, troublant, entrelaçant l’amour, la violence, la mort… et la littérature, est de nous mener sur la voie de cette réflexion ouverte, Antoni Casas Ros ne nous imposant aucune solution, nous plaçant dans la situation de ses personnages qui s’interrogent jusqu’au bout.

Antoni Casas Ros, Enigma, Gallimard, 2010
Antoni Casas Ros a publié un autre très beau roman : Le théorème d’Almodovar (Gallimard, 2008, disponible en Folio), et un recueil de nouvelles qu’à ma grande honte je n’ai pas encore eu l’occasion de lire : Mort au Romantisme (Gallimard, 2009)

mardi 6 avril 2010

Heiner Müller, Philoctète : une tragédie du langage


« Crache donc ta compassion, elle a le goût du sang
Pas de place ici pour la vertu, et pas de temps non plus
Laisse tomber les dieux, tu vis avec des hommes
Des dieux, quand l’heure sera venue, apprends une autre musique » (Ulysse à Philoctète)

   En 409 avant Jésus-Christ, lors des premières représentations du Philoctète de Sophocle, les Athéniens ont conscience que les récits mythiques peuvent parfois refléter les conflits dans lesquels se trouve entraînée leur cité. En effet, la guerre de Troie, toile de fond sur laquelle se développe l’intrigue, résonne étrangement avec celle du Péloponnèse dans laquelle Athènes est impliquée depuis des décennies. La tragédie n’existe pas qu’en vertu des enseignements religieux qu’elle véhicule : elle est aussi le miroir des préoccupations politiques de la cité. Les hommes portent le fardeau des fautes commises par leurs ancêtres, sous le regard des dieux qui les manipulent, les perdent ou les sauvent. L’idée de responsabilité individuelle s’y trouve diluée, diminuée par l’influence de ces instances qui inscrivent l’existence humaine dans un destin. Sophocle se distingue de ses prédécesseurs par l’importance qu’il  concède aux aspects psychologiques, sans toutefois se défaire de l’omnipotence divine. Dans son Philoctète, étrangement, le dieu joue un rôle salvateur, Héraclès intervenant comme un deus ex machina pour extraire les trois protagonistes de la situation inextricable dans laquelle ils se trouvent en obligeant le personnage éponyme à rejoindre les rangs des Grecs contre les Troyens.
   Pas de dieu dans la pièce de Heiner Müller. Fidèle à la trame tissée par Sophocle, il met en scène trois Grecs, Ulysse, Philoctète et Néoptolème (mieux connu du lecteur sous son autre identité : Pyrrhus) réunis en un lieu clos, l’île de Lemnos, où Philoctète a été abandonné dix ans auparavant par ses compagnons, car ses cris de douleur et la puanteur qui se dégage de la blessure qu’il a au pied indisposent les autres passagers du navire à destination de Troie. Ulysse et Néoptolème le retrouvent dans son exil forcé pour obtenir de lui son arc infaillible, confié par Héraclès, seule garantie du succès des Grecs contre les Troyens. Or, comment persuader Philoctète de rejoindre les rangs de ceux qui l’ont abandonné ? De la confrontation de ces trois personnages naît la tragédie.
                                                                     San Francisco Legion of Honor Museum (photo personnelle)
   L’hiver dernier, les représentations presque simultanées des deux versions, celle de Sophocle à l’Odéon avec Laurent Terzieff, et celle de Heiner Müller au théâtre des Abbesses (dans une mise en scène de Jean Jourdheuil, également traducteur de la pièce) a conduit les critiques à s’interroger sur la légitimité de la reprise d’un thème déjà traité par le théâtre antique. Or la version de Müller n’est pas une simple traduction actualisée, loin de là : il s’agit plutôt d’un  palimpseste,  « le résultat d’une opération étrange et remarquable de cannibalisme littéraire, de démontage, d’extraction et de réécriture » (Jean Jourdheuil, Préface à sa traduction de Philoctète de Heiner Müller). Cannibalisme justifié, s’appuyant sur l’expérience vécue par l’auteur. Heiner Müller, lorsqu’il écrit cette pièce (entre 1958 et 1964), est victime d’ostracisme dans son pays, la République Démocratique Allemande,  isolement renforcé par l’édification du Mur. Le prologue de la pièce, d’ailleurs, contient des allusions déguisées à la situation des Allemands de l’Est :
« Mesdames et Messieurs, ici et maintenant, pour une fois
Notre pièce se joue ailleurs et se joue autrefois.
Quand l’homme était pour l’homme un ennemi mortel
La vie un danger et le massacre usuel ».
C’est l’interprète de Philoctète, portant un masque de clown, qui prononce ces paroles ; à la fin du prologue, son masque enlevé fait apparaître une tête de mort. La satire et la comédie ne sont pas loin ici de la tragédie…  Se distinguant de la conception hégélienne de l’esthétique de la tragédie classique, selon laquelle la « collision » dont naît le tragique trouve son origine dans une violation – selon Hegel, la collision originelle du Philoctète de Sophocle réside dans la blessure infligée au héros grec, collision s’amplifiant dans le refus de Philoctète de livrer à Ulysse les flèches d’Héraclès -, Müller place dans le langage cette dimension tragique, se rapprochant ainsi de Hölderlin contre Hegel. S’il conserve de la pièce initiale les personnages, la situation et le sujet, il la traite plutôt en Lehrstück, au sens défini par Brecht et Walter Benjamin. « La pièce didactique [Lehrstück] est un cas particulier notamment parce que la pauvreté de son appareil simplifie et suggère le caractère interchangeable du public et des acteurs, des acteurs et du public » (Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » in Œuvres III). « L’action est modèle, pas histoire », écrit Müller dans Trois points sur Philoctète, « le modèle de Philoctète est déterminé par la structure de classe de la société représentée ». L’auteur refuse que sa pièce soit considérée une pièce communiste ; elle en est même le « négatif » (id.). Elle se déploie dans un « espace autre », au sens défini par Michel Foucault (Des espaces autres. Hétérotopies, in Dits et écrits, 1984).
   L’espace délimité par la pièce est insulaire. Philoctète est captif de l’île de Lemnos sur laquelle il a été abandonné ; Ulysse, lui, a quitté son royaume d’Ithaque, île située en mer Ionienne ; quant à Néoptolème, il a été élevé sur l’île de Skyros (Scyros, dans le texte) : ainsi, chaque personnage s’inscrit dans une existence ilienne, chaque destin a pour cadre une île qu’il quitte, cherche à quitter ou à rejoindre… espace enclos, « univers raréfié », cerné par l’océan livré à la tempête, image du tumulte de la vie ! En ce microcosme de Scyros, seul a sa place le langage, qui caractérise les trois protagonistes (la pièce, en effet, compte trois héros, chacun développant sa propre relation à la langue, fondatrice de sa tragédie individuelle). Philoctète, en sa longue solitude, a presque oublié le langage humain. Sa parole est chargée de cris, de plaintes :
« (…)Langage qui m’a longtemps manqué.
Auquel  je dois le premier mot qui sortit de ma bouche,
Par lequel j’encourageais mes mille rameurs
Et guidais mille lances dans la bataille.
Que j’ai haï aussi longtemps qu’il m’a manqué. Et plus encore.
Longtemps je ne l’entendis que jailli de ma bouche
Cri arraché de mes dents par la douleur. »
De retour parmi les hommes, ses mots sont voués à exprimer sa haine avec une violence extrême. Sa parole est envahie par l’insulte (« chien »), ponctuée par l’évocation des vautours qui furent ses seuls compagnons, quoiqu’il éprouve une nostalgie de ces « sonorités qui [lui] étaient chères ». Mais il n’a pas perdu sa méfiance à l’égard des discours trompeurs des Grecs, dont il reconnaît un représentant en Néoptolème. Celui-ci, pourtant, entretient avec les mots une relation simple, univoque. C’est la vérité qui le conduit : Ulysse rencontre des difficultés en tentant de le faire entrer dans son jeu du mensonge. Pour lui, le langage est un outil au service de sa mission politique ; il n’en exclut pas l’invention : « Ici, pour aider, il faut mentir ». Ce pragmatisme le définit : il ne s’agit pas de mentir par perfidie, mais pour obtenir le succès, c’est-à-dire la reddition de Philoctète, hostile aux Grecs mais nécessaire à la réussite de leur entreprise.  Ulysse incarne la tragédie dans la mesure où son projet échoue, les mots étant déjoués par les actes, Néoptolème s’opposant à ce cynisme réaliste et opportuniste.
   Dans ce monde livré au chaos, tout espoir est vain ; l’individu, au service de la collectivité, est destitué de ses doits et de ses convictions, il s’efface au service d’une cause qui le dépasse, folie vouée à l’échec. Dans cette lutte inégale, le temps joue contre les hommes, « temps meurtrier, sans âge ». Seuls demeureront les vautours dont se nourrit le mourant et qui se repaissent de cadavres dans un cycle implacable. Nul homme ne peut échapper à ce cercle incarné dans l’île, ni Philoctète, ni Néoptolème, ni Ulysse. C’est ainsi que Heiner Müller refuse l’intervention du dieu, livrant aux hommes les clés de leur propre infortune, les laissant responsables de leurs actes et de leurs échecs. Tragédie renouvelée, sombre destin de l’humanité…
     

 Textes cités : 
Heiner Müller, Philoctète (traduction de Jean Jourdheuil, Les Editions de Minuit, 2009)
Sophocle, Philoctète (traduction de Jean Grosjean, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1967)
Hegel, Esthétique I, "De l'idéal du beau artistique" (traduction de Charles Bernard, Le Livre de Poche, 1997)
Walter Benjamin, "Qu'est-ce que le théâtre épique?" in Oeuvres III (traduction de Rainer Rochlitz, Gallimard, 2000)
Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies in Dits et écrits (Gallimard, 1984)

lundi 22 mars 2010

Perec (II), de l'oubli à la reconstruction...


« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre.» (Proust, Du côté de chez Swann)
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. » (Kafka, Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin, cité en exergue par Perec dans Un homme qui dort)
« Ah! Bartleby! Ah! Humanity! » (Melville, Bartleby the scrivener)

   La chambre d’Un homme qui dort, espace clos, prison, est aussi « le centre du monde ». Dans cette cellule se joue le mystère de l’isolement et du lien, expérience mystique engendrant une réflexion sur l’être au monde. Etrange roman où le personnage reste sans voix, dans l’expérience ultime du détachement, mais observé de l’extérieur, décrit à distance par une instance dont il serait l’interlocuteur. Expérience unique, mais qui semble s'inscrire dans une dynamique du langage fondant le moi dans l'autre, opérant simultanément le recentrage (le moi pris entre ces quatre murs si rapprochés se concentre, tente la mise à distance d'autrui) et la dissociation  du soi; pratique périlleuse mais qui semble s'imposer aux poètes du déplacement. Ainsi, Paul Celan, dans Louange du lointain, écrit :
     "Plus noir dans le noir je suis plus nu.
      Infidèle seulement je suis fidèle.
      Je suis tu quand je suis je." (Pavot et mémoire)
   L’univers de Perec est celui de la coupure, amnésie causée par le traumatisme originel de la séparation évoqué dans W ou le souvenir d’enfance, cicatrice à la lèvre constituant la trace d’un de ses rares éclairs de mémoire, un accident de ski pendant son séjour à Villars de Lans pendant l’occupation… Signe revendiqué, coupure qui relie Perec à son enfance, mais aussi au « Condottiere » d’Antonello de Messine dont le portrait se détache du blanc monacal de cette chambre dans le film de Perec et  Bernard Queysanne. La coupure crée le lien, avec le souvenir, avec Jacques Spiesser, l’acteur choisi pour représenter ce personnage indissociable de l’auteur : vu au Louvre et devenu le protagoniste du « premier roman (…) à peu près abouti » de Perec , « le Condottiere et sa cicatrice jouèrent également un rôle prépondérant dans Un homme qui dort (par exemple, p. 105 : « …le portrait incroyablement énergique d’un homme de la Renaissance, avec une toute petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, à gauche, c’est-à-dire à gauche pour lui, à droite pour toi… ») et jusque dans le film que j’en ai tiré avec Bernard Queysanne en 1973 et dont l’unique acteur, Jacques Spiesser, porte à la lèvre supérieure une cicatrice presque exactement identique à la mienne : c’était un simple hasard, mais il fut, pour moi, secrètement déterminant » (Perec, W ou le souvenir d’enfance, chapitre XXI). Ainsi, le romancier se trouve à la fois à la source et à l’aboutissement de l’œuvre, l’écriture constituant un moyen de se construire et de se trouver.
   Or, ici, la chambre presque vide pourrait figurer la mémoire presque vierge de Perec, appel du blanc de la page demandant à être noirci, vide à combler, récit originel à ressusciter. Au départ, le néant : les racines détruites doivent être recréées à partir du rien, œuvre d’une vie qui se voue à la construction d’un univers complexe, disparate en apparence mais fondamentalement harmonieux. En effet, si la chambre est le lieu de l’oubli volontaire, île déserte pénétrée tout de même par les bruits que l’on n’écoute pas, par la clarté du jour ou la pénombre, elle ne peut devenir hermétique au dehors. Le lien refusé s’impose, s’immisce, oblige l’homme à prendre position par rapport au monde, « parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de [sa] toile », puis, réintégré à l’univers, il n’est « plus l’inaccessible, le limpide, le transparent » (Un homme qui dort, section 7). L’imperméabilité au monde est impossible, le détachement ne peut durer, l’humanité reprend ses droits au moment où l’homme apprend qu’il n’est pas un personnage de tragédie : « Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger le pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur. » Un homme qui dort, section 13). Il n’y a pas de fatalité qui accable, et même l’oubli peut être combattu. L’amnésie conduit à la création, l’oubli du passé individuel reflétant peut-être celui des temps immémoriaux. L’œuvre littéraire doit se substituer à ce vide angoissant, créant le lien absent, fabriquant de la mémoire…
   De cendres et des ruines naissent le monde : le rêve suscite l’œuvre qui, née de l’inconscient, met au jour un univers cohérent où lieux réels et géographie imaginaire s’entrecroisent, personnes et personnages se réfléchissent, éclos du langage auquel on n’échappe pas. Un tissage serré unit ces deux mondes : la fiction olympique de l’enfance, W, trouve un écho dans l’univers concentrationnaire qui a vu mourir Cyrla Schulevitz Perec, mère de l’auteur ; un monde se peuple de figures récurrentes, comme des témoins d’une reconstruction : Gaspard Winckler, narrateur-protagoniste de W, découvrant et explicitant ce monde qui bascule dans l’horreur des camps ,est aussi l’artisan magicien de La vie mode d’emploi ; des noms réapparaissent d’une œuvre à l’autre, Serge Valène, Simon Crubellier, indifféremment être ou lieux, repères en tout cas, témoins d’une cohérence et d’une unité. L’écrivain ne se refuse pas au monde, au contraire : il en est le démiurge, refusant pourtant la toute-puissance, mais utilisant ses pouvoirs pour trouver sa place dans l’humanité. Il est celui à qui vient s’offrir le monde, comme l’écrit Kafka, dont l’existence s’achève au départ de celle de Perec dans une étrange coïncidence – si la famille de Kafka périt dans les camps, rompant définitivement avec le monde, catastrophe brisant une continuité logique, celle de Perec, par sa disparition, fait naître l’œuvre. Dans les deux cas perdure la création : le roman ne peut être tenu à distance du monde, au contraire, il en maintient la cohésion, maître du temps plus que les personnages qu’il déploie. A la source de la création, ce rêve de l’homme qui dort, qui réorganise inlassablement « les fissures du plafond » en un labyrinthe à l’image du monde. « La conjonction des ombres et des taches et les variations d’accommodation et d’orientation produisent sans effort, lentement, des dizaines de formes  naissantes, organisations fragiles que tu ne peux saisir qu’un instant, les arrêtant sur un nom : vigne, virus, ville, village, visage, avant qu’elles ne se disloquent et que tout ne recommence : l’apparition d’un geste, d’un mouvement, d’une silhouette, ébauche de signe vide que tu laisses grandir, hasard qui se précise : un œil qui te fixe, un homme qui dort, un remous, léger balancement de voiliers, bout d’arbre, rameau explosé, préservé, retrouvé, de l’intérieur duquel émerge en se précisant point par point l’amorce encore d’un visage, à peine différent de l’autre tout à l’heure, plus sombre peut-être, ou plus attentif, visage en suspens où tu cherches sans les voir les oreilles, les yeux, le cou, un front, ne retenant, ne retrouvant, pour les perdre aussitôt, que l’empreinte d’un sourire ambigu, l’ombre d’une narine, que peut-être prolonge la trace - infamante ou glorieuse, qui sait ? – d’une cicatrice." (Un homme qui dort, section 7)
    Le dormeur se mue en écrivain, dans l’élan d’une « poétique de la rêverie » élaborant le lien perdu entre mémoire et oubli, passé et avenir, vacuité et totalité…

lundi 15 mars 2010

Espaces de Perec


« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (mon père l’aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts… » (Perec, Espèces d’espaces, 1974)

   De la page immaculée, étincelante d’absence et de vide, un monde peut-il naître ? L’œuvre de Georges Perec, dans sa dimension protéiforme, à la fois jeu, recherche, calcul, réflexion, construction, interroge la « blancheur rigide » de la feuille (Mallarmé, Un coup de dé), marquant cette pureté abstraite et froide d’une empreinte travaillée, quête d’espace, de temps, d’origine, source de vie…
   En effet, l’existence de Perec semble se greffer sur le néant de l’oubli destructeur. Point de souvenir d’enfance qui viendrait orienter une destinée : ni passé, ni commencement hors de la mémoire d’autrui, les maigres papiers retrouvés n’offrant que peu d’appui à un enracinement ; à cette absence, quelle réponse donner, sinon la littérature ? W ou le souvenir d’enfance, publié en 1975, rend compte de cette recherche désespérée. Perec y entrelace la fiction, seul souvenir gardé de son enfance – un roman écrit à l’âge de douze ans, à l’analyse de documents restés dans les annales familiales, qui lui permettent de se reconstruire un passé. Seule l’écriture peut se substituer à cette mémoire effacée. « Je n’ai pas de souvenir d’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, ma mémoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six (…) Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidente apparence, son innocence me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ? » (W ou le souvenir d’enfance, chapitre II). La fiction imaginée par l’enfant se développe en un lieu soigneusement défini, utopie au début, univers de plus en plus angoissant, qui évoque progressivement, sans que l’enfant auteur en ait conscience, les camps d’extermination où sa mère a disparu. Fiction et réalité se rejoignent tragiquement dans un espace littéraire recréé par Perec adulte, offrant une sortie au labyrinthe de la mémoire, mais pour faire face à l’horreur du monde : « Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… » (op. cit., chapitre XXXVI). C’est en lisant L’univers concentrationnaire de David Rousset que Perec comprend l’étrange concordance entre le lieu imaginaire et l’espace réel qui a vu mourir sa mère. Le lieu garde la mémoire des corps invisibles qui l’ont peuplé ; sa création ressuscite le souvenir.
   Le roman devient alors l’espace de tous les possibles, fondement de toute vie, celle-ci se développant à la fois dans le réel et dans le fantasme. Un lieu clos n’est plus une prison, mais une possibilité d’envol : la chambre d’Un homme qui dort devient le lieu du rêve, alternative à une réalité désolante. Cet espace s’organise à l’infini, jusqu’à épouser toutes les circonvolutions de l’imagination. L’immeuble situé 11, rue Simon-Crubellier, lieu rassemblant les nombreux personnages de La vie mode d’emploi, est clos, défini par sa façade, les parois qui séparent les appartements, les pièces ; son plan précis s’organise de façon méticuleuse, sans laisser la moindre place au hasard. Pourtant, il ouvre également un espace au voyage, une échappatoire à Bartlebooth (compromis entre le Bartleby de Melville qui refuse de quitter son bureau et Barnabooth, le voyageur du monde reflet du poète Valéry Larbaud). Les chemins qu’il  ménage sont innombrables malgré les contraintes imaginées par Perec. En effet, le roman (les romans, plutôt, puisque c’est au pluriel que le mot s’offre sur la page de garde) se développe selon une stratégie savante et de multiples trajets : chaque pièce de l’immeuble figure une case, constituant une sorte d’échiquier sur lequel se dessinerait la polygraphie du cavalier, le romancier s’interdisant de revenir une deuxième fois dans la même case. Roman des contraintes  dans sa structure, ses thèmes, les citations qu’il entrelace à son texte ( Belletto, Bellmer, Borges, Butor, (…) Freud, Kafka, Nabokov etc.) – au lecteur de les repérer, s’il le souhaite, défini par un cahier des charges très compliqué, La vie mode d’emploi propose d’innombrables pistes, de la plus directe à la plus complexe, multipliant à l’infini les lectures envisageables… Puzzle ou labyrinthe, il se construit et se dérobe, monde de papier se dévoilant à l’envi.
   L’œuvre de Perec, savante et limpide, se joue de toutes les limites, se soustrait à toute catégorie, ouvre des perspectives insoupçonnées à chaque lecture, sans jamais enfermer le lecteur, passant de la tragédie au burlesque, miroir du monde né du drame mais aussi de la fantaisie d’un auteur qui fusionne noirceur et légèreté. Comme Bartlebooth reconstituant ses puzzles, le lecteur éprouve parfois un état de grâce, « la sensation d’être un voyant : il [perçoit] tout, [comprend] tout, il [pourrait] voir l’herbe pousser, la foudre frapper l’arbre, l’érosion meuler les montagnes comme une pyramide très lentement usée par l’aile d’un oiseau qui l’effleure (…) » (chapitre LXX)

Oeuvres citées:
Un homme qui dort (Denoël, 1967)
Espèces d'espaces (Galilée, 1974)
W ou le souvenir d'enfance (Denoël, 1975)
La vie mode d'emploi (Hachette, 1978)

Voir aussi le remarquable travail de Marylin Rolland sur La vie mode d'emploi  et W ou le souvenir d'enfance ici ...

PS: merci à Frédérique de m'avoir mise en contact avec le travail de David Bellos, auteur d'une très intéressante biographie de Perec (que je n'ai pas, je n'ai donc pu la citer précisément):
David Bellos, Georges Perec, Une vie dans les mots (Seuil, 2002).

mercredi 10 mars 2010

Conrad au coeur des ténèbres



« Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres » (Baudelaire, Le Voyage)
« Je vis une étoile précipitée du ciel sur la terre.
Et il lui fut donné la clé du puits de l’abîme » (Apocalypse 9, 1)

   Au début de la quête, il y a le songe… Marlow, narrateur du Cœur de Ténèbres, rêve devant un vieux planisphère, dans un bureau poussiéreux ; mais le monde s’offre à lui comme un trésor à découvrir.  Le voyage, aventure vécue, n’est pas une métaphore pour Joseph Conrad ( ni pour Melville, Stevenson ou Jack London); chacun d’eux a mené une vie aventureuse avant de devenir écrivain. Un peu comme si ces pérégrinations réelles devaient immanquablement conduire à l’exploration de soi : le voyage se prolonge en odyssée intérieure, navigation orphique débouchant sur l’illumination … ou sur le naufrage ! L’on pense à la catastrophe qui clôt la poursuite insensée d’Achab, dont  Ishmaël, image du romancier enclose dans le livre, demeure un témoin, observateur – philosophe perché sur son mât, entre la surface étale et miroitante et l’infini du ciel qu’elle reflète ; postion incommode au demeurant, mais qui l’épargne du naufrage ultime. Devenir romancier plutôt qu’aventurier, c’est amorcer une seconde étape qui mène de l’expérience à la compréhension, inscrivant le vécu - voué à l’oubli - dans la mémoire de l’humanité toute entière.
   Marlow, celui qui donne naissance au récit, figure un double de l’écrivain. Le roman devient ainsi expédition dans ce vaste monde de papier , plus riche encore que le vrai, puisque entrelaçant le rêve au réel...  Mais s’aventurer en « terra incognita », c’est courir le risque de cette découverte qui peut se révéler un enfer ! Passer de la chambre au vaste monde (au contraire du géographe de Vermeer qui se détourne de la carte pour mieux rêver) constitue la promesse d’un danger.  La destination choisie ne se livre pas immédiatement : il faut emprunter des détours, des voies contournées, un navire, puis un rafiot, pour enfin parvenir … au point de départ. De la difficulté de prendre son envol ! Pour partir, il faut donc déjà s’éloigner, s’isoler, cheminer vers des contrées lointaines et exotiques, devenir l’ébauche d’un autre. Ainsi , Marlow, lorsqu’il rejoint le petit port fluvial, dernière étape avant l’embarquement pour le cœur des ténèbres, n’est déjà plus le « petit oiseau sans cervelle » fasciné par le long serpent du fleuve sur la carte. Au moment du départ, un instant de lucidité – ou une prémonition – lui fait comprendre « qu’au lieu de partir pour le cœur d’un continent », il est « sur le point de [s]’enfoncer au centre de la terre ».  A son arrivée en Afrique, une prémonition : il a le « pressentiment que sous l’aveuglant soleil de ce pays, [il va] apprendre à connaître un démon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci ». Ce démon se niche au cœur des ténèbres, celles de l’âme humaine.
   Le voyage sur le fleuve est une lente descente aux enfers. A son terme, la rencontre attendue avec Mr Kurtz – à qui Coppola a donné une figure saisissante, celui d’un Marlon Brando vieillissant et en proie à une folie étrange, car presque rationnelle, conclusion logique à un cheminement qui l’éloigne du monde civilisé. En effet, Apocalyse Now transpose la nouvelle de Conrad en d’autres temps et d’autres lieux (l’Afrique coloniale laissant place à la jungle cambodgienne), mais les univers se fondent, le cinéma donnant un visage à cette démence de l’humain en symbiose avec la sauvagerie du monde. Ce voyage constitue un retour vers l’état de nature, où l’homme, s’éloignant de la civilisation, se trouve diminué, amoindri, dépouillé de ce qui faisait sa grandeur. Se prenant pour Dieu, il est devenu un monstre, un ange déchu dont les entreprises célèbrent le mal absolu, la cruauté, la destruction, l’asservissement d’autrui…  jusqu’à la mort de soi. Le seuil entre l’humanité et la sauvagerie est imperceptible, surtout si celle-ci se pare des atours de la civilisation (par exemple, dans la conscience illusoire de sa propre supériorité), et Marlow ignore pourquoi il ne l’a pas franchi – peut-être par incapacité à mener jusqu’à son terme ce voyage intérieur. Sa fascination pour Kurtz survit à la catastrophe finale ; lucide, il comprend que cette dualité entre le bien et le mal est profonde et latente. Pour rester humain, peut-être faut-il renoncer au désir, rejoindre les cohortes de tous ceux qui se contentent d’un mode sans espoir…
   « Heart of darkness », titre de la nouvelle de Conrad, a longtemps été traduit par « Au cœur des ténèbres », ce qui ne laissait place qu’à une interprétation univoque. La nouvelle traduction ouvre le champ des possibles : le cœur des ténèbres n’est plus forcément une destination. Le puits de l’abîme s’ouvre en chacun de nous.

Joseph Conrad, Coeur des Ténèbres, traduction d'André Ruyters, in Nouvelles complètes (Gallimard, Quarto, 2003)


  

samedi 6 mars 2010

Ceci est mon sang...


   D’une blessure presque imperceptible, comme faite par une épingle à nourrice, le sang s’échappe, par gouttes odorantes qui appellent à la vie. Le flux se transporte dans le corps de l’autre, dans l’échange le plus intime du monde. Je te bois, tu m’absorbes…
   Le vampire, le monstre désiré, haï, craint, espéré, est l’autre et aussi moi-même. Sa séduction absolue s’exerce depuis moins longtemps qu’on ne le croit. S’il existe des allusions au vampirisme depuis l’Antiquité, cette créature est entrée en littérature au début du XIXème siècle, portée par les élans et le désespoir des Romantiques. Lord Ruthven précède Dracula de quelques dizaines d’années ; leurs existences encadrent ce siècle d’incertitudes, de changements politiques et sociaux, comme une sombre menace. En ces temps où le corps se dissimule encore, le vampire porte un regard sur l’enveloppe comme sur le fluide que personne d’autre ne voit, rosissant à peine l’épiderme, mais que lui, l’assoiffé, subodore, convoite, attire, déguste. Il fait exister l’être charnel en exigeant de lui le don total, l’annulation, la fusion intégrale. Le vampire de Polidori exerce une séduction énigmatique et glaçante. Son corps n’est pas décrit : tout au plus en distinguons-nous les contours, l’allure aristocratique, le regard de serpent. Sa fascination est inexplicable, et Aubrey, à la fois attiré et révulsé, se contente de le surveiller de loin, impuissant même à mettre en garde les victimes à venir. Lord Ruthven demeure dans la pénombre, comme si Polidori n’avait osé donner une consistance à cette idée de monstre. Mais ce qui se joue, c’est l’amour et la mort. Ruthven, incapable d’aimer, suscite l’amour ; incapable de vivre, il dispense la mort. Le choix de ses victimes n’est guidé que par une volonté d’avilir autrui, de le précipiter dans les abîmes du péché. Il ne choisit que des âmes pures qu’il corrompt à dessein, mais sans volupté apparente. Un vampire austère, si l’on veut.
   Le désir et le plaisir semblent pourtant indissociables du vampirisme. Carmilla, le vampire saphique de Le Fanu, en est l’illustration – une sorte d’anti-Ruthven : elle aime, d’un amour interdit puisque l’objet de son amour est Laura, qu’elle idolâtre, révère au point de ne plus la quitter. Les manifestations du vampirisme sont extérieures, marques étranges sur le corps, sensations mystérieuses ; Laura s’éteint pendant que croît l’amour de Carmilla. Etrange destin du vampire condamné à mourir ou à faire mourir d’amour…
   …Un amour total, puisque le vampire se concentre à la fois sur l’âme et sur le corps… Alors naît le fantasme ! Enveloppé d’une aura maléfique comme dans sa cape noire, le vampire s’installe pour longtemps dans l’imaginaire collectif. Dracula, ce monstre sans foi ni loi, condamné pour des actes barbares à ne pas mourir, n’engendre que peur et dégoût chez Bram Stoker. Placé dans une zone au dehors, extérieure à tout puisqu’elle n’est ni la vie, ni la mort, il cherche à attirer dans ce hors temps d’autres damnés pour peupler sa solitude. Dans le roman, Mina ne tombe pas sous le charme - d’ailleurs, le comte Dracula n’essaie pas de séduire, mais de piéger, comme un animal de proie. Et ses avatars sont nombreux : loup, créature simiesque, chauve-souris… Le monstre ne peut être tout à fait humain : il synthétise l’animalité de ceux qui ont été ses semblables, en joue, adapte ses formes à l’enjeu. Dracula, est celui qui, au-delà de l’humanité, de l’espace et du temps, se meut en liberté. Son corps se transforme, se déplace à volonté, libre de toute emprise. Cette totale indépendance fait de lui un monstre, puisque pour vivre il ne peut ni ne veut se conformer aux usages sociaux. Dracula comme figure de l’anarchie ? Peut-être pas, mais il porte en lui à la fois destruction et liberté.S’insinuant en ses victimes, il les laisse pantoises, comme après un viol. Le plaisir n’a pas été partagé, et ses assauts répétés détruisent l’âme et le corps. Du devenir de Lucy nous ne saurons rien, si ce n’est qu’elle a été vampirisée. L’idée de la voir monstre elle aussi est insupportable – Stoker nous évite la corruption absolue de cette jeune fille un peu trop sensuelle. 

   Mais le cinéma, lui, s’empare de cet aspect qu’il rend primordial ! Autant le roman suggère, autant le cinéma se doit de montrer. Le vampire, apparu si tardivement dans l’univers littéraire, s’impose immédiatement dans le septième art. Incarnation du Mal née de la semence de Bélial, corps voué à donner la mort, peste se diffusant perfidement dans un cortège de rats, pantin disgracieux et raide, le  Nosferatu de Murnau, dans son esthétique expressionniste, est peut-être repoussant, terrifiant, effrayant depuis l’ombre sur le mur blanc de ses doigts crochus, mais sa morsure est douce, presque un baiser… Sa main , quand il s’abreuve, repose délicatement sur le sein de la victime innocente qui s’offre en sacrifice, la caressant de son ombre malfaisante. Mort et désir sont ici confondus, et la proie se pâme de terreur mais aussi de plaisir. Le vampire sème l’effroi, mais sa séduction se fait de plus en plus grande, pour culminer, sans doute, avec le double visage du Dracula de Coppola. Vlad l’Empaleur est aussi Vladimir de Sakai ; il a choisit cette demi-vie ou cette demi-mort par fidélité à celle qu’il aime éperdument au-delà des siècles. Une damnation choisie, mais qui le rend plus humain que ses prédécesseurs. Mina ici est amoureuse du monstre, c’est certain, elle le préfère au fade Harker, son mari. Le monstre est capable d’aimer, de respecter celle qu’il a élue. Pour la préserver, il se nourrit d’autres proies. Lucy, qu’il a choisie pour épargner Mina, ne souffre pas ; Dracula s’abreuvant à son cou caresse son corps de son ombre, la mort qui s’avance s’annonçant par le plaisir.
   Le vampirisme s’érotise ; mais quoi de plus normal ? L’échange des fluides est le don absolu ; Mina offre son sang pour la vie de Dracula et celui-ci lui propose le sien en gage d’immortalité. Ici l’amour, un amour à la fois pur et charnel, ose braver la mort et briser les lois du destin: ce don réciproque est aussi un orgasme, petite mort mais promesse de vie, qu’on soit vampire ou pas ! Malgré la terreur qu’il inspire, le vampire porte en lui tout ce que le commun des mortels envie : immortalité, puissance, séduction. Il est à la fois la mort et la vie éternelle, l’âme et le sexe : une totalité ! Condamné par l’église à l’errance éternelle, il reproduit aussi la communion originelle, celle qui fonde le christianisme : « Buvez, ceci est mon sang »…
 NB: ce texte a d'abord été publié en décembre 2009 sur Strass de la philosophie . Je l'ai légèrement modifié après avoir revu le Nosferatu de Murnau.

dimanche 21 février 2010

Brian Evenson, Père des mensonges


« Bien et mal sont les préjugés de Dieu, disait le serpent ». (Nietzsche, Le Gai Savoir, III, 108)
« Dieu est mort ; mais tels sont les hommes qu’il y aura peut-être encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre… Et nous…, il faut encore que nous vainquions son ombre. » (Le Gai Savoir, III, 259)

   Père des mensongesFather of lies), dont la publication toute récente en français ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’un roman paru il y a une douzaine d’années aux Etats-Unis, bien avant Contagion et La confrérie des mutilés, pourrait, à un premier niveau, ne se lire que comme le récit – non linéaire et polyphonique – de crimes pédophiles commis dans l’Eglise, thème particulièrement en vogue ces derniers temps. Or, en donnant une voix au criminel, Brian Evenson n’inscrit pas son œuvre dans le sensationnel, mais engage une réflexion puissante sur la religion, le mal, la relation à la divinité ou au démon, et contraint le lecteur à se pencher sur sa propre perception du fait religieux. L’Eglise (ecclesia, assemblée) est le carcan qui emprisonne tous les personnages du roman (et qui n’est abandonné que lors d’un bref détour dans un autre univers oppressant, l’hôpital ), hiérarchisée selon un système rigoureux qui évoque l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, la secte mormone, de laquelle l’auteur s’est dissocié après y avoir grandi. Le protagoniste, Eldon Fochs, en est un dignitaire, un Doyen, amené par sa femme à consulter un psychothérapeute, qui lui aussi appartient à cette église. Il lui confesse d’étranges rêves pleins de violence et de fureur, et lui découvre indirectement son attirance pour de jeunes garçons qu’il éduque à la foi sanguiste .
   Le récit emprunte différents chemins et différentes voix : il débute par la correspondance entre Feshtig, le thérapeute, et son directeur, lui-même sous la pression des plus hauts dignitaires de la congrégation. Il importe à l’Eglise de faire obstacle à la révélation, le mal doit rester caché, tu ; la loi du silence bafoue le droit des victimes, faisant d’elles des coupables au besoin, pour protéger le criminel, non personnellement, mais en tant que représentant de cette église. Ensuite, le rapport de Feshtig nous propose une approche objective, mais nuancée d’humanité par l’inquiétude légitime du psychothérapeute. Puis la parole est donnée à Fochs lui-même, le criminel, parole multiple car l’homme se dit guidé par une voix incarnée en un « homme fait de souffle » qui l’incite à commettre sévices, viols et assassinats. Cette schizophrénie semble à la fois propre au personnage, mais aussi générée par le milieu dans lequel il exerce ses fonctions, puisque l’individu doit céder le pas à l’homme d’Eglise (Brian Evenson s’explique sur l’influence qu’a exercé sur lui l’œuvre de Deleuze et Guattari dans le remarquable entretien qu’a mené avec lui Eric Bonnargent – Bartleby, et que vous trouverez ICI).
   La structure narrative de l’œuvre est à la fois simple et rigoureuse, alternant les pressions ecclésiastiques, l’investigation psychique et le point de vue de Fochs. Le mot « anamnèse », qui introduit le rapport de Feshtig, est particulièrement intéressant, puisqu’il joint les différents niveaux de sens du récit : le plan philosophique et platonicien, l’anamnèse (ανάμνησις, action de rappeler le souvenir) étant le souvenir de l’idée de l’âme dans le ciel des idées, réminiscence nécessaire à l’incarnation de celle-ci ; le plan médical, l’anamnèse constituant le récit par le patient de ses antécédents médicaux et de ses symptômes – c’est la phase qui rassemble Festig et Fochs ; et surtout le plan religieux, l’anamnèse correspondant ici au rappel des souffrances et de la résurrection, au moment  de l’Eucharistie qui donne chair au Christ. Or, Fochs est sous l’emprise d’une voix intérieure,  ce fameux « homme fait de souffle », qu’il associe souvent au Christ, se dédouanant ainsi de l’horreur des actes commis : ils étaient justes, puisqu’inspirés par le Sauveur… Mais ses certitudes se fissurent parfois, et le doute s’installe : est-ce Dieu ou le diable ? Quelle que soit la réponse, l’Eglise choisit de protéger le criminel, dont le mensonge, bien qu’éventé, demeure la seule défense, acceptée malgré l’évidence. La parole a suffi à contredire les actes : cette prévalence du verbe n’est-elle pas le reflet des exigences de la foi ? La mise en cause de la croyance religieuse est violente et implacable : en son nom, tout est permis, y compris le pire, à condition qu’il reste inavoué. Evenson semble s’insinuer dans les pas de l’Insensé du Gai Savoir, reprenant à son compte cette question rhétorique : « Que sont donc encore les églises sinon les tombeaux et les monuments funèbres de Dieu ? » (III, 125).
   Mais au-delà de la question de Dieu, du bien et du mal s’insinue également l’énigme de l’Autre : qui est cet autre que je ne suis pas ? Ou alors, se peut-il qu’il ne soit qu’une émanation de moi ? Dans le roman, l’Autre est celui qui inspire à Fochs toutes ses exactions, et qu’il distingue de lui-même sans doute par incapacité à en assumer pleinement la responsabilité. S’opère alors une démultiplication de ses personnalités, qui prennent des visages insaisissables et non identifiables. Cependant, Fochs nie l’idée qu’il soit habité par d’autres : « Non, il n’y a personne de ce genre à l’intérieur de moi. » Le mal est donc parfaitement extériorisé, relégué hors du territoire de l’humain, presque. Il s’incarne en l’Autre impalpable,  prend souvent l’apparence d’un homme à la tête sanglante, mais se métamorphose selon les circonstances en vieillard, en malade à l’hôpital, en médecin… Impossible épiphanie ! Sans visage, il ne présente aucune possibilité de devenir un autrui absolu permettant l’existence d’un Moi – je ne puis être moi-même si l’autre n’a pas de visage reconnaissable et distinct du mien, je ne puis être libre : « Le visage où se présente l’Autre – absolument autre – ne nie pas le Même , ne le violente pas comme l’opinion ou l’autorité ou le surnaturel thaumaturgique. Il reste à la mesure de celui qui accueille, il reste terrestre. Cette présentation est la non-violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle appelle à la responsabilité et l’instaure. Non-violence, elle maintient cependant la pluralité du Même et de l’Autre. Elle est paix. » (Emmanuel Levinas, Totalité et infini, p.222).
   L’individu, renonçant à sa responsabilité, perd ainsi sa liberté, récupérée par l’institution religieuse. Le mal triomphe dans le silence imposé ; la vérité capitule devant le système ; l’homme n’est plus qu’un rouage dans le mécanisme qui s’apprête à le broyer…

PS: ce texte, légèrement modifié grâce à JCM, est paru sur son blog Strass de la philosophie, sous le titre "Autrement Autre..."

D'autres romans et nouvelles de Brian Evenson:
La confrérie des mutilés, Le Cherche Midi, Lot 49, 2008
                                           Vitrine à San Francisco, juillet 2009 (photo personnelle)
Inversion, Le Cherche Midi, Lot 49, 2006
Contagion, Le Cherche Midi, Lot 49, 2005



A propos de La Confrérie des mutilés (ou plutôt, de sa deuxième partie, Derniers jours, les deux romans, se faisant suite, publiés en français en un volume), je vous invite à lire la magnifique analyse de Marcel Inhoff sur son blog Shigekuni (en anglais) : Bloody Hell : Brian Evenson's "Last Days"
Et, toujours pour mes lecteurs anglophones, un entretien mené sur Bookbabble par François Monti (Fric Frac Club), Marcel Inhoff et d'autres...

lundi 15 février 2010

Leonard Michaels : Conteurs, menteurs / Sylvia



« Es-tu là, Dieu étoilé ? – Elle est affaiblie, la pluie fine qui avait brisé ma sérénité. » (Jack Kerouac,  Tristessa)
« Kafka imagine un homme, avec un trou à l’arrière du crâne. Le soleil brille à travers. L’homme en question se trouve dans l’incapacité d’y jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil. Kafka pourrait tout aussi bien parler du visage de cet homme. D’autres « le percent à jour ». La partie la plus publique, la plus confuse de son corps lui est invisible. En voilà un truisme ! Il faut toutefois être un génie pour affirmer que le visage, cette chose qui embrasse, éternue, sifflote et marmonne, est un trou plus intime que nos parties intimes. Alors on tourne le dos à cet horrible trou pour se réfugier dans l’aveuglement du quotidien, l’aveuglement face à ce visage aveugle. On veut allumer une cigarette ou se servir un verre. On veut passer un coup de fil. A qui ? On ne sait pas. Évidemment. On veut appeler son visage. Celui qu’on n’a jamais rencontré. Celui que l’on est. » (Leonard Michaels, « Journal » in Conteurs, menteurs)

   Dans cette constellation de la littérature américaine d’aujourd’hui, des étoiles naissent, d’autres meurent,  d’autres enfin naissent et meurent au même moment. Ainsi, le lecteur français découvre ces jours-ci l’œuvre inédite d’un auteur disparu en 2003 : Leonard Michaels. Ce malheureux décalage entre la naissance de l’œuvre et la certitude qu’elle est déjà inscrite dans une forme de passé, puisque Leonard Michaels n’écrira plus, ne poursuivra plus cette quête amorcée pour nous, est un symbole. Les deux livres publiés en janvier 2010, Conteurs, menteurs, et Sylvia, au-delà de leurs différences (Michaels s’y révèle un écrivain protéiforme), tracent les contours d’un auteur à la fois insaisissable et tout entier engagé dans son œuvre. La frontière entre fiction et réalité (ou vie réelle, devrais-je dire) tend à s’abolir ; les convergences abondent entre auteur et personnages, entre   Mildred ,  la  Sonny  du  Journal  et Sylvia. Errant dans les méandres de la fiction, s’essayant à tous les genres, tous les registres, Michaels est probablement à sa propre recherche, l’écriture lui offrant (ou lui fournissant) un moyen de tenter de se trouver.
   Conteurs, menteurs, recueil couvrant toute l’existence littéraire de Michaels, témoigne de cette diversité dans la constance. Constitué d’œuvres rassemblées après la mort de l’auteur, écrites de 1969 à 1997, il offre au lecteur une mosaïque composée d’éclats disparates, du désespoir à une amertume teintée de dérision, de la jubilation à la tristesse. Les personnages, en quête d’eux-mêmes sinon de reconnaissance, s’égarent souvent, se trompent de chemin, se trompent les uns les autres, pris dans un réseau de convenances, de conventions, d’aspirations sociales. La violence côtoie le luxe, et, finalement, les humains  diffèrent peu, d’un milieu à l’autre. Souvent, un personnage, une silhouette nous rappellent irrésistiblement l’auteur, jeune universitaire à la recherche d’un poste à sa mesure, et prêt pour l’obtenir à un certain nombre de compromissions. Parfois, Michaels abandonne la fiction pour l’autoportrait, dans le beau texte Dans les années cinquante par exemple, cascade d’évocations juxtaposées, sans lien apparent, mais qui finissent par reconstituer une image ou plutôt une essence (un peu à la manière de Perec dans Je me souviens) :
« (…) J’ai lié connaissance avec trente-cinq singes rhésus lors d’une expérience sur l’addiction des singes à la morphine. Pour eux, j’étais celui qui lavait leur merde à grande eau.
   Avec quatre autres étudiants, nous avons vécu chez un kiné nommé Leo.
   J’ai rencontré à Detroit un homme qui possédait une mitraillette ; il prétendait avoir touché Dutch Schultz. J’ai vu un film de gangsters qui prouvait que c’était faux.
   J’ai connu deux filles intelligentes, talentueuses, en bonne santé, belles, qui ont fini par se pendre. (…) »
Cette énumération paratactique, curieusement, crée une forme d’harmonie, comme la vie qui se dessine par le rapprochement d’instants, d’expériences, qui semblent dépourvus de liens mais qui finissent par donner un rythme à l’existence…
   Ce composite de recueils mêle à la fiction des portions de réel, des bribes d’autobiographie, mais aussi des souvenirs de lectures et d’événements historiques, souvent liés à la Shoah. On croise chez Michaels Dostoïevski (dans l’évocation de son simulacre d’exécution et l’influence qu’il a eue sur son œuvre), Byron (spectateur de la mise à mort de trois voleurs, « avec grandes terreurs et répugnance »), mais aussi Jaromir Hladik, personnage du Miracle secret de Borges, qui connaît l’extase dans une cellule où il a été placé après son arrestation par la Gestapo et sa condamnation à mort, Dieu lui accordant d’arrêter le temps pour finir son œuvre.

   Le rapport entre fiction et réalité est inversé dans Sylvia. Ce texte relativement court se joue des frontières habituelles et oscille entre le réel et l’imagination, qui est l’une des formes que pourrait prendre le souvenir. « Insaisissable est la vie et ce n’est que dans le souvenir qu’elle dévoile ses traits, une fois dans le non-être » (Adam Zagajewski, Palissade Marronniers Liseron Dieu) : c’est ainsi sous le signe fragile du souvenir que s’ouvre ce livre publié en 1990 par Leonard Michaels, et qui retrace les quatre années passées auprès de Sylvia Bloch, sa première femme, qui se donne la mort en 1964. En dévoilant son intimité avec Sylvia, en révélant leurs joies (de plus en plus fugaces) et leurs mésententes, suscitées le plus souvent par des crises de folie de la jeune femme, Leonard  tente à la fois de se jouer du temps, la plume ressuscitant la femme disparue et le jeune homme qu’il était, et d’alléger la culpabilité ressentie. Mais comprendre est impossible, les crises, les colères échappent à toute analyse. Cependant, le récit se charge d’émotion, malgré les trente années passées, le ressentiment, et le quotidien se mue en tragédie. Sylvia, incernable, passe du bonheur aux hurlements : « Je ne comprends pas pourquoi tu ne m’adores pas », dit-elle à son mari. La déesse souhaitée devient une furie, le suicide apparaissant comme l’ultime châtiment infligé à l’amant. De cette œuvre naissent cependant quelques images heureuses, et l’on y croise tout l’esprit des années 60 à New-York :  Lenny Bruce, Kerouac et Ginsberg, Ornette Coleman, R.D. Laing, on lit Sade, Nietzsche et Henry James.  Mais Sylvia s’étiole, choisissant de se laisser glisser dans un désespoir sans cause réelle, et tentant d’y entraîner Leonard. Le Dieu étoilé est absent, la pluie fine a définitivement brisé la sérénité de l’homme, et celui-ci cherche son propre visage, la rencontre avec lui-même, que seule l’écriture rend possible.