Anselm Kiefer, Tannhaüser

Anselm Kiefer, Tannhaüser
Musée Würth, Erstein, mai 2009 (photo personnelle)
Un seuil est inquiétant. Il matérialise une frontière, marque la séparation avec un ailleurs, lieu encore non pénétré, inconnu, menaçant ... mais si attrayant! La femme de Barbe-Bleue est prête à tout pour le franchir, consciente cependant du danger qui la guette.
Un seuil est une limite imperceptible: un pas, et l'on est déjà de l'autre côté. Être au seuil de la vieillesse, c'est flirter avec elle tout en espérant toujours rester du bon côté. Il y a des seuils qu'on voudrait des murailles...
Certains seuils pourtant sont franchis sans qu'on s'en aperçoive, tellement ils savent se faire discrets. Mais ceux-ci ont presque disparu: le seuil survit-il à son franchissement?
Zone de rencontre, le seuil est aussi ouverture: menant parfois vers l'inconnu, il permet le contact, rend proche ce qui semble ne pouvoir se toucher. Un seuil est un frôlement: d'ailleurs, comment définir ce qui appartient encore à la vie et ce qui est déjà la mort? Du seuil, un souffle nous parvient, on respire l'air d'ailleurs.La vie nous fait franchir des seuils, ou tout juste empiéter sur eux. Ils nous repoussent ou nous fascinent.
Les seuils organisent nos déplacement, nous attirent d'un monde à l'autre, séparations fictives ou dérisoires: on croyait être ici, on est au-delà.

mercredi 23 avril 2014

Paul Celan, Toujours-encore.





 Certes le poème - le poème aujourd'hui - se révèle, et cela ne tient, je pense, que de façon accessoire aux obstacles - qu'il ne faut pas minimiser - de son vocabulaire, à l'abrupt d'une syntaxe comme à un sentiment plus vif de l'ellipse - le poème se révèle, on ne peut en disconvenir, enclin forcément au mutisme.

   Il persiste - qu'on me passe, après tant de formulations extrêmes, celle-ci - le poème persiste aux confins de lui-même ; il se révoque, il se reporte sans relâche, afin de durer, de son Déjà-plus à son Toujours-encore.




   Ce Toujours-encore ne sera jamais cependant qu'un Parler.
   Non plus parole en soi que "concordance", je crois, fondée sur la parole uniquement. Mais parole délivrée, actualisée, sous le signe - radical - de telle individuation qu'avertie de ses bornes, comme de sa latitude, une parole impose.
   Ce Toujours-encore se découvre dans le seul poème de celui qui n'oublie pas qu'il parle dans l'angle d'inclinaison de son existence, dans l'angle d'inclinaison où créature s'énonce.
   Le poème serait dès lors - plus que jadis, ouvertement, parole d'un seul devenue figure, - et du plus intime de soi aspirant à une présence. Le poème est solitaire. Il est solitaire et sur le pas. Qui le trace s'avère à lui délié. 
   Mais le poème alors n'est-il pas manifeste ici, dans la rencontre déjà   - dans le secret de la Rencontre ?



   Le poème est tendu vers un autre, éprouve la nécessité d'un autre, une nécessité du vis-à-vis. Il le débusque sans trêve, s'articule allant à lui. Toute chose, tout être, comme il chemine vers l'autre, sera figure, pour le poème, de cet autre.
   Le poème, dans l'attention qu'il voue à l'objet de la rencontre - à ce détail, couleur, structure, coupe,qu'il restitue, ces "tressaillements", ces "allusions", n'est en rien tributaire, je crois, de quelque avance du regard rivalisant avec des appareils chaque jour plus perfectionnés - ou avalisant leur progrès - : son attention, ici, à travers nos dates que, toutes, il maintient, est une concentration plutôt. L'attention - je citerai, ici, volontiers, d'après l'essai de Walter Benjamin sur Kafka, un mot de Malebranche - "l'attention est la prière naturelle de l'âme".




   Le poème tend - dans quelles conditions ! - au poème de tel qui - à nouveau, et sans trêve - prend garde, fait face à ce qui apparaît, interroge et interpelle ce qui apparaît ; il devient dialogue - il est souvent dialogue éperdu.
   C'est dans l'espace d'un tel dialogue que la chose interpellée se constitue, qu'autour de moi qui l'interpelle et lui donne son nom, elle peut se rassembler. Mais convertie - du fait de cette dénomination - aussitôt en un toi, elle introduit dans la présence son altérité. Même dans cette présence, ici, du poème - le poème tient toujours dans cette présence ponctuelle, unique - dans sa proximité immédiate même, elle concède à l'autre une parcelle de sa vérité : le temps de l'autre.
   Nous sommes, pour peu qu'avec les choses s'anime ce lien de la parole, sur une interrogation toujours, quant à leur provenance et leur destination : sur une interrogation "ouverte à jamais", "ne parvenant jamais à fin", qui ne désigne que l'accès, vacance, libre étendue - nous sommes loin - dehors.



Paul Celan, Le Méridien, 1961 (discours prononcé à la réception du Prix Georg Büchner à Darmstadt, trois ans après le Discours de Brême), traduction André du Bouchet, Fata Morgana, 2008. P. 32-35.

Notule...

Non, ce blog n'est pas destiné à mourir. Il compte pour moi : je n'en suis pas particulièrement fière mais cet espace a été la source de très belles rencontres, de celles qui changent une vie.
J'ai déjà à l'idée mes prochaines chroniques : je ne sais quand elles verront le jour -rapidement, j'espère). Mais j'y laisserai aussi régulièrement une place pour les textes que j'aime. Soyons logiques : le texte est incomparablement plus important que sa critique.
Alors, à très bientôt...